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Full text of "Revue des deux mondes"

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r 


REVtrf 


DES 


DEUX    MONDES 


LXXVII*  ANNÉE.   -  CINQUIÈME  PÉRIODE 


► 


TOUS  ZXXIZ.  —  i*'  MAI  1907. 


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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


iiweiirm 


LXXVII»  ANNÉE.  —  CINQUIÈME  PÉRIODB 


TOME  TRENTE-NEUVIÈME 


PARIS 

BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE    PB    l'université,    15 

1907 


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l 


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L'ÉMIGRÉ 


(0 


QUATBliMB  PABTIB  (S) 


VII.   —  PORS  L  HONNEUH 

semaines  s'étaient  écoulées  depuis  que  le  jeune  homme 
lu  s'éloigner  dans  Tanlichambre  de  son  appartement 
du  chef  de  la  maison  de  Claviers-Grandchamp,  sans 
pelât  pour  lui  crier  la  vérité,  pour  empêcher  cette 
injustice  :  les  dettes  de  ses  imprudentes,  mais  géné« 
>  chevaleresques  prodigalités  payées  avec  l'argent  de 
5a  femme!  Landri  se  retrouvait,  après  ces  vingt-neuf 
nême  place  et  à  la  même  heure,  parmi  le  même  cadre 
ailiers  où  s'étaient  écoulés  ses  arrêts.  Il  était  libre 
.  Il  venait,  la  veille,  d'être  condamné  par  le  conseil 
le  Ghàlons,  à  quinze  jours  de  prison,  par  cinq  voix 
,  avec  le  bénéfice  de  la  loi  de  sursis.  Rentré  de  Châ- 
it-Mihiel,  il  avait  trouvé  chez  lui  un  communiqué 
signifiant  que  «  par  décision  présidentielle,  en  date  de 
ieutenant  de  Claviers-Grandchamp  était  mis  en  non- 
retrait  d'emploi.  »  C'était  le  véritable  «  ci-gît  »  du 
I  feuille  de  papier,  bien  plus  que  la  lettre  du  colonel, 
îtour  de  l'expédition  de  Hugueville.  Landri  l'avait 


d,  May  first,  nineteen  hundred  and  seven.  Privilège  of  copyright  in 
tes  reservedf  vnder  the  Act  approved  March  third,  nineteen  hundred 
>n-NoiiiTit  et  0\ 
Retme  du  15  mars  et  des  1*'  et  15  avril. 


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V  REVUE  DBS   DEUX  MONDES» 

froissée  et  jetée,  sans  plus  s'en  occuper.  Il  n'avait  d'attention  que 
pour  un  télégramme  qu'il  lisait  et  relisait  indéfiniment,  assis,  la 
tête  dans  sa  main,  —  à  la  même  table  et  dans  la  même  posture 
que  le  marquis  l'autre  jour,  —  tandis  que  son  valet  de  chambre 
et  son  ordonnance  allaient  et  venaient  dans  les  pièces,  occupés 
aux  malles.  Landri  rentrait  à  Paris  par  le  train  de  nuit.  Ce  télé- 
gramme dans  lequel  il  s'absorbait  ainsi  était  signé  du  maître 
d'hôtel  de  M.  de  Claviers.  C'était  la  réponse  à  la  seule  lettre 
qu'il  eût  écrite  au  marquis  depuis  leur  entretien.  Il  la  lui  avait 
adressée  au  sortir  du  conseil  de  guerre,  pour  lui  annoncer  le 
verdict.  Jl  y  avait  fait  une  allusion  discrète,  mais  très  nette,  à  son 
projet  de  mariage,  et  indiqué  qu'il  se  proposait  de  venir  à  Paris, 
à  moins  que  «  son  père,  »  —  il  continuait  de  l'appeler  ainsi,  — 
n'y  vît  une  objection.  Il  lisait  et  relisait  la  dépêche,  qui  lui  accu- 
sait réception  de  cette  lettre  :  «  Monsieur  le  marquis,  obligé  de 
partir  pour  Grandchamp,  me  charge  de  dire  à  M.  le  comte,  en 
réponse  à  sa  lettre,  qu'il  l'attend  rue  du  faubourg  Saint-Honoré, 
demain.  —  Garnier.  »  Que  M.  de  Claviers  n'eût  pas  désarmé 
de  sa  rigueur,  cette  missive,  si  volontairement  impersonnelle  et 
dans  des  circonstances  pareilles,  le  prouvait  assez  : 

—  «  Pourtant,  il  veut  me  voir!...  »  se  disait  Landri.  «  Cette 
conversation  sera  de  nouveau  bien  pénible.  Je  lui  dois  de  ne  pas 
m'y  dérober...  » 

Dès  la  réception  de  cette  dépêche,  il  avait  tendu  toutes  les 
énergies  de  son  âme  à  envisager  cette  rencontre  au  point  de  vue 
qui  n'avait  pas  cessé  d'être  le  sien,  durant  ce  mois  d'une  solitude 
presque  absolue.  Il  l'avait  passé  tout  entier  à  se  définir  son 
devoir,  et  toujours  il  avait  abouti  à  cette  double  nécessité  : 
silence  et  séparation,  séparation  et  silence.  Il  n'avait  pas  eu,  durant 
ces  interminables  heures  de  méditation,  une  minute  de  doute. 
Pas  une  minute,  non  plus,  il  n'avait  cessé  de  soufiVir,  à  la  pensée 
de  ce  testament,  du  monstrueux  abus  de  confiance  commis  à  son 
profit  par  son  vrai  père  et  dont  il  lui  fallait  être  le  complice, 
sous  peine  de  commettre  un  crime  plus  monstrueux,  en  bri- 
sant le  cœur  du  plus  loyal  des  hommes,  en  déshonorant  sa 
propre  mère.  Le  remords  de  cette  participation  forcée  au  pire 
des  mensonges  devenait  la  forme  de  sa  douleur.  Chaque  foir 
qu'il  s'était  rappelé,  depuis  ces  quatre  semaines,  la  foudroyante 
révélation,  tout  de  suite  il  avait  pensé  au  procédé  employé  pai 
le  mort  pour  lui  laisser  sa  fortune,  et  frémi  de  révolte  impuis- 


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l'émigré.  ^ 

.uciin  incident  ne  Favait  distrait  de  cette  obsession  : 
iterrogatoires  de  Tenquète  instituée  contre  lui,  ni  les 
ices  avec  son  avocat,  ni  la  comparution  devant  ses  juges, 
lanifestations  provoquées  par  son  acte.  Des  témoignages 
athie  lui  étaient  venus  par  centaines  de  toute  la  France, 
;  d'officiers  supérieurs  et  de  camarades,  même  de  simples 
5.  Il  avait  reçu  aussi  quantité  de  lettres  et  de  cartes 
,   remplies  d'ignobles  injures.   C'était  le  signe  que  le 

de  Claviers  avait  eu  raison ,  et  que  le  geste  de  refus 
a  porte  de  Téglise  à  cambrioler,  puisqu'il  exaspérait  les 

de  l'armée,  correspondait  vraiment  à  un  besoin  pro- 
la  conscience  militaire.  Hélas!  ce  n'était  qu'un  geste, 
imulation.  L'officier  avait  obéi  à  un  sentiment  qu'aucun 
Imirateurs  ou  insulteurs  ne  pouvait  môme  soupçonner, 
it  critiques  ne  lui  étaient  pas  plus  arrivés  que  les  autres 
ons  du  monde  extérieur.  Seules,  les  lettres  de  M**  Olier 
trouvé  le  secret  de  lui  communiquer  un  peu  de  leur 
e.  Il  en  avait  regu  une  chaque  jour.  Assurément,  la 
ite  femme  se  rendait  compte  qu'elle  l'avait  blessé,   le 

jour,  en  lui  parlant  de  M.  de  Claviers.  Jamais  plus, 

longues  causeries,  la  plume  à  la  main,  elle  ne  men- 
même  l'existence  du  marquis.  «  On  lui  a  dit  l'héri- 
n  avait  conclu  Landri,  «  et  elle  a  compris.  »  Il  devinait 
l"^*  Privât,  venue  à  Paris  pour  l'enterrement  de  Jau- 
ivait  fait  une  visite  à  Valentine.  Elle  lui  avait  raconté, 
çreur  d'une  parente  évincée,  le  testament  de  son  cousin  : 

Vous  vous  rappelez  ce  que  je  vous  avais  dit  de  sa 
[>our  M"'  de  Claviers-Grandchamp  ?  Aujourd'hui  il  laisse 
fortune  k  M.  de  Claviers  I  Privât  ne  veut  jamais  voir  le 
)rétend  que  c'est  la  plus  sûre  preuve  qu'il  ne  s'est  jamais 
se...  Avouez,  ma  chère  amie,  que  ça  n'a  pas  bon  air  I...  » 
}lier  n'avait  rien  répondu.  Mais  son  cœur  s'était  serré  de 
le  avait  revu  Landri,  dans  leur  dernière  conversation, 
tour  à  tour  et  convulsé  de  souffrance,  et  elle  avait  pé- 
terrible  vérité.  Son  affection  s'était  faite  plus  douce,  plus 
te  à  travers  la  distance,  et  par  cette  après-midi  d'avant 
urà  Paris,  penché  sur  cette  dépêche  énigmatique,  pré- 
tain de  nouvelles  luttes,  l'officier  condamné  évoquait, 
miner  ses  troubles,  l'image  de  son  unique  amie,  la 
>t  la  consolatrice. 


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REVUE  DES   DEUX  IfONDES. 

e  la  reverrai  demain...  »  se  disait-il.  «  Je  pourrai 
secret  que  l'honneur  me  com'mande,  et  elle  lira  en 
me  plaindra.  Elle  m'aime!...  //  va  me  demander  d'y 
J'ai  eu  de  la  force  contre  le  premier  assaut.  Je 
'en  avoir  davantage  contre  le  second...  Mais  est-ce 
ela  qu'il  veut  me  parler?...  Et  de  quoi  pourrait-ce 

ms  cette  question  que  Landri  se  posait,  ou  plutôt  qui  se 
lui,  malgré  lui,  une  autre  hypothèse  était  enveloppée, 
rai  que  M°*  Olier  eût  entendu  parler  des  assiduités  de 
auprès  de  M°*  de  Claviers,  —  et  de  cela  il  ne  dou- 
—  d'autres  en  avaient  entendu  parler  aussi,  d'autres 
nt.  Dans  le  premier  sursaut  de  la  révélation,  c'avait 
êdiate  pensée  du  fils.  On  se  rappelle  comment,  parti 
îrcle  de  la  rue  Scribe,  après  la  scène  de  la  rue  de 
il  avait  fui,  d'une  fuite  affolée  et  sauvage,  rien  que 
vu  un  membre  du  Club  en  passer  le  seuil,  avec  l'épou- 
L  coupable  devant  un  témoin  de  sa  honte.  Le  testament 
\  Jaubourg  avait  dû  réveiller  tous  les  propos,  déchainei 
m  la  malveillance  assoupie.  Qui  sait  si  le  marquis 
;  reçu  des  lettres  anonymes,  si  le  soupçon  ne  s'était  pas 
lui?  Un  détail  avait  étonné  Landri,  plus  que  tous  les 
rmi  les  incidens  de  ces  quatre  semaines.  Voici  qu'en 
lur  le  sens  caché  de  cette  dépêche,  il  se  prit  à  y  repen- 
attacher  soudain  une  souveraine  importance.  Gomment 
iers  n'avait-il  donné  aucune  suite  à  un  des  projets  exa- 
s  leur  entretien  :  le  choix  d'un  avocat?  Le  motif  qui 
irréconciliable  sur  le  point  du  mariage  avec  Valen- 
t  le  respect,  le  cuite,  l'idolâtrie  de  son  nom  ;  ce  môme 
rait-il  pas  dû  le  faire  persévérer  dans  son  idée  initiale? 
de  ce  nom  était  traduit  devant  un  conseil  de  guerre, 
un  fait  public,  et  qui  n'avait  rien  à  voir  avec  leur  dis- 
privé. Comment  «  l'Émigré  »  n'avait-il  pas  tenu  à  ce 
Ipé  fût  défendu,  —  c'avait  été  son  premier  mot,  —  sur 
du  principe  auquel  il  dévouait  sa  vie  :  Thonneur  du 
me?  Entrer  en  communication  avec  son  fils  n'était  pas 
pour  cela.  11  eût  suffi  d'envoyer  au  jeune  homme  un 
«  endoctriné,  »  suivant  son  autre  mot.  11  ne  l'avait  pas 
juoi?  Landri  avait  dû  s'adresser  au  notaire  Métivier, 
mt  expédié  un  de  ses  parens,  praticien  distingué, 


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l'émigré.  9 

aent  professionnel.  Le  marquis  et  cet  avocat  ne 
;  vus.  Pourquoi?...  Cela  signifiait-il  qu'un  événement 
lit  survenu?  Lequel?  Cet  éveil  de  soupçon?  Ou  bien 
le  la  puissance  paternelle  offensée  suffisait- elle  à 
3tte  abstention?  Landri  éprouva  un  tel  besoin  de  le 

alla  prendre,  parmi  les  livres  déjà  emballés,  Tou- 
était  ramassée  et  resserrée  l'essence  des  idées  du 
Histoire  et  la  Généalogie  de  la  maison  de  Claviers- 
p.  Le  titre  seul  fit  tressaillir  Landri,  mais  il  se  rap- 
oir  lu  une  ijote  qu'il  lui  fallait  à  tout  prix  retrouver. 
L  tint,  il  en  épela  mot  par  mot,  à  voix  basse,  toutes 
5.  Il  voulait  y  voir  une  explication  de  l'attitude  du 
lissé  dans  une  de  ses  convictions  les  plus  intimes, 
ragment  d'une  harangue  prononcée  en  1783,  par  l'élo- 
eyrier,  devant  le  Parlement  de  Paris.  M.  de  Claviers 
e  passage,  à  propos  de  la  sévérité  d'un  de  ses  ancêtres 
s,  un  cadet,  avec  un  commentaire  enthousiaste  et  en 

les  dernières  lignes  comme  pour  se  les  approprier, 
soutenait  dans  ce  plaidoyer  la  dénonciation  d'un  père 
îontre  sa  propre  fille.  «  ...  Peut-on,  »  disait-il,  «  peut- 
iffliger,  considérer  quel  intervalle  immense  nous  sé- 
iix  qui  nous  ont  transmis  nos  lois?  Par  quels  degrés 
ement  nous  avons  substitué  à  cette  énergie  de  l'ftme,  à 

la  véritable  vertu,  une  sensibilité  factice  qui  s'effraie 
e  effort  ;  non  pas  cette  sensibilité  saine,  inséparable 
nité,  qui  plaint  le  criminel  en  punissant  le  crime, 

flexibilité  du  caractère,  cette  mollesse  du  cœur, 
fait  acheter  par  notre  indulgence  l'indulgence  des 
ppie  nous  nommons  sensibilité  pour  légitimer  notre 
pour  l'ennoblir  même,  s'il  était  possible I...  Dans  les 
emps  de  la  République,  au  moment  où  la  discorde 
it  la  dépravation,  Âulus  Fulvius  déserte  Rome  pour 
ilina.  Son  père  le  rappelle.  Ce  citoyen  rebelle  à  la 
encore  un  fils  respectueux.  Il  obéit.  Il  vient  subir  le 
de  mort  prononcé  par  son  père.  Nos  aïeux  admiraient 
)le  d'une  vertu  sublime.  Nous  le  croyons  sévère.  Nos 
le  trouveront  barbare.  Nous  commençons  à  nous  éton- 

père  exerce  le  droit  que  la  loi  lui  donne^  de  venger 
ur  trahi,  son  autorité  méprisée.  Nous  finirons  par  lui 
droit.  De  r impossibilité  de  punir  les  enfans  naîtra  le 


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iO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mépris  du  père^    F  insubordination^    la  révolte  et    l'universelle 
anarchie.,,  » 

-^  «  Voilà  sa  façon  de  penser,  et  la  plus  profonde^  »  conclut 
Landri  en  refermant  le  gros  livre.  «  Gela  suffit  pour  que  ma 
résistance  l'ait  exaspéré,  et  qu'il  n'ait  plus  voulu  s'occuper  de 
moi  jusqu'à  ce  que  j'aie  plié...  Où  avais-je  l'esprit?  Il  désire  me 
voir  demain  pour  ces  mêmes  affaires  dont  il  m'a  fait  écrire 
par  Métivier.  Vais-je  m'imaginer  aussi  qu'il  a  des  raisons  mys- 
térieuses pour,  séparer  nos  intérêts?  Il  m'a  déclaré  ici  même 
cette  résolution.  Rien  que  cela  prouve  quelle  idée  il  se  fait  de 
ma  faute  à  son  égard.  Pour  lui,  c'est  un  crime...  Je  devrais 
tant  me  féliciter  qu'il  ait  cette  rigueur  dans  ses  convictions!...  » 

Cette  explication  était  très  plausible.  Elle  n'apaisa  pas  la 
vague  inquiétude  où  le  télégramme  avait  jeté  Landri.  Voici 
pourquoi.  Maître  Métivier  lui  avait,  une'^quinzaine  de  jours  au- 
paravant, envoyé  de  nombreux  papiers  à  signer,  en  les  accom- 
pagnant d'une  assez  longue  épitre,  plus  personnelle.  Il  y  racon- 
tait qu'il  approuvait  beaucoup  cette  séparation  de  fortunes  entre 
le  père  et  le  fils,  et  qu'il  y  voyait  un  très  bon  signe  pour  l'avenir* 
Il  ajoutait  que  M.  de  Claviers  avait,  sur  ses  conseils,  confié  la 
liquidation  de  ses  dettes  à  un  ancien  clerc  à  lui,  un  M.  Gauvet, 
avocat  particulièrement  occupé  de  choses  notariales.  Ge  Gauvet 
avait  presque  immédiatement  découvert  une  grave  irrégularité. 
Ghaffin  avait  été  renvoyé.  »  Peut-être  monsieur  le  marquis,  » 
remarquait  le  prudent  Métivier,  (c  a-t-il  été  un  peu  dur.  Quoique 
la  fraude  fût  bien  probable,  elle  n'était  pas  tout  à  fait  certaine...  » 

—  «  J'avais  donc  raison,  »  avait  pensé  Landri  sur  le  moment, 
«  Ghaffin  aussi  trahissait!...  »  Et  il  s'en  était  tenu  là.  Dans  ses 
réflexions  actuellesi  les  choses  prenaient  un  autre  aspect.  Gette 
violence  dans  l'emportement  était  certes  un  trait  du  caractère  de 
M.  de  Claviers.  Il  n'était  pas  besoin  d'autres  raisons,  pour  l'ex- 
pliquer, que  cette  découverte  d'une  infidélité.  Mais  les  consé- 
quences ?  Landri  se  souvenait  que  le  fils  de  l'administrateur  con- 
gédié de  la  sorte  était  Pierre  Ghaffin,  le  médecin  qui  avait  veillé 
Jaubourg  agonisant.  Si  pourtant  ce  garçon  avait  répété  à  son 
père  ce  qu'il  avait  certainement  entendu?...  Si  pour  se  venger 
celui-ci  répétait  ce  secret  à  son  tour?...  S'il  l'avait  écrit  à  l'inté- 
ressé?... «  Non,  »  se  répondit  Landri,  «  Ghaffin  a  pu  être  ten 
par  l'argent  qui  lui  passait  entre  les  mains  et  devenir  un  voleu 
Ge  n'est  pas  un  monstre,  Pierre,  lui,  est  un  médecin.  Il  en  éxii 


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l'émigré.  11 

et  beaucoup  qui  gardent  le  secret  professionnel.  Non. 
a  pu  se  produire  de  ce  côté,  ni  d'aucun  autre...  Notre 
»ation  de  l'autre  jour  suffit  bien  f...  » 

dépit  de  ces  raisonnemens,  cette  rentrée  à  Paris,  dans 
iditions  et  sur  ce  télégramme,  donnait  au  jeune  homme 
irmontable  sentiment  d'appréhension.  —  «  C'est  d'être  en- 
ians  cet  appartement  où  j'ai  eu  trop  de  chagrin  qui  me 
,  »  se  dit-il,  et  il  sortit,  pour  essayer  de  vaincre  cet  éner- 
;,  par  la  marche.  Il  employa  cette  fin  de  l'après-midi  à  des 
d'adieu.  Elles  ne  lui  donnèrent  pas  non  plus  ce  calme  dont 
:,  après  tant  de  secousses,  un  besoin  presque  physique, 
it  pu  mesurer  le  degré  du  changement  accompli  en  lui, 
ces  quelques  semaines,  à  ce  petit  fait  :  durant  cette  der- 
romenade  d'une  extrémité  à  l'autre  de  cette  ville  qui  avait 
iemière  garnison,  il  n'éprouva  pas  une  minute  la  nostalgie 
lier  qu'il  avait  tant  aimé.  Une  préoccupation  emportait 
e  la  même  nature  que  celle  qu'il  avait  dû  subir  devant  le 
mme  et  qu'il  avait  voulu  secouer  :  savoir  si  la  nouvelle  du 
Bnt  infftme  était  arrivée  jusqu'à  ses  camarades  et  ce  qu'ils 
saient?  Landri  avait  su  vaguement  autrefois,  sans  s'y  inté- 

que  le  commandant  Privât  était  un  cousin  éloigné  de 
irg.  Il  n'eut  pas  plutôt  mis  le  pied  sur  le  trottoir  qu'il 
rappela.  Cet  officier  avait  pris  sa  retraite,  l'autre  hiver. 

resté  certainement  en  correspondance  avec  quelques-uns 

compagnons  d'armes.  Leur  avait-il  écrit  cette  nouvelle» 
uels  commentaires?  Si  oui,  quel  jugement  portaient  tant 
irs  droits  et  simples,  dont  il  connaissait  la  loyauté  intran- 
te,  sur  l'acceptation  de  M.  de  Claviers?  Une  telle   idée 

pas  de  celles  qui  en  permettent  d'autres.  Vainement  les 
IX  d'activité  militaire,  partout  épars  dans  les  rues  de 
Idihiel,  se  multipliaient-ils,  autour  du  lieutenant  chassé  du 
\,  comme  pour  lui  représenter  ses  rêves  de  jeunesse  et  leur 
ement.  Il  n'y  prenait  pas  garde.  Il  put  ainsi  passer,  sans  que 
ispoir  l'étouffât,  devant  cette  porte  du  Quartier,  qu'il  fran- 
tt,  l'autre  jour  encore,  avec  une  telle  volonté  de  garder  son 
me.  Il  croisa,  sans  que  son  cœur  se  déchirât,  plusieurs  cava- 
e  son  ancien  peloton,  conduits  par  son  successeur,  lequel 
lonté  précisément  sur  Panthère,  devenue,  en  ces  quelques 
les,  une  docile  et  fringante  jument  d'armes.  Il  reconnut 


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42  RfiYUE   DES  DEUX   MONDES. 

le  profil  insolent  et  gouailleur  de  Baudoin,  le  visage  déjà  moin 
ouvert  de  Teilhard,  évidemment  repris  par  des  influences  d'anar 
chie.  C'est  une  des  plus  amères  tristesses  que  puisse  éprouver  m 
vrai  chef  :  voir  se  fausser  entre  d'autres  mains  l'outil  vivan 
qu'il  avait  espéré  et  commencé  de  façonner.  Landri  ne  s'en  ému 
qu'à  peine.  Tout  au  contraire,  il  ressentit  un  intense  soulage 
ment  à  constater  que  ni  Despois,  ni  Vigouroux,  les  deux  pre 
miers  officiers  auxquels  il  rendit  visite,  n'avaient  le  moindri 
soupçon  du  legs  fait  aux  Claviers  par  le  cousin  de  Privât 
Il  eut  le  courage  de  leur  nommer  l'ancien  commandant  à  Tui 
et  à  Tautre.  Visiblement,  ils  ne  pensaient  pas  à  lui  depuis  de 
mois.  Ils  avaient  bien  d'autres  soucis  en  tête,  qu'ils  épanchèren 
tous  deux,  à  leur  manière. 

—  «...  Vous  voilà  perdu  pour  l'armée,  »  lui  dit  Despois.  «  Vous 
un  si  bon  officier,  quel  dommage!...  C'est  ce  que  je  reproche  h 
plus  aux  malheureux  qui  nous  gouvernent,  de  ne  pas  com 
prendre  que,  chez  nous  surtout,  un  homme  ne  se  remplace  pas.. 
Un  homme!  Quand  on  en  a  un  et  qui  veut  servir,  on  doit  tou 
faire  pour  le  garder!  Un  homme,  en  campagne,  ça  en  vaut  dix 
vingt,  trente,  cent,  ça  en  vaut  mille  !...  On  croirait  qu'un  esprit  d< 
vertige  est  dans  nos  tyrans,  qui  les  pousse  à  éliminer  de  l'armée  lei 
gens  de  cœur,  c'est-à-dire  les  loyalistes,  ceux  dont  leur  Républiqu4 
a  le  moins  à  craindre.  L'officier  qui  refuse,  comme  vous,  d'en 
foncer  une  porte  de  chapelle,  c'est  l'officier  qui  ne  conspire  pas 
parce  qu'il  a  des  scrupules,  et  ces  insensés  ne  le  comprennen 
point!...  Moi  aussi,  »  avait-il  ajouté,  «  je  m'en  irai,  et  bientôt.. 
Je  ne  crois  pas  que  j'y  tiendrai  !  Hier  on  nous  faisait  marche] 
contre  les  églises,  demain  nous  serons  appelés  à  faire  campagne 
contre  des  grévistes.  Cette  seconde  besogne  n'est  pas  plus  celle 
d'un  soldat  que  la  première.  L'armée  peut  s'employer,  par  excep- 
tion, à  assurer  l'exécution  des  lois.  Ce  doit  être  une  exception 
Elle  a,  pour  raison  d'être,  la  guerre,  et  non  pas  la  police.  Nos  poli 
ticiens  ont  l'horreur  de  la  guerre,  de  cette  mâle  et  sainte  écoh 
d'héroïsme.  Ils  ont  le  goût  ignoble  des  coups  de  force  dans  li 
rue.  Tenez:  on  parle  de  nous  envoyer,  cette  semaine,  mettre  d( 
l'ordre  aux  forges  d'Apremont...  Faites-nous  donc  une  politique 
de  paix  à  l'intérieur,  messieurs,  et  de  dignité  fière  à  l'extérieur!.. 
Adieu,  Claviers.  Je  souhaite  que  nous  nous  retrouvions,  où  voui 
devinez,  botte  à  botte  en  chargeant  l'ennemi...  Mais  aurons 


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L'ÉmGRÉ.  18 

îore  des  cavaliers  pour  nous  suivre?...  J'ai  tort.  On  n'a 
poit  de  désespérer,  si  près  de  Vaucouleurs.  Que  voulez- 
ela  crève  le  cœur  à  votre  vieux  capitaine  de  vous  voir 


...  Hé  bien!  Ils  vous  ont  fendu  l'oreille,  mon  brave  Cla- 
tel  fut  le  premier  cri  de  Vigouroux.  «  Ah!  les...  »  et 
nant  de  dragons,  qui  appartenait  à  la  grande  tradition 
er  et  des  Gambronne,  lâcha  un  terme  de  corps  de  garde 
se  des  persécuteurs  de  son  camarade.  «  Savez- vous  qu'il 
n'en  arriver  autant?...  Et  pourquoi?  Pour  avoir  échangé 
trois  phrases  avec  vous,  quand  nous  sommes  descendus 
il  an  retour  de  Hugueville.  Ah  !  ça  n'a  pas  traîné.  L'après- 
ime,  le  colonel  me  faisait  venir.  —  Est-il  vrai  que  vous 
icîté  publiquement  M.  de  Claviers?  m'a-t-il  demandé. 
;ausé  en  effet  avec  Claviers,  ai-je  répondu,  mais  en  tôte 
Lors  du  service,  et  si  quelqu'un  prétend  avoir  assisté  en 
>tre  entretien,  il  a  menti.  —  Charbonnier  a  hésité  une  mi- 
a  beau  avoir  les  idées  que  vous  savez,  il  est  bon  diable. 
f  Vigouroux,  Charbonnier,  ça  rend  le  même  son,  ces 
,  au  lieu  que  Claviers-Grandchamp...  Enfin  !...  —  Va  pour 
is  encore,  m'a-t-il  dit.  Mais  soyez  moins  bavard,  jeune 

Vous  pouvez  tomber  sur  un  autre  colonel  que  moi. 
en  a  rien  été  de  plus.  Vous  voyez,  deux  minutes  de 
ition,  et  nous  avions  déjà  été  mouchardés...  Ça  empoi- 
i  vie.  Claviers,  d'êtj^e  au  milieu  des  fichards...  Ça  me  gâte 
le  du  mess,  qui,  justement,  n'était  pas  trop  mauvaise  cette 
Fe  ne  sais  pas  manger  sans  causer,  et  personne  n'ose  plus 
iitour  de  la  table.  Si  tous  les  bons  comme  vous,  les  solides, 

était  bien  sûr,  disparaissent,  que  deviendrons-nous?... 
al,  Charbonnier  et  ses  flics  diront  ce  qu'ils  voudront,  je 
licite  de  nouveau,  et  je  vous  autorise  à  répéter  partout 
;ouroux  vous  a  crié  par  deux  fois  bravo...  » 

at  n'avait  donc  rien  écrit!  Voilà  toute  la  signification 
nt,  pour  leur  ancien  camarade,  ces  propos  des  deux  offi- 
un  si  distingué  de  nature,  l'autre  si  simple,  tous  deux 
mt  épris  du  service  et  blessés  au  vif  de  leur  honneur  mili- 
ir  des  procédés  abominables.  Plus  tard  Landri  devait 
;  revoir  en  pensée  le  regard  tristement  clair  de  Despois 


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REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

;  son  masque  creusé,  et  la  lippe  gaillardement  dégoûtée,  —  si 
peut  dire,  —  du  rougeaud  Vigouroux.  Sur  le  moment,  il 
ait  plus  de  place  dans  son  cœur  pour  des  sensations  de  cet 
e.  Ses  autres  visites  se  passèrent  dans  les  mêmes  alternatives 
uriosité  douloureuse  et  d'un  peu  d'apaisement,  si  momen- 
I  L'attente  de  l'entretien  avec  M.  de  Claviers,  —  le  troisième 
lis  qu'il  savait  ce  qu'il  savait,  —  le  brûlait  d'une  fièvre  trop 
\.  Elle  ne  fit  que  croître  à  mesure  que  les  minutes  passèrent, 
rochant  celle  où  il  se  retrouverait  en  face  de  cet  homme.  De 
reau,  comme  dans  la  «narche  à  la  tète  de  ses  dragons  sur 
iieville-en-Plaine,  il  recommençait  de  ne  plus  voir  que  lui, 
ue  lui  sur  le  quai  de  la  gare,  où  bien  peu  de  ses  amis  de 
t-Mihiel  eurent  le  courage  de  venir  lui  dire  adieu,  —  que 
[ans  le  compartiment  de  wagon,  où  il  essayait,  bercé  par  la 
Bur  monotone  du  train,  de  se  figurer  et  les  mots  qu'il  enten- 
;  et  ceux  qu'il  répondrait,  indéfiniment  et  anxieusement,  — 
lui  enfin,  à  Paris,  où  de  se  retrouver  rue  du  faubourg  Saint- 
)ré,  devant  l'entrée  de  leur  hôtel,  fut  un  renouveau  de  sa 
ranoe.  Il  n'en  avait  plus  franchi  la  porte  depuis  le  jour  où, 
lé  par  le  train,  il  était  venu  là  s'habiller,  avant  d'aller  chez 
Qtine  pour  lui  demander  sa  main.  C'était  la  veille  de  la  mort 
harles  Jaubourg!  Tout  disait  que  les  habitudes  restaient, 
cette  maison  seigneuriale,  celles  qu'il  avait  toujours  con- 
.  Le  vieux  concierge  le  salua  du  seuil  de  sa  loge,  avec  la 
e  physionomie  déférente  et  familière.  Les  mêmes  hommes 
irie  lançaient,  du  même  geste,  les  seaux  d'eau  dans  les  oais- 
et  sur  les  roues  tournantes  des  mêmes  voitures.  Gamier,  le 
re  d'hôtel,  qui  avait  l'air  poudré  avec  ses  cheveux  blancs, 
çut  au  haut  du  perron,  après  que  son  arrivée  eut  été 
ncée  du  même  coup  de  cloche,  avec  la  même  étiquette  : 

-  ((  Monsieur  le  marquis  va  bien?  »  demanda  Landri,  et  son 
éprouva  un  profond  soulagement,  comme  la  veille,  auprès 

^espois  et   de   Vigouroux,  quand  le   domestique    lui   eut 
idu  : 

-  «  Mais  oui,  monsieur   le  comte,  très  bien.  Monsieur  le 
uis  est  allé  hier  à  Grandchamp  chasser  avec  quelques  per- 

ÎS.  » 

-  «  Il  chasse!...  »  pensa  le  jeune  homme.  «  C'est  qu'il  m 
sse  rien  d'extraordinaire!  Décidément,  j'étais  dans  le  vra? 
veut  me  parler  que  pour  les  affaires  d'argent...  »  Et,  toi 


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L'ÉMlGRi.  15 

Vous  lui  ferez  demander  s'il  peut  me  recevoir  vers  dix 


aractère  un  peu  cérémonieux  n'était  pas  non  plus  une 
ité  dans  les  rapports  du  père  et  du  fils.  Si  la  politesse 
ionnelle,  qui  est  de  tradition  dans  les  familles  d'ancien 
pparait  comme  une  gène  &  de  certains  momens,  à  d'au* 
e  se  révèle  comme  singulièrement  bienfaisante.  Elle 
an  anonymat,  si  nécessaire,  quand  on  souffre!  Personne, 
maison,  ne  soupçonnait  qu'entre  le  marquis  et  Landri  se 
it  une  de  ces  scènes  qui  marquent  une  date  solennelle 
ux  existences.  Mais  Landri  lui<-même  soupçonnait-il  vers 
ixplioation  il  marchait,  quand,  à  l'heure  dite,  il  descendit 
ippartement  pour  entrer  dans  la  bibliothèque  où  M.  de 
j  lui  avait  fait  dire  qu'il  l'attendait?  Cette  grande  et  haute 
onnait  de  plain-pied  sur  le  jardin,  si  gai,  si  frais  en  été, 
Bment  nu  et  dépouillé  par  ce  matin  noir  de  décembre. 
»r  de  deuil  convenait  trop  bien  aux  paroles  qui  allaient 
;er  là.  Le  marquis  se  tenait  debout  devant  l'énorme 
ée,  le  dos  au  feu,  dont  la  claire  flambée  montait  autour 
Sri  table  tronc  d'arbre.   C'était   encore  une  des   petites 

du  vieux  seigneur  que  ce  chauffage  d'autrefois.  De- 
t  fttre  monumental,  et  en  dépit  du  costume  moderne,  il 
li-mème,  à  cette  minute,  plus  «  ancien  portrait  »  que 

Seulement,  c'était  le  portrait  d'un  homme  qui  traversait 
ires  d'un  effroyable  martyre.  Le  mattre  d'équipage  de  la 
)  Hez,  dont  Landri  avait  tant  admiré  la  haute  et  droite 
tte  dans  le  groupe  des  veneurs  occupés  à  regarder  la  curée, 
nquante  ans  à  peine,  en  dépit  des  soixante-cinq  que  lui 
t  l'arbre  généalogique  des  Claviers-Grandchamp.  Le  chef 
lie  qui  attendait  en  ce  moment  l'héritier  de  son  nom, 
tte  vaste  chambre  entièrement  revêtue  de  boiseries  et  de 
était  un  vieillard.  Son   teint  rouge,  marbré  de  taches 

ses  paupières  flétries,  les  plis  de  son  front  disaient  les 
}  insomnies  de  ces  quatre  semaines.  L'éclat  si  gai  de 
^fonds  yeux  bleus  ivait  été  remplacé  par  une  brûlante 
du  regard,  où  se  devinait  le  supplice  intime...  en  ce  mo- 
Car  la  fierté  conservée  de  la  physionomie  l'annonçait  assez  : 
ilhomme  ne  s'était  pas  rendu,  et,  devant  tout  autre  té- 
il  aurait  su  cacher  sa  blessure.  Quelle  blessure?  Landri 


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i6 


REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


rVr^-^ 


m: 


n'eut  pas  besoin  de  Tinterroger  pour  le  savoir.  Ce  qu'il  avait 
prévu  s'était  passé.  M.  de  Claviers  soupçonnait  la  vérité.  Jusqu'à 
quel  point? Averti  par  quels  indices?  Le  jeune  homme  ramassa 
d'instinct  toutes  ses  forces ^  afin  d'affronter  sans  défaillance  un 
entretien  où  son  propre  secret  pouvait  lui  échapper.  Il  allait 
constater  une  fois  de  plus  la  supériorité  de  la  race  et  quel  vigou- 
reui,  quel  ferme  génie  elle  donne  à  ses  authentiques  représen- 
tans.  M.  de  Claviers  était  infiniment  tendre  et  sensible,  mais  il 
était  par-dessus  tout  viril.  Le  caractère,  chez  lui,  était  réellement 
nourri  et  pénétré  de  ces  principes  dont  il  parlait  avec  une  ferveur 
qui  détonnait  tant  parfois,  môme,  —  surtout  peut-être,  —  dans 
son  milieu.  Il  devait,  aux  instans  de  crise  suprême,  manifester 
cette  énergie  du  fort  parti  pris  qui  répugne  à  l'équivoque,  et  qui 
a  comme  une  décision  de  couteau  chirurgical.  Lui  non  plus 
ne  savait  pas  exactement  ce  que  son  fils,  — par  le  nom,  —  con- 
naissait d'une  situation  qu'il  n'avait  jamais  pressentie  lui-même 
avant  d'en  avoir  la  preuve  foudroyante  et  indiscutable.  Il  était 
en  droit  de  penser  que  le  jeune  homme  en  ignorait  tout.  C'était 
de  quoi  justifier,  pour  une  âme  plus  faible,  cette  tentation  du 
silence  à  laquelle  Landri  n'aurait  assurément  pas  échappé.  Pour 
le  marquis,  un  devoir  dominait  tout,  celui  de  sauver,  danà  ce 
naufrage  de  toutes  ses  confiances,  de  toutes  ses  affections,  ce 
qu'il  pouvait  sauver  de  l'honneur  des  Clavîers-Grandchamp.  Il 
était  le  dépositaire  de  ce  nom  et  il  allait  imposer  à  l'intrus  sa 
volonté,  d'ailleui's  justifiée,  sans  s'inquiéter  de  rien  que  de  cet 
honneur.  Aussi,  quand  le  jeune  homme,  à  peine  entré  dans  la 
chambre,  eut  commencé  de  lui  parler,  en  faisant  allusion  à  leur 
dernière  rencontre,  il  l'arrêta  court  d'un  mot  : 

—  «  Je  ne  vous  ai  pas  fait  venir,  »  lui  dit-il,  —  et  cette 
suppression  du  tutoiement  avait  dans  sa  bouche  une  rigueur 
singulière.  Jamais,  depuis  son  enfance,  Landri  ne  l'avait  entendu 
s'adresser  &  lui  ainsi,  même  dans  ses  plus  grandes  sévérités,  — 
«  je  ne  vous  ai  pas  fait  venir  pour  reprendre  une  discussion 
qui,  dorénavant,  n'a  plus  d'intérêt,  ni  môme  de  raison  d'être... 
Un  événement  s'est  produit,  depuis  un  mois  que  nous  ne  nous 
sommes  vus.  Il  va  changer  pour  toujours  nos  rapports,  et  du  tout 
au  tout.  J'ai  estimé  que  je  me  devais  et  que  je  vous  devais  de 
vous  le  faire  connaître.  Pré  parez- vous  à  recevoir  un  coup  trè? 
douloureux,  comme  je  l'ai  reçu,  courageusement...  » 

—  tf  Je  suis  préparé,  mon  père,  à  tout  accepter  de  vous,  » 


k 


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RfiVUE  DES   DEUX   MONDES. 

roduit,  aussi  complet  que  la  plus  implacable 

désirer.  Landri  se  tenait  anéanti  devant  celui 
Lom,  de  par  la  faute  de  la  morte^  qui,  de  ses 
avait  si  follement  tracé  ces  lignes.  Quand  il 
yeux,  il  vit  que  le  marquis  lui  montrait  d'un 
S  dans  la  cheminée.  Il  y  jeta  les  deux  chiffons 

d'une  si  meurtrière  signification.  Uae  mi- 
lelques  pellicules  carbonisées,  en  train  de  se 
se,  attestaient  seules  que  ces  lettres  avaient 
le  visage  du  jeune  homme  avait  exprimé  dans 

une  extraordinaire  intensité  de  souffrance. 

ne  put  se  retenir,  même  à  cet  instant,  d'en 
lit: 

^ais  accomplir  la  tâche  qui  m'incombe  qu'avec 
averti.  » 

eprochez  rien,  monsieur,  »  fit  Landri.  «  Ces 
en  appris.  Je  savais  tout  déjà.  » 
;  monta  soudain  à  la  face  du  vieillard,  attes- 
is  passionnés  cette  réponse  inattendue  soule- 
x  bleus  lancèrent  des  éclairs,  et  ses  anciennes 
Lge  lui  revenant  aux  lèvres  dans  cette  explo- 

tout!...  »  s'écria-t-il.  «  Et  tu  ne  m'as  pas 
\  tout  et  ta  conscience  ne  t'a  pas  dit  :  Cet 
3vé,  qui  m'a  aimé  comme  le  plus  tendre  des 
lans  son  honneur  d'époux.  Il  l'est  aujourd'hui 
accepte  de  bonne  foi  ce  legs  abominable  !  Il  en 
Il  va  s'en  servir  pour  payer  ses  dettes,  pour 
loine!  Son  patrimoine!  »  répéta-t-il.  «  A  tout 
cher  cela  !...  Tu  savais  tout,  et  tu  m'as  laissé 
sans  pousser  le  cri  que  tu  me  devais  !...  Oui, 
pour  ce  que  je  t'ai  donné  de  mon  cœur,  pen- 
,  pour  ce  que  je  t'en  donnais  encore,  il  y  a 

J'allais  m'excuser  de  n'avoir  pas  pu  te  taire 
I...  Et  tu  me  trahissais,  toi  aussi!  Tu  t'étais 
u  suprême  affront!  Ah!  malheureux,  tu  es 
'enfant  de...  » 

le  dans  cet  éclat  de  sa  fureur,  sa  grande  âme 
te  barbarie  :  insulter  une  mère,  fût-elle  une 
ce  d'un  fils.  Mais  l'accès  était  trop  fort  pour 
poings  serrés  s'ouvrirent  et  se  refermèrent 


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19 

•  objet  ijui  se  préseatait  : 
a  table,  à  côté  d'une  revue, 
X  cette  lame  qui  se  brisa 
i-même  par  la  frénésie  de 
I  accent  où  grondait  encore 

alheureux!  Mais  expliquez 

is  tû?...  » 

dit  Landri,  «  et  qu'il  s'agis- 

li  simple  et  si  poignante, 
il  est  touché  dans  son  fond 
i  trop  longtemps  et  trop 
tte  tendresse  était  encore 
ait  son  existence  pour  qu'il 
l  esquissa  un  mouvement 
en  voulait  de  cette  faiblesse, 
ie  mander  : 

cette  chose?  » 

Ah  !  ne  me  forcez  pas  de 

Claviers.  «  A  toi!  à  toi  !... 

implora  plutôt  le  jeune 
la  de  nouveau  dans  le  cœur 
1  sur  ses  yeux,  cette  môme 
r  la  dépouille  du  faux  ami 
luts  de  sa  parole  et  de  sa 

•  à  lui-même.  Cet  entretien 
trop   profondément.  Il   se 

t  quand  il  recommença  de 
Qonçait  à  présent  ses  mot^ 
3,  hâtive  et  dure  qui  faisait 
rlocuteur,  tout  l'irréparable 

a  conversation  qui  doit  vous 
noi,  je  vous  prie,  sans  m'in- 
té  de  chef  de  la  famille  de 
portez  le  nom,  à  me  consi- 
et  des  devoirs  et  des  droits. 


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20 


REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


Mon  devoir,  c'est  de  vous  traiter  officiellement  comme  si  vous 
étiez  mon  fils...  »  Ses  paupières  s'abaissèrent  de  nouveau  sur 
ses  prunelles,  tandis  qu'il  prononçait  ces  mots...  <«  Je  n'y  man- 
querai pas..  Mon  droit,  c'est  d'exiger  que  vous  vous  confor- 
miez à  mes  décisions,  pour  tout  ce  qui  touché  à  la  défense 
de  l'honneur  de  ma  maison...  Cet  honneur  est  menacé.  Des 
vilenies  comme  celle-là  sont  un  signe.  »  Il  montra  de  la  main 
la  place  sur  le  bureau  où  tout  à  l'heure  était  l'enveloppe.  Il 
l'y  voyait  toujours!  «  Elles  prouvent  que  l'on  a  parlé  et  que 
l'on  parle.  Nous  connaissons  assez  le  monde,  vous  et  moi,  pour 
savoir  que  sa  légèreté  dépasse  encore  sa  férocité.  Nous  savons 
aussi  qu'il  a,  malgré  tout,  ses  justices.  Il  n'est  personne,  je  dis 
personne,  qui  puisse  supposer  de  bonne  foi  que  Geoffroy  de  Cla- 
viers-Grandchamp  a  accepté  un  héritage  en  le  sachant  infâme. 
Si  donc  il  le  garde,  c'est  qu'il  ne  croit  pas  que  cet  héritage  soit 
infâme.  C'est  qu'il  est  persuadé  que  sa  femme  a  été  calomniée... 
Je  veux,  entendez-vous,  je  veux  que  l'on  dise,  je  veux  que  Ton 
pense  que  M"*  de  Claviers  a  été  calomniée.  Par  conséquent,  je 
ne  renoncerai  pas  à  cet  héritage,  après  que  j'ai  publiquement 
consenti  à  le  recevoir.  Ai-je  besoin  de  vous  dire  que  cet  argent 
me  fait  horreur  et  que  je  n'en  garderai  rien?  C'est  votre  argent. 
Je  veux  que  vous  l'ayez  tout.  Mais  cette  restitution  se  fera, 
de  moi  à  vous.  J'ai  malheureusement  donné  des  ordres  déjà,  que 
je  ne  peux  pas  révoquer  sans  faire  causer,  à  l'homme  de  Métivier, 
Cauvet,  le  successeur  de  ce  misérable  Chaffin.  Cette  restitution 
n'aura  donc  lieu  que  dans  un  certain  temps...  D'ailleurs,  ce 
temps  m'est  nécessaire  pour  l'exécution  de  mes  projets.  Voilà  un 
premier  point  réglé  entre  nous,  n'est-ce  pas?...  » 

—  «  C'est  à  vous  d'ordonner,  »  répondit  Landri,  <c  et  c'est  à 
moi  d'obéir.  » 

—  «  J'arrive  au  second  point.  Nous  ne  pouvons  plus,  je  ne  dis 
pas  vivre  ensemble,  mais  nous  voir.  Il  faut  que  nous  nous  sépa- 
rions et  pour  toujours,  en  restant  fidèles  au  programme  que  je 
vous  traçais.  Le  motif  avoué  doit  être  de  ceux  que  notre  société 
puisse  admettre  sans  chercher  au  delà.   Il  est  tout  trouvé,  ce 
motif,  c'est  la  mésalliance  que  vous  vouliez  faire  et  que  vous 
ferez.  Elle  m'était  insupportable  à  imaginer  seulement,  il  y  a  u 
mois.  Je  vous  l'ai  assez  montré.  Aujourd'hui...   »  U  hocha  r 
tête  avec  un  sourire  amer.  «  11  m'est  horrible  que  la  famille  qr 
vous  fonderez  ainsi  porte  le  nom  de  la  mienne.  Là,  je  ne  pei 


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l'émigbé.  2t 

le  ne  me  permettrait  même  pas  de  faire  reconnaître 
ailleurs,  je  n'ai  pas  le  droit  d'exiger  que  vous  ne 
>tre  vie.  Je  ne  peux  pas  empêcher  cela.  Je  ne  peux 
pêcher  d'exister.  Non...  Vous  vous  marierez  donc, 
contre  ma  volonté.  Vous  me  donnerez  votre  pa- 
is habiter  la  même  ville  que  moi,  de  ne  pas  pré- 
Bmme  dans  notre  monde.  Je  ne  veux  ni  vous  ren- 
L  rencontrer...  Attendez...  »  fit-il  indpérieusement, 
ri  allait  répondre.  «  Si  je  n'avais  pas  la  certitude, 
ȏte,  que  l'on  parle,  les  choses  iraient  toutes  seules. 
B  de  rhôtel  ce  matin,  pour  n'y  plus  rentrer.  Mais 
comme  nous  n'avons,  ni  vous  ni  moi,  initié  aucun 
os  deux  discussions,  celle  de  fiez  et  celle  de  Salnt- 
>nce  subite  de  ce  mariage,  en  ce  moment,  pourrait 
m  prétexte.  On  a  beau  savoir  que  je  ne  suis  pas  un 
i  temps-ci,  cette  idée  de  mésalliance  s'est  tellement 
iernières  années,  que  Ton  pourrait  dire,  que  Ton 
si  cette  occasion,  il  y  avait  autre  chose.  Je  veux,  moi, 
{u'une  voix, «pour  répondre  :  Non,  il  n'y  avait  pas 
Vous  quittez  Tarmée  dans  des  conditions  qui  ont 
s  sympathies  autour  de  vous,  de  nous,  dois-je  dire, 
ne  puissance  humaine  ne  peut  faire  que  nous  ne 
3lidaires.  Il  est  naturel  que  je  prenne  ce  moment 
•,  pour  vous  entourer.  Je  recevrai  ;  nous  recevrons, 
F'aurai  la  force  de  gard^  cette  attitude,  vous  l'aurez 
rera  le  temps  que  nous  pourrons,  mais  il  faut  que  le 
iivelle  de  votre  mariage  et  de  notre  rupture  éclatera, 
i  nous  approchent  disent  :  —  Pauvre  Claviers  I  II 
on  fils...  Je  ne  doute  pas  qu'il  ne  se  rencontre  des 
outer  :  —  Quelle  dupe!...  On  n'est  pas  blessable 
é  quand  on  pense  à  l'honneur,  et  la  seule  manière 
défendre  celui  de  M°*'  de  Claviers,  c'est  de  paraître 
ï,  nous  sommes  solidaires  vraiment,  d'une  solida- 
pas  un  mensonge.  Elle  a  été,  elle  reste  ma  femme, 
tre  mère.  » 
ous  répète  que  je  Vous  obéirai  en  tout,  »  dit  le 

e  reste  à  toucher  deux  points,  »  reprit  le  marquis. 
»up  réfléchi,  ces  derniers  jours,  au  caractère  de  la 
I  vous  allez  épouser.  Vous  l'aimez.  Oui,  il  faut  que 


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22  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

VOUS  Taimiez  beaueoup  pour  m'avoir  parlé  comme  vous  m'avez 
parlé,  quand  nous  nous  sommes  vus  à  Saint-Mihiel.  Vous  voyez^ 
je  ne  méconnais  pas  votre  affection  à  mon  égard.  Vous  serez 
tenté  de  lui  ouvrir  votre  cœur.  Si  elle  ne  mérite  pas  d'être  aimée 
comme  vous  l'aimez,  ne  le  faites  pas;  et  si  elle  le  mérite,  ne  le 
faites  pas  non  plus.  Je  vous  demande  votre  parole  qu'elle  ne 
saura  jamais  par  vous  cet  affreux  secret...  » 

—  «c  Je  vous  la  donnerais,  et  tout  de  suite...  »  répondit  Lan- 
dri.  Puis,  à  voix  basse,  tant  il  redoutait  un  autre  transport  de 
cette  fureur  qu'il  sentait  toujours  grondante.  «  Mais  si  je  me 
laissais  aller  à  lui  dire  toute  la  venté...  je  crois...  que  je  ne 
lui  apprendrais  rien...  » 

—  «  Tu  lui  as  déjà  parlé  I  »  menaça  M.  de  Claviers.  «  Avoue** 
le...  Âh!  si  tu  aâ  fait  cela...  » 

—  «  Je  ne  l'ai  pas  fait,  »  protesta  Landri,  et  des  larmes  au 
bord  des  yeux  :  «  Je  vous  en  supplie,  ne  croyez  jamais  que  j'aie 
pu  agir  autrement  que  vous  ne  me  l'avez  enseigné  par  toute 
votre  vie,  que  vous  ne  me  l'enseignez  encore,  à  ce  moment.  Je 
vous  dirai  tout.  Vous  me  jugerez  après...  »  Et  il  commença  de 
raconter  le  premier  indice,  cette  soudaine  imploration  de  ne  pas 
monter,  en  retournant  de  Paris  à  Grandchamp,  chez  le  malade 
de  la  rue  de  Solférino,  et  comment,  après  la  visite  chez  Jau<« 
bourg  et  la  révélation,  il  s'était  dit  :  M""*  Olier  sait  tout,  — et  dans 
quelle  fièvre  il  était  arrivé  chez  elle,  et  l'horreur  qu'il  avait  eue 
de  parler,  et  son  silence  à  elle  devant  sa  douleur,  et  cette  douleur, 
et  leurs  fiançailles  dans  ces  instans  de  suprême  émotion;  —  la 
lettre  ensuite  qu'il  avait  reçue  d'elle  aussitôt  après  l'affaire  de 
Hugueville,  et  les  autres  où  elle  n'avait  plus  fait  une  seule  allu^ 
sion  à  M.  de  Claviers.  Celui-ci  écoutait  cette  confession,  avec 
une  physionomie  immobile  où  passait  pourtant  comme  un  étoa- 
nement.  Jamais  Landri,  alors  qu'il  se  croyait  son  fils,  ne  lui  avait 
parlé  avec  cette  ouverture  du  cœur.  Jamais  il  n'avait  osé  montrer 
ii  son  p^e  cette  sensibilité  charmante  et  frémissante,  si  effrénée 
et  si  délicate,  si  vulnérable  et  si  aimante.  Il  se  découvrait  tout 
entier  dans  la  vérité  de  sa  fine  et  tendre  nature,  au  moment  où 
le  mai*quis  et  lui  échangeaient  les  paroles  de  la  dernière  explica- 
tion. Que  pourraient-ils  se  dire  dorénavant?  M.  de  Claviers  sen- 
tait cela  par-dessus  tout  le  reste.  Sa  vieille  tendresse  pour  cet 
enfant  s'émouvait  de  nouveau,  et  plus  elle  remontait  en  lui,  plus 
il  se  roidissait  contre  elle.  Et  puis,  à  travers  ce  récit,  il  entre- 


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l'É3ÎTGR«.  23 

voyait  la  délicieuse  âme  de  Vaientine,  et  ce  lui  était  une  in- 
exprimable amertume  de  se  rappeler  d'autres  fiançailles,  les 
sienneS)  il  y  avait  quarante  ans  déjà,  si  fières,  si  radieuses,  pour 
aboutir...  à  quoi?  à  cette  douloureuse  inquisition  autour  d'une 
honte  ! 

—  «  Voua  avez  raison,  »  dit-il  enfin,  «  c'est  trop  évident.  Elle 
sait  tout.  Gomment?  »  Une  angoisse  se  peignit  dans  ses  traits 
pour  ajouter  :  «  Depuis  un  mois,  je  me  heurte  à  cette  question, 
sans  arriver  à  même  entrevoir  la  réponse  :  —  Qui  a  pu  voler  ces 
lettres?...  On  a  d* autres  pièces  à  fournir I  »  il  répéta  les  mots 
du  dénonciateur,  si  douloureusement,  «  d'autres  pièces?...  Sont- 
ce  les  héritiers?  me  suis-je  demandé.  Pour  se  venger  de  ce 
legs?...  Mais  je  les  ai  vus  it  cet  enterrement.  Il  y  avait  là  un 
ancien  officier,  un  M.  Privât,  qui  m'a  parlé  de  vous.  Jamais  je 
ne  croirai  à  tant  d'hypocrisie  !  Ils  savaient  le  testament  et  ils  ont 
été  d'une  tenue  admirable.  Non.  Le  coup  ne  vient  pas  d'eux... 
D'un  domestique?  Pour  arriver  à  quoi?  A  un  chantage.  Ah! 
qu'il  se  démasque  donc  I  Je  les  lui  paierai,  ce  qu'il  voudra,  ces 
autres  lettres  I...  Mais  non.  Un  domestique  n'aurait  pas  trouvé 
l'abominable  ironie  de  la  signature  :  un  admirateur  de  la  Maison 
de  Glaviers-'Grandchamp.  Ça  sent  le  club,  cette  ignoble  insulte,  la 
basse  envie  contre  ceux  qui  ne  pactisent  pas  avec  les  lâchetés  de  ce 
temps...  »  Il  jeta  un  autre  rugissement  :  «  Ah  I  si  je  pouvais  savoir 
qui  I...  Si  je  pouvais  !...  »  Et,  secouant  sa  tête:  «  Il  ne  s'agit  pas 
de  moi*  Encore  une  fois,  il  s'agit  de  l'honneur  de  M"'  de  Cla- 
viers, et  c'est  la  dernière  promesse  que  je  voulais  exiger  de  vous, 
que  vous  cherchiez  ce  que  je  ne  peux  pas  chercher,  la  main  d'où 
part  le  coup.  Vous  la  trouverez  ou  ne  la  trouverez  pas.  Mais  il 
faut  chercher,  pour  empêcher  que  l'on  ne  recommence...  » 

—  «  Vous  n'avez  soupçonné  personne?  »  interrogea  Landri. 
«  Ghaffin  que  vous  avez  renvoyé...  » 

—  «  Ghaffin?  Mais  j'avais  reçu  la  lettre  depuis  dix  jours, 
quand  je  l'ai  exécuté...  Non.  Ghaffin  est  un  voleur.  Il  n'a  jamais 
voulu  que  de  l'argent.  Il  aurait  essayé  de  vendre  les  papiers...  Ne 
nous  perdons  pas  dans  ces  suppositions  aussi  vaines  que  mes 
plaintes.  Peut-être,  en  questionnant  M""  Olier,  apprendrez-vous 
quelque  chose?...  Trop  peut-être...  »  Un  silence.  «  Non.  Cela 

m  plus  n'est  pas  possible...  »  A  quelle  atroce  idée,  répondait- 

ce  :  «  non,  »  et  ensuite,  le  :  «  Si  c'était  pourtant?...  »  qu'il 

îouta,  pour  conclure  :  «  Maintenant  vous  savez  mes  volontés...  » 


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24  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  «  Je  m'y  conformerai,  »  dit  le  jeune  homme.  Il  avait 
compris  Tinique  et  atroce  soupçon  soulevé  soudain  dans  l'esprit 
du  mari  si  cruellement  trahi,  et  il  l'en  plaignait  davantage 
encore.  «  Je  vous  le  promets...  » 

—  «  C'est  bien,  »  conclut  M.  de  Claviers,  «  j'accepte  votre 
parole. .  '.  Chaque  jour,  je  vous  écrirai  mes  instructions  pour  ce  que 
je  désire  de  vous.  Il  est  inutile  que  désormais  nous  nous  retrou- 
vions en  tête  à  tête,  à  moins  que  vous  n'ayez  à  m'apporter  un 
renseignement  sur  l'enquête  que  vous  allez  faire.  Je  n'en  espère 
pas  grand'chose...  J'oubliais.  J'ai  prié  ce  matin  les  Charlus  ei 
Bressieux.  Soyez  là  à  midi  un  quart...  Allez.  » 

—  «  Aurai-je  la  force  de  la  tenir,  cette  parole?  »  se  deman- 
dait Landri  en  descendant  à  l'heure  fixée  dans  le  petit  salon  où 
le  marquis  recevait  ses  invités,  quand  il  donnait  à  déjeuner.  Il 
lui  fallut,  pour  y  arriver,  traverser  plusieurs  pièces  magnifiques, 
en  enfilade,  et  il  pouvait  entendre,  à.  distance,  les  éclats  de  ce 
rire  haut,  associé  aube  impressions  de  son  enfance  et  de  sa  jeu- 
nesse. L'homme,  qui  tout  à  l'heure,  stolque  et  désespéré  tour  à 
tour,  glacé  et  emporté,  accusait,  ordonnait,  gémissait,  soupçon- 
nait, dans  une  telle  fièvre  de  douleur  et  d'indignation,  était-il 
bien  le  même  que  celui  qui  l'accueillit  par  ces  mots,  d'une  voix 
joyeuse,  en  lui  montrant  les  amis  annoncés  : 

—  «  Hé  bien  !  vous  vous  faites  attendre,  monsieur  le  héros  !... 
Vous  n'en  avez  pas  le  droit,  vous  qui  n'êtes  pas  nouveau  jeu... 
Mais  vous  avez  du  crédit  pour  quelque  temps,  après  ce  que  vous 
avez  fait.  N'est-ce  pas,  mademoiselle  Marie?...  » 

-7  «  Oh!  Une  ardoise  énorme...  »  dit  Marie  de  Charlus  en 
riant  de  ses  belles  dents  claires.  «  Ah!  vous  me  taquinez,  mon- 
sieur de  Claviers.  Je  me  vengerai  en  vous  parlant  argot...  Et  ça 
ne  m'empêchera  pas  de  retrouver  le  français  de  votre  vieille 
France  pour  répéter  à  votre  fils  que  nous  avons,  tous  et  toutes, 
été  bien  fiers  de  lui.  » 

—  «  Bien  fiers,  »  répéta  Charlus.  «  De  voir  accomplir  une 
belle  action  fait  toujours  plaisir.  Mais  quand  celui  qui  laccom- 
plit  appartient  à  la  classe  des  gens  comme  il  faut,  le  plaisir  est 
double...  » 

—  «  En  effet,  »  dit  Bressieux,  en  serrant  à  son  tour  la  main 
à  Landri.  «  Nous  ne  sommes  pas  gâtés  sous  ce  rapport...  » 

—  «  C'est  que  les  gens  comme  il  faut  pensent  trop  à  la  bonne 


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l'émigré.  25 

galette^  »  reprit  Marie  en  regardant  le  Seigneur  de  La  Roche- 
brocante  avec  cette  insolence  gaie  qui  était  la  sienne. 

—  «  C'est  surtout  que  les  gens  comme  il  faut  ne  sont  pas 
comme  il  faudrait,  »  dit  le  marquis.  «  C'est  si  simple  d'être  de 
son  parti,  tout  bonnement,  et  personne  n'en  est,  de  son  avis,  et 
je  ne  vois  que  des  gens  qui,  sous  prétexte  d'idées  larges  et  libé- 
rales, donnent  raison  à  leurs  ennemis.  Landri  a  été  de  son  parti, 
voilà  tout,  sans  phrase,  sans  étalage.  Tu  vas  leur  raconter  cela, 
mon  ami,  et  comment  ces  braves  paysans  vous  ont  acclamés,  toi  et 
tes  dragons,  quand  vous  avez  détalé  à  la  barbe  du  préfet  esto- 
maqué... Mais  le  déjeuner  est  servi...  Voulez- vous  me  permettre 
de  vous  offrir  le  bras,  mademoiselle  ?  Lardin  a  promis  de  se  dis- 
tinguer, et  nous  aurons,  pour  boire  à  la  santé  de  ce  grand  garçon, 
un  Musigny  d'une  royale  année...  Car  nous  buvons  encore,  et  du 
Bourgogne,  nous  autres,  de  même  que  nous  mangeons  et  de  bel 
appétit,  dans  cette  vieille  France  dont  vous  vous  moquez.  Elle 
est  jolie,  la  nouvelle!  Tout  à  l'eau  minérale  et  au  régime...  »  Les 
domestiques  en  livrée  avançaient  les  chaises  aux  convives  autour 
de  la  table,  dont  le  bois  sombre  n'avait  pas  de  nappe,  d'après 
le  vieux  rite  des  déjeuners  à  la  française.  Les  profondeurs  du 
jardin  mettaient  une  atmosphère  de  paix  presque  campagnarde 
autour  de  cette  salie  à  manger  que  le  maître  du  logis  animait  de 
sa  cordialité.  Pour  qui  l'eût  observé  de  près,  cette  chaleur  de  sa 
communicative  gaieté  contrastait  trop  avec  la  fièvre  de  ses  pru- 
nelles et  les  ravages  de  sa  physionomie.  Mais  l'orgueil  de  son  nom 
à  défendre  le  soutenait,  et,  devançant  lui-même  toute  remarque 
de  ce  genre,  —  lui  qui  n'avait  jamais  menti,  —  il  disait  :     • 

—  «  J'avais  bien  besoin  que  Landri  revint...  Voilà  mouvrai 
remède,  ai-je  répondu  à  Louvet  quand  il  m'a  parlé  de  régime, 
justement,  à  propos  de  ces  deux  ou  trois  vertiges  dont  je  vous  ai 
entretenu,  Cbarlus.  Seulement,  je  trouve  que  ce  jeune  homme 
n'a  pas  l'air  assez  content  de  nous  revoir...  Vous  verrez  qu'il 
regrettera  l'armée  ! ...  » 

Et  pour  ne  pas  être  inférieur  au  tragique  héroïsme  de  cette 
comédie,  Landri,  à  qui  l'on  servait  en  ce  moment  des  œufs  à  la 
Grandchamp,  une  des  mille  et  une  créations  du  savant  Lardin, 
en  riant  lui  aussi  : 

—  «  Â  coup  sûr  je  ne  regretterai  pas  la  cuisine  du  mess... 
>t  vrai  que  votre  chef  s'est  encore  surpassé  pour  fêter  mon 
'^1e  fendue...  » 


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26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  portait  sa  fourchette  à  ses  lèvres  avec  la  mine  respectueuse 
d  un  gourmet  pour  qui  manger  est  une  affaire  solennelle,  ce  qui 
lui  attira  cette  exclamation  de  Bressieux  : 

—  «  Vous  y  venez.  La  table,  c'est  encore  ce  qui  trompe  le 
moins,  et  quand  un  chef-d'œuvre  de  Lardin  vous  est  servi  dans 
du  Chantilly  de  cette  finesse  de  pâte,  »  ajouta-t-il  en  montrant 
son  assiette,  sans  que  Ton  pût  deviner  à  son  clignement  d'yeux 
s'il  cédait  à  son  goût  pour  le  bibelot  ou  s'il  distillait  une  secrète 
ironie,  «  on  peut  dire,  en  dépit  du  mot  fameux,  que  Ton  con- 
naît encore  la  douceur  de  vivre  !...  » 

vra.  —  SUR  UNE  PISTE 

Landri  ne  s'y  était  pas  trompé,  ces  phrases  échappées  à  M.  de 
Claviers  et  aussitôt  interrompues,  ce  «  trop  peut-être...,  »  et  ce 
((  si  c'était  pourtant!...  »  signifiaient,  qu'au  moins  une  seconde, 
cet  homme,  si  étranger  jadis  à  toutes  les  mesquineries  du  soup- 
çon, avait  admis  cette  sinistre  hypothèse  :  M""*  Olier  dénoncia- 
trice  de  M"'  de  Claviers.  Imagination  insensée  par  la  matéria- 
lité môme  !  Comment  Valentine  eût-elle  jamais  pu  se  procurer 
ce  billet?  —  Plus  insensée  encore  du  point  de  vue  moral.  Elle 
prétait,  gratuitement,  à  une  jeune  femme,  sans  un  seul  indice, 
le  plus  ignoble  des  calculs:  séparer  à  jamais  Landri  de  celui  qui 
jusqu'alors  l'avait  cru  son  fils  !  Et  dans  quel  dessein?  Pour  l'épou- 
ser plus  librement?...  Cela  ne  tenait  pas  debout  un  seul  instant. 
Fallait-il  que  la  blessure  eût  été  profonde,  pour  que  le  grand 
seigneur  magnanime  en  fût  venu,  et  si  vite,  à  de  tels  change- 
mens  de  son  caractère?  En  sortant  de  l'hôtel  de  la  rue  du  fau- 
bourg Saint-Honoré,  au  terme  de  ce  déjeuner  qui  lui  avait  donné 
l'impression  d'un  cauchemar  vécu,  Landri  se  rappelait  ces  mots, 
parmi  tant  d'autres,  et  cette  insinuation  si  insultante  pour  sa 
Valentine.  Il  n'y  trouvait  qu'une  raison  de  plus  de  désirer  savoir 
qui  avait  commis  ce  double  crime  de  l'ordre  privé,  impunissable 
aux  lois  et  vraiment  féroce  :  ce  vol  d'une  correspondance,  aggravé 
de  cette  dénonciatiop.  Dans  cet  entretien  d'une  tension  presque 
inhumaine,  il  avait  vu  distinctement  que  cette  découverte  pour- 
rait seule  soulager  un  peu  l'angoisse  dont  étouffait  le  marquis. 
Lui-môme  comprenait  combien  était  nécessaire  la  destruction  de 
ces  «  autres  pièces,  »  comme  avait  dit  l'anonyme,  dans  un 
style  de  dossier  froidement  cruel.  *Ces  lettres  gardées  restaient 


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L  ÉMIGRÉ.  27 

comme  une  trop  redoutable  menace  pour  cet  honneur  de  la 
morte  que  le  mari  trompé  voulait  généreusement  sauver.  Com- 
ment le  fils  n*eût-il  pas  mis  tout  son  amour-propre  à  s'associer 
à  cette  œuvre  de  salut?  Comment  l'amoureux  de  Valentine  n'eût- 
il  pas  tenu  à  cœur  aussi  de  ne  pas  laisser  planer  même  Tombre 
de  l'ombre  du  plus  déraisonnable  soupçon  sur  la  femme  qu'il 
allait  épouser  et  que  jamais  M.  de  Claviers  ne  connaîtrait?  Qu'il 
eût  pu  penser  d'elle  ainsi,  ne  fût-ce  que  dans  un  moment  de 
délire  et  de  souffrance,  c'était  de  quoi  surexciter  encore,  chez  le 
jeune  homme,  le  besoin  d'y  voir  clair  dans  ces  immondes  ténè- 
bres. Mais  sur  quelle  piste  s'engager  et  avec  quels  signes?  Il  se 
posait  cette  question,  enfin  dégagé  de  cette  contrainte  contre 
nature,  à  laquelle  l'avait  condamné,  —  en  s'y  condamnant  lui- 
même  par  un  point  d'honneur  digne  d'un  autee  âge,  —  celui  qu'il 
avait  si  longtemps  appelé  «  l'Émigré.  »  Il  se  rendait  chez  Valen- 
tine, pour  demander  èi  ses  doux  yeux,  à  son  cher  sourire,  à  sa 
présence  aimée,  la  force  de  supporter  cette  épreuve,  dont  il  ne 
lui  appartenait  pas  de  fixer  la  fin.  Allait-il  l'interroger,  comme 
M.  de  Claviers  n'avait  pas  craint  de  le  lui  conseiller?  Pour 
apprendre  quoi?  que  les  parens  déshérités  lui  avaient  dit  le 
testament  de  Jaubourg  et  qu'elle  en  avait  tiré  une  conclusion 
trop  évidente  pour  une  personne  avertie?  Qu'elle  le  fût,  Landri 
ne  le  savait  que  trop.  Dans  les  longues  méditations  solitaires 
de  ses  semaines  d'arrêts  à  Saint-Mihiel,  il  était  arrivé  à  recon-  . 
stituer  l'histoire  entière  et  à  comprendre  pourquoi  les  Privât  lui 
avaient  toujours  marqué  une  froideur  dont  il  ne  s'était  avise 
qu'à  distance.  Oui,  à  quoi  boh  essayer  d'en  connaître  davantage*? 
Si  c'était  des  Privât  que  venait  la  lettre  anonyme,  Valentine 
l'ignorait,  et  que  servirait-il  de  l'initier  à  de  pareilles  turpitudes? 
Les  vrais  amoureux  ont  un  respect,  ému  et  ravi,  pour  cette 
fleur  de  délicatesse  et  d'illusion,  qui  fait  le  charme  pur  de  l'âme 
féminine,  quand  elle  n'a  pas  été  brutalisée  trop  jeune  par  les 
flétrissantes  réalités  de  la  vie.  Ce  sentiment  seul  aurait  empêché 
Landri  de  questionner  son  amie,  quand  bien  même  il  n'eût  pas 
éprouvé  comme  un  spasme  d'horreur  à  la  pensée  d'accuser  sa 
mère  devant  elle.  Le  silence  est  la  pieuse  charité  du  fils  auquel 
vénération  est  interdite.  Et  puis,  eût-il  voulu  parler,  que  la 
ine  femme  eût  arrêté  sur  ses  lèvres  les  paroles  blasphéma- 
res.  Il  n'eut  pas  plutôt  franchi  le  seuil  du  petit  salon  de  la  rue 
nsieur,  où  elle  l'attendait,  qu'au  regard  dont  elle  l'accueillit 


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GoOg; 


28  REVUE  DBS  OBUX  MORDES. 

il  sentit  cette  peur,  chez  elle  aussi,  d'une  explication  trop  dou- 
loureuse. Et  comment  aurait-il  souillé  ce  charme  du  revoir  par 
une  si  hideuse  confidence,  la  trouvant  comme  il  la  trouvait,  si 
jeune,  si  fine,  si  jolie,  dans  sa  toilette  toujours  noire,  —  mais  la 
fin  prochaine  du  deuil  s'y  devinait  déjà!  Valentine  avait  une  robe 
de  crêpe  de  Chine  et  de  dentelles,  dont  la  souplesse  s'harmonisait 
à  la  grâce  un.  peu  menue  de  toute  sa  personne.  Â  son  cou  un  fil 
de  perles  luisait  doucement,  une  touffe  de  violettes  fleurissait 
son  corsage,  et  dans  les  boucles  légères  de  ses  cheveux  cendrés 
était  passée  une  torsade  de  tulle  noir.  C'était  la  renaissance  de  la 
femme  que  ces  bijoux  et  que  ces  fleurs,  que  ce  visible  et  naïf 
désir  de  plaire,  qui  mettait  un  éclat  de  pétale  de  rose  à  ses  joues 
minces,  une  lumière  h  ses  yeux  bleus,  un  frémissement  k  son 
sourire.  Elle  avait  auprès  d'elle  son  fils,  dont  sa  ioiain  fiévreuse 
flattait  les  cheveux,  d'un  or  pareil  à  l'or  pâle  des  siens.  Elle  le 
poussa  doucement  vers  Landri  quand  celui-ci  entra,  comme  pour 
donner  un  symbole  à  l'union  qu'elle  rêvait,  où  rien  ne  fût  sa- 
crifié du  bonheur  de  l'enfant,  où  il  restât  toujours  entre  elle  et 
le  second  père,  et  elle  disait  : 

—  «  Embrasse  M.  de  Claviers,  Ludovic,  et  répète-lui  que  ta 
maman  et  toi  vous  avez  bien  prié  pour  lui,  pendant  qu'il  était  en 
prison,  si  injustement...  » 

—  «  C'est  vrai,  »  dit  l'enfant,  «  que  je  suis  content  que  vous 
en  soyez  sorti  !... On  ne  vous  y  mettra  plus,  dites,  monsieur?...  » 
ajouta-i-il  craintivement. 

—  «  Non,  »  répondit  Landri,  qui,  lui  aussi,  caressa  les  boucles 
blondes  tandis  que  la  mère  disait  : 

—  «  Je  ne  t'ai  gardé  que  parce  que  tu  voulais  voir  M.  de 
Claviers.  Tu  l'as  vu,  va  à  tes  devoirs...  11  vous  aime,  »  reprit- 
elle,  quand  la  porte  se  fut  refermée  sur  le  petit  garçon,  «  et 
cela  m'est  si  doux!...  »  Et  prenant  la  main  du  jeune  homme  dans 
les  siennes  :  «  Oui,  j'ai  tant  prié  pour  vous,  mais  avant  la  prison, 
pour  que  vous  fissiez  ce  que  vous  avez  fait,  et  dont  je  suis 
fière,  si  fière!...  »répéta-t-elle.  «  En  lisant  dans  les  journaux  le 
récit  des  événemens  de  Hugueville,  j'avais  tant  d'orgueil  de 
vous...  » 

—  «  Et  moi,  »  dit-il,  «  j'ai  tant  de  douceur  à  être  de  nouvear 
auprès  de  vous!  »  Et  c'était  vrai  que  le  tendre  accueil  de  cette 
femme  passionnément  chérie,  après  les  scènes  meurtrières  du 
matin,    succédant  elles-mêmes  à  tant  d'émotions  si  acres,  si 


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l'émigré.  29 

corrosives,  c'était  la  fraîcheur  divine  de  Toasis  entre  deux 
marches  accablées  sur  le  sable  brûlant  du  désert,  une  fête  du 
cœur  presque  trop  enivrante»  à  croire  que  ce  contraste  n'est 
pas  yraiy  que  ce  ravissement  est  un  mensonge  et  va  s'évanouir... 
cr  Oui,  »  reprit-il,  «  tant  de  douceur.  Car,  voyez- vous,  je  n'ai  plus 
que  vous  au  monde...  » 

— «  Vous  avez  parlé  à  M.  de  Claviers  de  vos  projets?  »  deman- 
da-t-elle.  «  Vous  ne  m'en  avez  jamais  écrit...  »  Elle  traduisait  la 
phrase  de  Landri  dans  une  partie  seulement  de  son  sens,  ne  vou- 
lant pas  avoir  deviné  l'autre.  Si  perspicace  que  fût  son  intuition, 
elle  n'avait  pas  encore  discerné  l'étendue  entière  du  drame  où  son 
ami  si  aimé  était  engagé.  Elle  avait  compris  qu'il  était  le  fils  de 
Jaubourg  et  qu'il  le  savait.  Elle  ignorait  que  le  marquis  lé  sût  aussi. 

—  «  Je  lui  ai  parlé.  » 

—  «  Et  il  a  refusé  son  consentement!  » 

—  «  Il  Ta  refusé...  » 

—  «  Landri,  d  dit-elle  après  un  silence,  «  vous  savez  main- 
tenant que  je  vous  aime,  et  combien!...  Quand  j'ai  répondu  oui  à 
votre  demande,  il  y  a  cinq  semaines,  je  l'ai  fait  sans  illusions. 
J'étais  certaine  que  M.  de  Claviers  n'accepterait  jamais  notre 
mariage.  J'ai  passé  outre,  parce  que  j'ai  vu,  j'ai  cru  voir 
que  vraiment  vous  ne  pouviez  plus  vivre  sans  moi,  et  aussi 
parce  que  je  vous  aimais...  Ne  cherchez  pas  dans  ce  que  je  vous 
dis  ce  qui  n'y  est  pas.  Je  vous  aime  toujours  de  même.  Je  suis, 
je  serai  toujours  prête  à  vous  donner  ma  vie.  Mais  si  vous  de- 
viez rencontrer  des  difficultés  trop  grandes,  soutenir  des  luttes 
trop  pénibles,  je  veux  que  vous  vous  sachiez  libre...  Je  vous 
attendrai  un  an,  deux  ans,  dix  ans,  s'il  le  faut,  vingt,  toujours...  » 
Elle  insista  :  «  toujours.  » 

—  «  Après  ce  que  nous  nous  sommes  dit,  M.  de  Claviers  et 
moi,  »  répondit  Landri,  «  que  je  vous  épouse  ou  non,  tout  est 
brisé  entre  nous...  » 

Elle  le  regardait,  tandis  qu'il  prononçait  cette  phrase  d'un 
accent  si  triste  qu'elle  en  tressaillit.  Il  pâlit  un  peu,  comprenant 
qu'elle  avait  compris,  et  dans  le  même  élan  de  pitié  que  l'autre 
jour,  elle  l'attira  vers  elle,  en  lui  pressant  le  bras  contre  son 
cfpiVLT  d'un  geste  passionné.  Et  frissonnante  : 

—  «  J'essaierai  d'effacer  cela  aussi,  »  dit-elle.  Ce  fut  à  lui  de 
raitre  n*avoir  pas  démêlé  tout  ce  que  signifiait  cette  protesta- 
a  d'amour,  et  il  reprit  : 


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REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

«  Il  ne  s'est  pas  contenté  de  refuser.  Il  veut  qi^j  marié> 
ibite  plus  Paris.  » 

(c  Je  vous  répondrai  comme  Rutb,  »  fit-elle,  «  où  vous 
irai;  où  vous  demeurerez,  je  demeurerai...  » 
K  Même  si  je  ne  quitte  pas  seulement  Paris,  —  môme  hors 
nce?...  » 

«  Même  hors  de  France...  »  Un  tout  petit  signe  révélait 
de  l'émotion  dont  elle  était  remplie.  Le  point  central  de  ses 
les  s'était  dilaté  si  fortement  que  ses  yeux  bleus  en  parais- 
noirs,  et,  enveloppant,  caressant,  étreignant  Landri  de  ce 
\  regard  passionné,  elle  lui  disait  :  «  Vous  ne  savez  pas  ce 
i  amassé  pour  vous  de  tendresse  dans  mon  cœur,  pendant 
is  ans,  où  je  vous  ai  tant  caché  de  ce  que  je  sentais,  pour 

vous  perdre.  Cet  amour  s'est  creusé  en  moi  à  une  pro- 
r  qui  me  ferait  trembler,  si  vous  n'étiez  pas  vous,  si  je 
pas  sûre  que  vous  ne  voudrez  jamais  que  mon  devoir,  que 
&  me  demanderez  pas  de  vivre  dans  des  conditions  où  mon 
serait  pas  élevé  comme  il  doit  l'être,  pour  rester,  même 

son  pays,  un  enfant  de  France  !...  »  Elle  redit  :  «  Loin  de 
jTs?...  »  Et,  timide  :  «  M.  de  Claviers  l'exige  vraiment?...  » 
«  Il  n'exige  rien,  »  répondit  Landri. 
ff  Mais  vous  pensez  que  c'est  le  seul  moyen  de  le  réeon- 
in  peu  avec  l'idée  de  notre  mariage?...  »  demanda-t-elle, 
ime  il  inclinait  la  tête  :  «  Alors  il  ne  faudra  pas  hésiter,  » 
.  «  Vous  ne  savez  pas  non  plus  combien  vous  m'avez  ap- 
l'aimer,  sans  le  connaître;  combien  je  lui  suis  reconnais- 
le  l'influence  qu'il  a  eue  sur  vous,  des  traces  de  sa  ma- 
e  sensibilité  que  je  retrouve  dans  la  vôtre.  Quand  je  vous 
>ndu  oui,  l'autre  jour,  j*ai  eu  tout  de  même  un  remords 
s  prendre  à  ce  devoir  et  à  cette  tendresse...  Vous  me  dites 

n'est  pas,  que  tout  est  brisé  entre  vous...  Cela  m'enlève 
îmords,  mais  en  me  donnant  pour  vous  un  tel  regret... 
^OUB  du  moins  que  se  séparer,  ce  n'est  pas  s'oublier.  On 
>nserver  l'un  de  l'autre  une  image  à  laquelle  on  n'ait  rien 
)cher.  Je  voudrais  qu'entre  M.  de  Claviers  et  vous,  il  en 
si,  et  que,  pensant  à  vous,  il  sentît  que  vous  l'avez  aimé, 
lis  l'aimez  toujours,  comme  il  le  mérite,  et  qu'il  n'y  a  entr^ 
3UX  que  la  vie...  » 

arbres  de  l'étroit  jardin  derrière  la  porte-fenêtre  étaien 
ésolés  que  ceux  dont  les  ramures  se  dénudaient  derrière 


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L  ÉMI6E£.  81 

les  hautes  vitres  de  la  salle  à  manger,  rue  du  faubourg  Saint<- 
Honoré.  Le  oiel  plombé  du  jour  d'hiver  était  aussi  menaçant. 
Les  phrases  de  la  jeune  femme,  si  peu  appuyées,  si  délica- 
tement imprécises,  affirmaient  pourtant,  par  la  seule  réserve  de 
leurs  sous-entendus,  le  même  affreux  et  indestructible  fait  qui 
avait  pesé  d'un  poids  si  lourd  tout  à  Theure  sur  le  cqeur  de  Lan- 
dri  durant  le  suppliciant  déjeuner  de  parade.  Mais  Valentine 
avait  eu  de  nouveau  la  double  vue  miraculeuse  de  Tamour.  Elle 
s  était  adressée  dans  ce  cœur  malade  au  seul  sentiment  gui  pût 
Taider  à  traverser  cette  période  par  trop  éprouvante  avant  la 
rupture  officielle  avec  le  marquis.  Il  ne  pouvait  trouver  de  force 
que  dans  ce  passionné  désir  de  prouver  à  cet  homme  une  affec- 
tion qui  n'avait  jamais  été  plus  vivante.  A  cette  voix  d'amie 
pitoyable  et  de  tendre  conseillère,  Tàme  de  Landri,  si  sugges- 
tionnable  par  la  tendresse,  s'était  reprise  à  véritablement  vou- 
loiri  et|  en  quittant  la  rue  Monsieur,  il  éprouvait,  dans  sa  dé- 
tresse, la  sorte  de  plénitude  intérieure  que  donne  un  dessein  très 
ferme,  quand  il  est  fondé  sur  une  acceptation  courageuse  des 
circonstances,  même  les  plus  hostiles,  et  sur  les  attachemens  les 
plus  profonds  de  notre  être.  Oui,  si  cruel  que  fût  le  rôle  de 
dissimulation  imposé  par  M.  de  Claviers,  il  aurait  la  force  de 
le  soutenir  tant  qu'il  faudrait.  Si  difficile  que  fût  la  découverte 
du  dénonciateur  anonyme,  il  s'y  acharnerait.  Il  pouvait  offrir, 
à  cette  noble  et  grande  victime  du  mensonge  dont  il  était  né, 
cette  réparation.  II  la  lui  donnerait  avant  de  partir,  —  et  peut- 
être  une  autre  encore.  Quand  il  avait  parlé  à  Valentine  de 
ce  projet  d'un  établissement  bien  loin  de  France,  il  avait  dit 
une  des  pensées  les  plus  constamment  caressées  depuis  ces  der- 
nières semaines.  Il  avait  entrevu  dans  un  exil  à  l'ouest  des 
États-Unis,  ou  plutôt  du  Canada,  —  c'était  encore  la  patrie  !  — 
une  possibilité  de  dépouiller^  en  échappant  aux  commentaires, 
ce  nom  de  Claviers-Grandchamp  qui  n'était  pas  le  sien.  Avec 
quelle  émotion  il  avait  entendu  la  charmante  femme  lui  ré- 
pondre :  «  Même  hors  de  France I...  »  Et  cette  certitude  ajou- 
tait à  son  courage. 

II  en  eut  besoin,  de  ce  renouveau  de  courage,  pour  supporter 
dîner  de  ce  soir-lit,  qu'il  dut  prendre  au  club  de  la  rue  Scribe, 

face  de  M.  de  Claviers.  Celui-ci  lui  avait  fait  transmettre  cet 
ire,  comme  il  était  convenu,  sous  la  forme  d'un  billet  où  se 


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32  REVUE  DES  DEUX  MONDBi. 

trouvait  simplement  tracée  cette  ligne  :  «  A  huit  heures,  dîner 
au  cercle...  »  Il  en  eut  besoin  et  davantage,  le  lendemain,  pour 
accepter  de  s'asseoir  à  dix  heures,  à  côté  du  marquis,  dans  la 
baignoire  de  l'Opéra,  qui  avait  été  celle  de  M"*  de  Claviers.  Charles 
Jaubourg  avait  passé  là  tant  de  soirées  à  regarder  sa  mai* 
tresse  trôner  dans  toute  la  splendeur  de  sa  royauté  mondaine. 
Quelque  chose  de  cet  adultère  flottait  dans  les  tentures  de 
cette  loge,  que  le  châtelain  de  Grandchamp  avait  conservée,  par 
piété...  Et  quel  courage  encore,  tous  les  jours  suivans,  pour 
iîgùrer  de  repas  en  repas,  de  réception  en  réception,  à  côté  de 
ce  compagnon  qui,  devant  témoins,  le  traitait  avec  sa  chaude 
et  ample  cordialité  de  jadis  !  Puis  aussitôt  seuls,  dans  l'automo- 
bile qui  les  emmenait  ou  les  l'amenait  par  exemple,  plus  une 
parole,  plus  un  regard»  et  sur  ce  masque  plus  creusé,  plus 
vieilli  de  vingt-quatre  heures  en  vingt-quatre  heures,  c'était  l'em- 
preinte du  chagrin  altier,  qui  ne  se  plaindra  ni  ne  pardonnera 
jamais.  Combien  de  fois,  durant  ces  retours,  Landri  fut  tenté  de 
lui  demander  :  «  Êtes-vous  content  de  moi?...  »  Content?  Quelle 
parole  à  prononcer  entre  eux!...  Arriverait-il  à  en  prononcer 
une  autre,  à  pouvoir  lui  dire  :  «  L'anonyme  qui  a  écrit  la  lettre 
infâme,  je  sais  son  nom.  Les  autres  pièces  dont  il  vous  a  me- 
nacé, les  voici?...  »  Entre  les  instans  qu'il  passait  de  la  sorte, 
dans  cette  torturante  attitude  d'une  simulation  à  deux  vis-à-vis 
du  monde,  et  les  heures  qu'il  avait  aussitôt  pris  la  chère  habi- 
tude de  consacrer  toutes  les  après-midi  à  la  consolatrice  de  la 
rue  Monsieur,  son  unique  pensée  était  celle-là  :  trouver  une  piste 
et  la  suivre.  Mais  laquelle?  Mais  comment? 

—  «  Procédons  par  des  faits  positifs,  »  s'était-îl  dit  dès  le 
premier  jour.  Or,  quels  étaient  ces  «  faits  positifs  ?  »  Que  l'envoi 
de  la  lettre  de  M""*  de  Claviers  à  son  mari  avait  coïncidé  avec 
le  testament  de  Jaubourg.  Qu'avait  pu  espérer  l'envoyeur? 
Que  M.  de  Claviers  renoncerait  à  cette  fortune.  A  qui  ce  renon- 
cement eût-il  profité?  Aux  héritiers  naturels.  Il  était  donc  indi- 
qué de  chercher  de  ce  côté,  en  écartant  d'abord  Privât.  Landri 
le  connaissait  trop  pour  admettre  une  minute  que  cet  officier, 
riche  et  par  lui-même  et  par  sa  femme,  eût  commis  une  action 
de  cette  bassesse.  Pour  qui  d'ailleurs?  Les  Privât  n'avaient  pas 
d'enfans.  Quelques  démarches,  prudemment  conduites,  le  con- 
vainquirent que  les  trois  autres  héritiers  ne  devaient  pasdavan- 


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l'émigré.  33 

tage  être  soupçonnés.  L'un  était  un  gros  commerçant  de  la  tu% 
du  Sentier,  à  Paris  ;  le  second,  un  propriétaire  de  vignobles  con- 
sidérables, près  de  Lectoure,  d'où  les  Jaubourg  sont  originaires. 
Le  troisième,  magistrat  distingué,  exerçait  les  fonctions  de  pro- 
cureur général  près  une  des  cours  d'appel  du  Nord.  Il  y  avait 
toute  une  leçon  de  philosophie  sociale  dans  ce  tableau  des  cou- 
sinages de  Charles  Jaubourg.  Il  avait  été,  lui,  le  bourgeois  élé- 
gant qui  passe  aristocrate.  Il  avait,  h  son  insu,  satisfait,  dans 
une  liaison  avec  une  grande  dame,  ce  besoin  d'anoblissement  qui 
est  l'instinct. naturel,  et,  s'il  était  bien  dirigé,  légitime  et  utile 
des  plus  hauts  représentans  des  classes  moyennes.  Pour  Landri, , 
les  situations  occupées  par  les  parens  du  mort  représentaient 
simplement  une  garantie  qu'aucun  d'eux  n'était  le  dénonciateur 
cherché.  Ces  premiers  «  faits  positifs  »  ne  permettaient  aucune 
hypothèse.  Un  autre  «  fait  positif  »  était  le  vol  de  cette  lettre 
de  M"*  de  Claviers.  Une  lettre  n'est  volée  qu'à  l'expéditeur  ou  au 
destinataire.  Il  y  avait  quinze  ans  que  la  marquise  de  Claviers* 
Grandchamp  était  morte.  Il  était  possible  que  cette  lettre  eût 
été  dérobée  quinze  ans  auparavant,  et  que  le  voleur  fût  demeuré 
tout  ce  temps  sans  s'en  servir,  mais  c'était  très  improbable.  Or 
quand  on  poursuit  une  recherche  de  ce  genre,  la  règle  est  de 
n'admettre  l'improbable  qu'après  avoir  examiné  tous  les  pro- 
bables. Le  plus  sage  était  donc  d'admettre  qu'elle  avait  été  prise 
chez  Jaubourg.  Que  cet  homme  si  prudent,  si  surveillé,  qui  avait 
tant  travaillé  pour  cacher  sa  paternité,  conserv&t  des  pages 
si  terriblement  accusatrices,  quelle  contradiction!  Elle  pouvait 
s'expliquer  par  l'ardeur  d'un  amour  qui  avait  dû  être  bien  grand. 
N'y  avait-il  pas  dévoué  toute  sa  vie?  Précisément  parce  qu'il 
savait  le  danger  de  ne  pas  détruire  ime  semblable  correspon- 
dance, l'amant  de  M""*  de  Claviers  avait  dû  multiplier  les  pré- 
cautions. Cette  lettre  et  les  autres  dont  parlait  l'anonyme  n'avaient 
donc  pu  lui  être  volées  que  par  une  personne  initiée  à  toutes 
ses  habitudes,  et  dans  un  moment  où  il  était  incapable  d'une 
surveillance.  Le  vol  avait  dû  être  commis  ou  pendant  la  maladie 
ou  tout  de  suite  après  la  mort.  Que  signifiaient  ces  mots  :  les 
«autres  pièces?  »  Le  reste  de  la  correspondance  évidemment, 
*''is  pourquoi  l'envoi  de  cette  lettre  unique,  sans  accompagne- 
int  d'aucune  demande  d'argent,  et  depuis  plusieurs  semaines 
à?  C'était  une  énigme.  Elle  n'empêchait  pas  le  «  fait  positif  » 
bre  là.  Ce  fait  exigeait  qu'une  enquête  bien  conduite  com- 

TOMB  XXXIX.  —  1907.  3 


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94  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rnençftt  par  un  entretien  avec  Joseph,  ce  serviteur  de  confiance 
dont  Jaubourg  avait  dit  dans  son  agonie  :  «  Tu  peux  le  croire, 
lui.  Il  est  sûr,  très  sûr...  »  Landri  ne  l'avait  plus  revu  depuis 
l'instant  où,  dans  la  chambre  du  mort,  le  marquis  agenouillé  priait 
au  pied  du  lit.  En  pensée,  il  aperçut  cette  silhouette,  en  cravate 
blanche  et  en  habit  noir,  vaquant  aux  derniers  apprêts,  celte  face 
immobile  de  témoin  discret,  de  muet  complice.  Joseph  était  resté 
trente  ans  au  service  de  son  maître.  Il  avait  certainement  pénétré 
le  mystère  de  la  liaison  de  Jaubourg  avec  M""*  de  Claviers.  Il 
savait  le  secret  de  la  naissance  de  Landri.  Le  jeune  homme  se 
rappelait  la  singularité  de  son  regard,  lors  de  cette  démarche 
faite  auprès  de  lui,  la  veille  de  la  mort,  au  château  de  Grand* 
champ.  D'ailleurs  Joseph  n'était-il  pas  là,  aidant  le  docteur  Pierre 
Çbaffin,  quand  le  malade  profépait  dans  son  délire  tant  de  paroles 
cruellement  révélatrices?  Cette  idée  rendait  une  conversation 
avec  ce  domestique  si  pénible  que  Landri  recula  d'abord. 

—  «  C'est  une  lâcheté,  »  se  dit-il  aussitôt.  «  Si  je  ne  passe  pas 
outre  à  une  souffrance  de  cet  ordre,  pour  lui^  de  quoi  suis-je 
capable?...  » 

Résolu  à  cet  interrogatoire,  la  plus  élémentaire  habileté  lui 
eommandait  d'y  procéder  par  surprise.  Le  jeune  homme  ignorait 
un  détail  qui  devait  lui  faciliter  sa  tâche  :  M.  de  Claviers  avait  eu, 
comme  on  imagine,  horreur  de  remettre  les  pieds  dans  l'ap- 
partement de  Jaubourg.  Décidé  à  rendre  l'abominable  héritage, 
et  ne  voulant  pas  d'une  vente  qui  aurait  attiré  l'attention,  il 
avait  confié  la  garde  de  l'appartement,  jusqu'à  nouvel  ordre,  au 
vieux  maitre  d'hôtel.  Quand  Landri  vint  rue  de  Solférino  deman- 
der l'adresse  de  celui-ci,  le  concierge  répondit  un  :  «  Mais  il 
est  en  haut,  monsieur  le  comte,  »  très  étonné,  qui  prouva 
à  l'enquêteur  combien  était  délicate  laffaire  où  il  s'engageait. 
Les  plus  légères  imprudences  risquaient  de  provoquer  une 
curiosité  trop  périlleuse.  Aussi  tous  les  ressorts  de  son  être 
élaient-ils  bandés  à  rendre  sa  physionomie  impénétrable,  tandis 
qu'il  attendait  le  maitre  d'hôtel  dans  la  bibliothèque,  où  une 
vieille  femme  venue  à  son  coup  de  sonnette  l'avait  introduit. 
C'était  r«  Épouse  »  de  «  monsieur  Joseph  »  qui  servait  de  lingèrr 
dans  la  maison,  du  vivant  de  Jaubourg.  Le  couple  avait  une 
fille.  M"'  Amélie,  que  l'indulgent  patron  leur  avait  permis  de 
garder  avec  eux.  Comment  associer  à  Fidée  d'un  complot  si  cth 


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l'émigré.  38 

lent  combiné  le  chef  de  cette  famille  de  quarts  de  bour* 
amés  de  respectabilité?  M""*  Joseph  avait  une  dignité  de 
qu'elle  déploya  pour  ouvrir  les  fenêtres,  tout  en  ezpli- 
bruit  d'un  piano,  qui  Stait  celui  de  M^^^  Amélie.  «  On 
dans  l'appartement?  )>  disait-elle,  «  parce  que  nous  ne 
jamais,  rapport  aux  bibelots...  »  Le  père  de  la  pia- 
vait  lui-môme,  attristé  et  déférent,  empressé  et  curieux, 
^ment  du  marquis  de  Claviers  depuis  la  mort  de  son 
avait  pas  échappé  à  ce  sagace  observateur.  Il  en  avait 
cause  secrète,  sans  avoir  pu  démêler  quel  indice  avait 
éclairé  une  crédulité  si  longtemps  abusée.  Quand  il  se 
i  présence  de  Landri,  ce  désir  de  savoir  donna  malgré 
prunelles,  ordinairement  inexpressives,  une  acuité  qui 
se  au  jeune  homme,  moins  cependant  qu'une  circon- 
iit  ensemble  macabre  et  comique.  Joseph  était  en  grand 
portait  des  vêtemens  qui  avaient  appartenu  au  mort, 
de  la  jaquette  et  du  pantalon,  de  coupe  britannique 
convenait  à  un  homme  du  style  de  Jauboui^,  avaient 
les  lignes  du  corps  du  premier  possesseur,  la  physio* 
ses  mouvemens.  Cette  évocation  était  rendue  caricatu- 
l'involontaire  imitation  que  le  domestique  faisait  de 
pe,  lequel  avait  évidemment  exercé  sur  lui  un  hypno- 
le  regrettait  sincèrement,  et  il  eut  une  réelle  douleur 
oix  pour  dire  à  Landri  : 

ih  !  monsieur  le  comte,  j'avais  bien  annoncé  à  monsieur 
h  Grandchamp  que  Monsieur  ne  durerait  pas  deux  jours 
Un  si  bon  maître!...  Monsieur  le  comte  sait  qu'il  nous 
ma  femme  et  à  moi  une  rente  viagère  de  trois  mille 
francs  et  une  dot  de  dix  mille  francs  pour  Amélie.  Je 
?^oir  me  retirer  dans  un  petit  bien  que  j'avais  déjà 
,ns  mon  pays  avec  mes  économies.  Les  gens  me  disent  : 
z  vivre  heureux,  monsieur  Joseph.  Hé  bien!  monsieur 
ce  n'est  pas  vrai.  De  l'avoir  vu  s'en  aller  comme  je  l'ai 
Site  tout.  » 

^uisque  vous  lui  étiez  si  dévoué,  »  répondit  Landri  en 
sur  ce  visage  envahi  par  Tétonnement,  l'effet  de  ses 
:  vous  m'aiderez  certainement  dans  une  recherche  qui, 
vous  intéresse  vous-même...  Des  papiers  ont  disparu, 
s  auxquelles  M.  Jaubourg  attachait  une  extrême  impor- 
temarquez  bien,  Joseph,  que  je  ne  vous  accuse  pas.  Je 


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RSVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

• 

venu  vous  demander  simplement  :  Est-il  possible  que  quel- 
n  soit  entré  dans  Tappartement  pendant  que  M.  Jaubourg 
malade  et  ait  pris  ces  papiers?...  » 

—  ((  Non,  monsieur  le  comte,  »  répondit  vivement  le  domes- 
3,  «  ce  n'est  pas  possible.  »  L'éclair  qui  avait  passé  dans  ses 
:  avait  trahi  une  épouvante  qui  n'était  pas  jouée.  Ce  n'était 
pour  lui  qu'il  avait  peur.  Il  n'était  pour  rien  dans  cette  affreuse 
iture.  Mais  qui  alors?  comme  avait  dit  en  gémissant  M.  de 
iers,  qui?...  Et  Joseph  continuait  :  «  Monsieur,  par  prin- 
,  ne  gardait  aucun  papier.  Bien  souvent  je  lui  ai  entendu 
:  Après  moi  on  n'aura  pas  besoin  de  rien  classer.  Je  dé- 
i  tout...  Il  avait  pourtant  conservé  un  paquet  de  lettres.  Voici 
ment  je  le  sais.  Le  matin  du  jour  où  il  m'a  envoyé  h  Grand- 
op,  c'était  donc  le  lundi,  il  se  sentait  très  mal.  Il  a  voulu 
je  l'aide  à  se  lever,  malgré  l'ordre  du  médecin.  Il  a  ouvert 
coffre-fort  qui  était  dans  sa  chambre.  Lui-même  il  a  pris  deux 
;es  qu'il  a  placées  sur  le  feu.  Il  ne  s'est  recouché  que  lors- 
1  a  vu  qu'il  n'en  restait  que  des  cendres.  Et  comme  la  clef 
;offre-fort  ne  le  quittait  pas...  » 

—  «  Mais  pendant  les  jours  qui  ont  précédé  ce  lundi,  il  était 
îhé.  Où  était  cette  clef?...  » 

—  «  Pendue  à  sa  chaîne  de  montre,  dans  le  tiroir  de  sa  table 
uit.  » 

—  «  N'a-t-on  pas  pu  entrer,  pendant  qu'il  sommeillait,  par 
Qple,  et  que  vous  n'étiez  pas  là?...  » 

—  «  Un  des  autres  domestiques,  peut-être.  J'en  réponds 
me  de  moi-même.  C'était  moi  qui  les  choisissais.  » 

—  «  Mais  le  médecin?  »  demanda  Landri. 

—  «  M.  le  docteur  Chaffin?  »  dit  le  maître  d'hôtel...  «  Évi- 
ment...  Je  ne  croirais  pourtant  pas  cela  de  lui,  »  ajouta-t-il, 
)S  quelques  secondes  de  réflexion.  «  Oh!  si  c'était  son 
!...  » 

—  «  Son  père?...  »  répéta  Landri.  «  Voyons,  dites  toute 
e  idée.  » 

—  «  Je  n'ai  pas  d'idée,  »  répéta  Joseph,  «  sinon  que  je  sais 
Monsieur  se  défiait  beaucoup  de  lui.  » 

—  <(  Et  il  n'est  pas  venu  pendant  la  maladie?...  » 

—  «  Si...  Je  me  rappelle,  maintenant.  Le  samedi...  Mais  il 
pas  vu  Monsieur,  auprès  de  qui  j'étais.  Il  m'a  fait  demander, 
r  avoir  des  nouvelles  fraîches  à  porter  à  M.  le  marquis.  » 


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l'émigré.  37 

Ainsi  l'image  de  Ghaffin  se  trouvait  de  nouveau  associée  dans 
la  pensée  de  Landri  aux  scènes  mystérieuses  qui  avaient  dû  se 
jouer  autour  de  ce  lit  de  mort.  Ghaffin  avait  erré  autour  de  celte 
chambre  d'agonie  dans  les  dernières  heures.  Ghaffin  était  venu  dans 
Tappartement.  Une  fois^  disait  le  domestique.  Qu'en  savait-il? 
Lui-même  avait  beau  prodiguer  son  dévouement  le  plusasàidu  au 
malade,  il  s'était  absenté.  Que  Ghaffin,  averti  de  cette  absence,  eût 
profité  de  ces  instans-là,  qu'il  fût  entré  dans  la  chambre  avec  la 
complicité  du  médecin,  il  le  pouvait.  Qu'en  ce  moment-là,  le 
malade  eût  dormi,  la  morphine  aidant,  et  le  vol  des  lettres 
s'expliquait...  Le  jeune  homme  n'avait  pas  quitté  Joseph  depuis 
dix  minutes  que  cette  construction  s'était  dressée  déjà  dans  son 
esprit.  Elle  reposait  sur  une  série  de  suppositions  presque  fan- 
tastiques :  —  que  Ghaffin  connût  l'existence  des  lettres  de  M""*  de 
Glaviers, —  qu'il  sût  où  Jaubourg  les  tenait  serrées,  —  que  Pierre 
Ghaffin  fût  de  connivence  avec  son  père,  —  que  le  coffre-fort  n'eût 
pas  une  serrure  à  combinaisons.  Mais  rien  ne  paraissait  plus  fan- 
tastique à  Landri  depuis  la  terrible  scène  où  il  avait  appris  la  vé- 
rité de  sa  naissance.  Quand  tout  ce  qui  faisait  certitude  et  comme 
assise  en  nous  :  tendre  piété  pour  une  mère,  amour  respectueux 
pour  un  père,  fierté  de  notre  famille,  affirmation  de  notre  rang 
social,  s'est  écroulé  d'un  coup,  aucune  annonce  d'événement  ne 
nous  étonne.  Les  plus  extraordinaires  nous  ^paraissent  simples. 
Pas  une  de  ces  difficultés  n'arrêtait  Landri.  Ge  qu'il  ne  voyait 
pas,  c'était  l'intérêt  de  Ghaffin  à  ce  vol  et  à  la  dénonciation  qui 
avait  suivi.  Du  moment  que  son  ancien  précepteur  avait  pu 
commettre  des  malversations  dans  la  gérance  de  la  fortune  d'un 
homme  tel  que  le  marquis,  il  le  jugeait  un  scélérat  et  capable 
des  pires  vilenies.  Il  se  souvenait  de  la  démarche  tentée  lors  de 
son  dernier  séjour  à  Grandchamp,  et  il  la  traduisait  dans  un  de 
ses  hideux  motifs  :  précipiter  un  désastre  à  la  faveur  duquel  ses 
gabegies  passeraient  inaperçues.  Tout  cela  était  vrai,  mais  il  se 
heurtait  à  cet  autre  «  fait  positif,  »  que  la  lettre  dénonciatrice,  au 
témoignage  même  de  M.  de  Glaviers,  avait  été  envoyée  bien  avant 
que  l'administrateur  infidèle  ne  fût  congédié.  Ghaffin  n'avait  donc 
pas  pu  céder,  en  l'envoyant,  à  un  mouvement  de  vengeance.  On 
n'agit  pourtant  pas  sans  motif,  surtout  quand  l'action  doit  avoir 

ir  inévitable  conséquence  la  ruine  totale  de  deux  existences. 

^^fin  n'avait  eu  aucun  motif,  à  ce  moment-là,  pour  commettre 

j  inutile  et  féroce  infamie.  Non.  Il  fallait  chercher  ailleurs. 


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38  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

—  «  Aucun  motif?  »  se  demandait  le  jeune  homme,  quelques 
jours  plus  tard.  Il  s'était  épuisé  en  hypothèses  et  en  démarches, 
toutes  plus  vaines  les  unes  que  les  autres,  jusqu'à  se  donner  la 
peine  de  retrouver  et  de  voir  personnellement  tous  les  domes- 
tiques qui  avaient  été,  sous  Joseph,  au  service  de  Jauboui^,  et 
il  en  revenait  k  l'hypothèse  vers  laquelle,  et  malgré  toutes  les 
objections,  l'attirait  un  invincible  instinct:  «  Mais  j'ignore  tout 
de  cet  homme,  que  je  croyais  connaître  et  sur  qui  je  m'abusais 
tant.  Je  ne  sais  même  pas  pour  quelle  raison  il  a  été  chassé. 
Auprès  de  qui  puis-je  me  renseigner?  Auprès  de  Métivier,  tout 
simplement.  J'aurai  d'ailleurs  besoin  de  lui  pour  mon  mariage...  » 
Ils  en  avaient  débattu  la  date,  Valentine  et  lui,  dans  la  journée. 
Fidèles  à  leur  pacte  de  silence,  ni  l'un  ni  l'autre  n'avait  parlé  de 
M.  de  Claviers.  Lui,  continuait  k  ne  pas  expliquer  pourquoi  il 
tardait  à  faire  les  sommations  qui  h&teraient  le  moment  désiré 
de  leur  union,  et  elle  continuait  à  ne  pas  l'interroger.  Il  prévoyait 
pourtant,  à  des  signes  évidens  :  regards,  accent,  gestes,  que 
rhérolque  marquis  lui-même  ne  supporterait  plus  longtemps 
leurs  trop  douloureux  rapports,  et  il  commençait  de  préciser^ 
avec  la  chère  compagne  de  sa  vie  à  venir  les  détails  de  leurs 
projets.  Elle  se  montrait,  dans  ces  discussions,  pareille  à  ce 
qu'il  l'avait  toujours  connue,  si  finement  judicieuse  et  si  forte 
d'âme.  L'idée  d'une  retraite  dans  une  grande  terre  se  transformait 
de  plus  en  plus  dans  le  rêve  de  l'exploitation  d'un  «  ranch  »  dans 
l'Ouest  du  Canada,  l'Ontario  ou  le  Manitoba.  De  grands  déplace- 
mens  de  fonds  allaient  être  nécessaires.  L'entrée  en  matière  était 
donc  toute  trouvée  pour  la  visite  à  Métivier.  L'appréhension  d'une 
perspicacité  'est  si  cruelle  dans  certaines  crises  que  Landri  alla 
plusieurs  fois  jusqu'à  la  place  de  la  Madeleine  sans  pouvoir 
prendre  sur  lui  de  monter  à  l'étude.  Il  finit,  comme  il  arrive 
sans  x^esse  aux  Imaginatifs  trop  sensibles,  par  triompher  de 
cette  impression,  pour  constater  qu'elle  avait  été  toute  sub- 
jective. Métivier  Taccueillit  avec  la  simplicité  d'un  notaire 
chargé  de  besogne,  et  pour  qui,  penser  à  son  client,  c'est  pen- 
ser à  des  actes  et  à  des  chiffres.  De  la  tragédie  familiale  où  som- 
braient les  Claviers-Grandchamp,  il  ne  soupçonnait  rien.  En 
revanche,  il  avait  très  sagacement  démêlé  tous  les  fils  de  la 
conspiration  ourdie  par  Chaffin  et  ses  complices,  et  quand 
après  avoir  parlé  de  quelques  formalités  indispensables  au  rè- 
glement définitif  de  sa  fortune  maternelle,  afin  de  justifier  se 


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l'émigré.  39 

visite,  Landri  eut  abordé  le  sujet  de  sod  ancien  précepteur  : 

—  «  Ce  qu'il  a  fait?  »  s'écria  Métivier,  «  mais  c'est  bien  simple. 
Il  s'est  entendu  avec  les  gens  à  qui  monsieur  votre  père  emprun- 
tait de  l'argent,  de  façon  à  avoir  son  tant  pour  cent  sur  leurs 
bénéfices...  J'attends  justement  ce  matin  Altona.  S'il  pouvait 
venir  pendant  que  vous  êtes  ici,  vous  verriez  un  magnifique 
type  de  l'usurier  d'aujourd'hui.  C'est  le  marchand  de  curio- 
sités qui  vous  vend  un  portrait  de  Vélazquez,  une  armoire  de 
Boule,  un  buste  de  Houdon,  cent  mille  francs,  deux  cent  mille, 
et  qui  vous  1^  reprend  pour  cinquante  ou  soixante.  Le  piquant, 
c'est  que  le*  Vélazquez,  le  Boule  et  le  Houdon  sont  authen- 
tiques, et  qu'en  les  gardant,  le  client  ne  ferait  pas  une  mauvaise 
affaire.  Gela  permet  au  sieur  Altona  de  se  donner  comme  un 
collectionneur,  un  dilettante,  un  amateur  d'art  I...  Ce  personnage 
et  sa  bande  ont  su  les  embarras  de  M.  le  marquis  de  Claviersu 
J'y  suis  pour  quelque  chose.  J'avais  indiqué  à  monsieur  votre 
père  un  certain  Gruet  que  je  croyais  sûr,  et  il  était  de  mèche 
avec  eux  I  Ils  savaient  aussi  ce  que  valaient  les  trésors  de  Grand- 
champ.  Vous  voyez  d'ici  le  coup.  Il  est  classique  :  acculer  le 
marquis  à  la  vente  en  centralisant  les  dettes.  Chaffin  devait  avoir 
sa  commission,  trente  mille,  quarante  mille,  plus  peut-être...  Il 
s'est  chargé  d'offrir  à  M.  de  Claviers  quatre  millions,  au  nom 
d'Altona,  pour  un  lot  catalogué  dans  les  notes  de  vôtre  livre  de 
famille  !  Il  a  eu  cette  audace...  Et  M.  le  marquis  est  si  bon  qu'il 
m'expliquait  cela  :  —  Il  a  cru  me  rendre  service,  me  disait-il. 
Heureusement  nous  avons  pu  l'éclairer,  en  découvrant  les  traces 
d'une  plus  vulgaire  friponnerie  :  des  notes  réglées  deux  fois^  par 
exemple,  une  fois  au  fournisseur,  et  une  fois,  à  qui  ?  A  Mons 
Chaffin...  M.  de  Claviers  l'a  exécuté.  Quand  je  vous  ai  écrit 
qu'il  avait  été  dur,  Cauvet,  Havocat  que  je  vous  ai  donné,  n'en 
avait  encore  trouvé  qu'une,  de  ces  notes.  Je  me  disais  qu'il  y 
avait  une  chance  pour  une  erreur.  On  a  beau  être  notaire.  On  a 
de  la  peine  à  croire  à  certaines  comédies,  et  ce  Chaffin  m'en 
avait  joué  une,  quand  je  l'ai  questionné,  votre  lettre  en  main.  Le 
chasser  ainsi,  c'était  s'exposer  à  n'y  pas  voir  clair  dans  bien  des 
choses...  Enfin,  ça  se  débrouille...  Comme  je  dis  toujours  à 

n  cousin  Jacques  Molan,  l'auteur  dramatique,  la  vraie  co- 
lle moderne,  c'est  chez  nous  qu'elle  se  joue...  » 

—  «  Alors,  »  interrogea  Landri,  devant  qui  Métivier  avait 
plaisamment  rappelé  son  cousinage  à  lui,  avec  un  écrivain 


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40  .  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

célèbre,  dont  il  était  fier  après  en  avoir  été  assez  honteux,  «  vous 
pensez  que  Chaffin  était  intéressé  dans  le  coup  Altona?...  » 

—  «  Ça  ne  fait  pas  doute  !  »  reprit  le  notaire.  «  D'ailleurs,  » 
un  de  ses  employés  venait  de  frapper  à  la  porte  et  de  lui  passer 
une  carte,  «  si  vous  voulez  me  permettre  de  le  faire  entrer,  vous 
allez  voir  Altona  lui-même.  Il  est  là.  Vous  vous  rendrez  compte 
de  l'individu.  Vous  Jugerez  s*il  est  possible  qu'ayant  voulu  la  fin, 
il  n  ait  pas  voulu  les  moyens,  tous  les  moyens,  »  et  faisant  avec 
ses  doigts  le  geste  de  compter  de  la  monnaie  «  y  compris...  » 

Landri  n'avait  pas  besoin  de  cette  rencontre  avec  Tusurier- 
antiquaire,  pour  savoir  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  .'nature  de  la 
conspiration  ourdie  contre  les  tableaux,  les  tapisseries  et  les 
meubles  du  château  de  Grandchamp.  Le  souvenir  du  conseil 
soufflé  par  Chaffin  :  «  Redemandez  votre  fortune...  »  aurait 
même  dû  lui  suffire,  sans  cette  visite  à  Métivier,  et  lui  faire  com- 
prendre que  l'envoi  de  la  lettre  anonyme  par  cet  homme,  pouvait 
s'expliquer  tout  bonnement  par  un  désir  de  lucre.  Au  moment 
où  l'héritage  de  Jaubourg  lui  était  échu,  M.  de  Claviers  était 
prisonnier  de  la  dette  Altona.  Il  n'en  sortait  qu'en  vendant  tous 
les  trésors  du  château.  Chaffin  avait  dû  éprouver  une  déception 
proportionnelle  au  courtage  qu'il  perdait.  Il  connaissait  le  carac- 
tère de  son  maître.  Lui  révéler  la  liaison  de  sa  femme  avec  le 
faux  ami,  c'était  lui  rendre  inacceptable  cet  argent.  Qu'il  eût  en 
main  des  lettres  de  M""*  de  Claviers  et  tout  s'expliquait.  Cette 
construction  était  moins  chimérique  que  l'autre,  mais  sur  com- 
bien d'hypothèses  encore  elle  reposait  !  Pour  une  minute,  elle  fit 
certitude  dans  Landri,  quitte  à  s'écrouler,  ainsi  que  s'était  écroulée 
la  première,  à  l'examen.  Cependant,  il  échangeait  un  salut  avec  le 
sieur  Altona,  —  comme  le  notaire  avait  insolemment  appelé  le 
marchand  de  bibelots.  Il  n'y  avaft  qu'à  les  voir,  tous  deux  à 
côté  l'un  de  l'autre,  pour  comprendre  que,  dix  ans  auparavant, 
il  l'eût  sans  doute  appelé  «  mon  garçon,  »  et  que,  dans  dix 
autres  années,  il  l'appellerait  «M.  le  baron.  »  Altona  avait  une 
de  ces  faces  exsangues  et  fanées  une  fois  pour  toutes,  qui  n'ont 
pas  d'âge.  Il  était  très  noir  de  poil,  avec  des  moustaches  et  une 
royale  taillées  de  manière  à  lui  donner  l'air  d'un  des  portraits 
qu'il  brocantait.  Ses  yeux  bruns  etveloutés,  qui  faisaient  comme 
deux  taches  sur  son  teint  pâle,  trahissaient  l'origine  orientale, 
comme  aussi  le  mélange  singulier  de  souplesse  et  d'arrogance 
répandu  sur  toute  sa  personne.  Un  peu  trop  bien  mis.  avec  trop 


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l'émigré.  41 

de  bijoux,  une  correction  trop  soulignée,  on  comprenait  pour- 
tant qu'un  dernier  «  coup  de  fion,  »  —  parlons  le  langage  des 
truqueurs  à  son  service,  —  ferait  de  lui  un  simili-grand  seigneur 
passablement  réussi.  Par  contre,  Métivier,  ce  notaire  considé- 
rable, si  étoffé,  si  établi,  mais  lourd,  mais  épais,  rendu  apoplec- 
tique à  cinquante-cinq  ans  par  le  métier  sédentaire  et  aussi  l'abus 
de'  la  table  et  du  cigare,  ne  serait  jamais  qu'un  gros  bourgeois 
français.  Le  hasard  qui  les  mettait  en  présence  et  devant  l'béri- 
tîer  d'un  très  grand  nom  à  la  veille  de  disparaître,  faisait  tenir 
entre  les  quatre  murs  de  ce*  bureau  à  cartons  verts  un  saisissant 
raccourci  d'histoire  contemporaine.  Maxwell  Altona, —  quoique 
né  en  Allemagne,  il  avait  ce  prénom  anglais,  —  ne  paraissait 
nullement  gêné  de  se  trouver  en  face  d'un  fils  du  débiteur  qu'il 
avait  voulu  égorger,  et,  quand  maître  Métivier  les  eut  nommés 
l'un  à  l'autre,  il  dit  tranquillement,  avec  son  plus  fin  regard  et 
son  plus  engageant  sourire  : 

—  «  Je  suis  d'autant  plus  content  d'avoir  l'honneur  de  vous 
être  présenté,  monsieur  le  comte,  que  j'ai  suivi  avec  un  bien  vif 
intérêt  votre  procès,  et  que  j'ai  beaucoup  admiré  votre  geste  à 
Hugueville...  Vous  avez  pris  le  congé...  »  Ici,  le  métèque  se 
trahit  à  ce  petit  germanisme.  On  n'est  pas  parfait.  «  Vous  allez 
sans  doute  vous  occuper  de  votre  beau  château.  J'en  connais  bien 
les  merveilles...  »  Là,  une  de  ces  expressions  d'une  ironie  in- 
définissable, comme  il  en  flotte  sur  les  obscurs  visages  de  ces 
faiseurs  internationaux.  «  Permettez-moi  de  vous  signaler  une 
occasion  peut-être  unique.  Vous  n'avez  qu'un  des  deux  Gobelins 
de  V Ambassade  Turque...  C'est  l'entrée  à  Paris,  en  1721,  de 
Méhemet  effendi,  chargé  de  complimenter  le  roi  sur  son  avè- 
nement... »  ajouta-t-il,  en  s'adressant  à  Métivier.  Puis  revenant 
à  l'acheteur  possible  :  «  Je  sais  où  est  le  second...  » 

—  «  Est-il  étonnant?  »  disait  le  notaire  à  Landri,  en  le  recon- 
duisant. «  Une  affaire  est  manqtiée.  Vite  à  une  autre.  Il  vous 
dévalisait.  Il  vous  meuble...  Ma  foi,  je  vous  engage  à  voir  la 
tapisserie.  Je  suis  sûr  qu'elle  est  vraie.  C'est  sa  probité,  à  ce 
brigand.  Il  ne  trompe  pas  sur  la  marchandise...  Et  Cauvet  ne 
touchera  pas  de  commission,  lui,  je  vous  le  promets.  » 

Une  commission?-  Était-il  possible  que  réellement  Chaflin 
tût  pas  hésité  à  commettre  le  plus  effroyable  des  crimes  pri- 
%  cette  dénonciation  d'une  femme  morte  à  son  mari|  d'un  fils 


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REVUE   DBS   DEUX   MONDES. 

time  à  un  chef  de  famille ,  après  tous  les  bienfaits  reçu 
par  crainte  de  perdre  son  «  tant  pour  cent,  »  comme  i 
étivier,  sur  les  quatre  millions?  Était-ce  possible?  En 
'objection,  formulée  au  premier  moment  par  M.  de  Gla^ 
tombée  :  le  fait  que  Tenvoi  de  la  lettre  anonyme  eût  pré 
îution  de  Chaffin,  ne  prouvait  pas  que  cet  homme  ne  fûl 
ible.A  ce  qu'il  le  fût,  que  d'invraisemblances,  derechef 
rd  qu'il  eût  eu  en  sa  possession  ces  lettres  de  M"'  de 
!  Invraisemblance?  Oui.  Impossibilité?  Non.  Ici  la  c 
é  du  fils  apparaissait  de  nouveau  comme  la  condition  s 
et  nécessaire.  Toutes  ces  idées  tourbillonnaient  dans  Vet 
indri  pendant  qu'il  remontait  de  la  place  de  la  Madel 
la  rue  du  Faubourg-Saint-Honoré.  Elles  se  fixèrent  sou 
une  résolution  qui  lui  fit  tourner  le  dos  à  son  hôtel  e 
5r  vers  la  place  de  la  Concorde,  puis,  à  travers  les  Ti 
vers  la  Seine,  Ncrtre-Dame  et  l'île  Saint-Louis.  Que 
l  avait  suivi  ce  chemin  tout  enfant,  pour  gagner,  du  1 
nel,  le  quai  de  Béthune,  où  Chaffin  avait  dès  cette  épc 
ppartement  de  famille  !  Ayant  accepté,  on  se  le  rappelle 
urer  chez  son  élève,  il  l'emmenait  souvent  passer  queh 
18  du  dimanche  au  milieu  des  siens,  entre  M*"^  Cha 
ille  Louise  et  leur  fils  Pierre,  dans  son  quatrième  étage 
n  duquel  se  découvrait  l'admirable  horizon  formé  pa 
,  le  chevet  de  Notre-Dame  à  droite,  en  face  le  dôme 
léon  et  celui  du  Val-de-Grâce,  à  gauche  les  massifs 
1  des  Plantes  et  la  Salpêtrière.  Avec  le  temps,  les  Chj 
it  descendus  d'abord  au  troisième,  puis  au  premier,  i 
îr  la  maison  que  le  voisinage  de  THôtel-Dieu  et  du  q 
^atin  rendait  commode  à  l'étudiant  en  médecine.  Lo 
5tait  pas  mariée,  et  M""  Chaffin  vivait  encore.  Ces  soi 
l'une  existence  si  correcte  en  apparence  protestaient  < 
ur  de  l'ancien  élève  contre  l'outrageante  démarche  qu'i 
rait  à  faire.  Il  allait  interroger  Pierre  Chaffin.  Mais  qi 
îrtueux  habitant  d'une  vieille  maison  d'un  quai  patria 
bien  barboté  dans  la  fortune  de  son  maître.  N'y  ei 
e  chance  sur  mille,  sur  dix  mille,  pour  qu'il  eût  voh 
î  les  lettres  de  M°*'  de  Claviers,  grâce  à  la  connivence 
Is  Pierre,  c'en  était  assez  pour  que  Landri  essayât,  coûte 
,  de  le  savoir  : 
■  «  Qu'est-ce  que  je  risque?  »  se  disait-il  le   long  d( 


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L*fiMlQRÉ.  4S 

route,  (c  Je  lui  demande  si,  à  sa  connaissance,  personne  n'est 
entré  flans  la  chambre  à  coucher  du  malade  que  lui  et  les 
domestiques.  Si  personne  n'y  est  entré,  il  me  répond  non,  tout 
simplement.  Si  quelqu'un  y  est  entré  et  que  ce  soit  son  père,  il  se 
trouble.  Ne  fût-ce  que  l'éclair  d'une  seconde,  je  le  verrai  bien. 
Ce  sera  un'  indice  certain,  cela.  J'agirai,  alors...  » 

Gomment?  Par  quels  procédés?  Il  ne  le  savait  pas.  Il  savait 
6Q  revanche  qu'il  marchait  au-devant  d'une  autre  épreuve,  où  se 
renouvellerait  tout  le  chagrin  de  ces  dernières  semaines,  en 
revoyant  le  médecin  pour  la  première  fois  depuis  ce  funeste 
mardi.  II  se  rappelait  la  physionomie  préoccupée  que  Pierre 
avait  eue,  au  sortir  de  la  chambre  du  délirant,  et  l'insistance 
avec  laquelle  il  avait  répété:  «  C'est  bien  de  la  folie...  »  Mais 
quoi  encore?  Ik  risquaient  toujours  de  se  rencontrer,  et  si  Lan- 
dri  voulait  vraiment  rester  fidèle  au  pacte  conclu  avec  M.  de 
Claviers  et  défendre  la  mémoire  de  sa  mère,  même  coupable, 
contre  ce  témoin  de  l'agonie  de  Jaubourg,  mieux  valait  le  revoir 
plus  tôt  et  se  comporter  vis-à-vis  de  lui  comme  si  le  mourant 
avait  en  effet  tenu  des  discours  de  fou,  qui  ne  comptaient  pas. 
n  y  avait  bien  une  difficulté  d'un  autre  ordre.  Pierre  était  le 
fils  d'un  homme  congédié  par  le  marquis  pour  indélicatesse. 
Soit.  Mais  Landri  ne  lui  faisait  pas  une  visite  personnelle.  Il 
venait  demander  un  renseignement  à  un  médecin  qui  avait  été 
payé  par  M.  de  Claviers,  puisque  le  légataire  universel  de  Jau- 
bourg avait  dû  acquitter  toutes  les  dettes  de  la  succession,  y 
incluse  la  note  des  frais  occasionnés  par  la  dernière  maladie. 
D'ailleurs,  si  Pierre  n'était  pas  le  complice  de  Chafûn,  il  ne 
sax'ait  certainement  pas  le  vrai  motif  du  renvoi  de  son  père. 
Celui-ci  ne  l'avait  pas  dit.  Dans  ce  cas,  la  démarche  de  Landri 
n*avait  lien  qui  pût  étonner  le  docteur.  Dans  le  cas  contraire, 
pourquoi  ménager  une  couple  de  brigands? 

Toutes  les  douleurs  ont  leur  égoYsme.  Il  y  avait  une  autre 

hypothèse  que  le  fils  de  M"*  de  Claviers  n'envisageait  pas  :.peut- 

6tre  Pierre  Chaffin  traversait-il  depuis  le  renvoi  de  son  père  une 

crise  toute  semblable  à.  celle  dont  son  camarade  d'enfance  subis- 

t  les  affres  ?  Entre  l'ignorance  et  la  complicité,  il  y  a  place 

ir  le  doute.  Disons-le  tout  de  suite  :  c'était  le  cas  du  médecin 

inqxiiétait  jusqu'à  l'épouvante  le  visible  changement  observé 

t  son  père  ce  dernier  mois.  Une  après-midi  de  novembre* 


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44  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Chaffin  était  rentré  bouleversé.  Il  avait  raconté  que  le  marquis 
le  prenait  pour  la  victime  expiatoire  de  ses  folies.  Il  avait  flétri 
l'ingratitude  de  ce  grand  seigneur  au  service  duquel  s'était  usée 
son  existence,  protesté  qu'il  n'accepterait  rien,  pas  même  la 
moindre  pension,  de  cet  homme-là,  défendu  que  l'on  pronom^t 
son  nom  devant  lui.  Depuis  lors,  il  dépérissait  dans  une  mé- 
lancolie dont  les  véritables  causes  étaient,  d'une  part,  la  terreur 
que  son  fils  n'apprit  la  raison  réelle  de  sa  disgrâce,  d'autre  part, 
le  plus  violent,  le  plus  invincible  des  remords.  L'instinct  de 
Landri  avait  deviné  juste.  C'était  lui  le  dénonciateur  anonyme. 
Exaspéré  par  l'écroulement  subit  de  ses  espérances,  cette  perte 
d'un  courtage  qui  achevait  sa  fortune,  et  persuadé  en  effet 
qu'aussitôt  averti,  M.  de  Claviers  renoncerait  à  la  succession 
Jaubourg,  Chaffin  était  allé  chez  Altona  lui  mettre  le  marché  à  la 
main,  et  lui  demander,  non  plus  un,  mais  deux  pour  cent  des 
quatre  millions  offerts  pour  le  lot  des  objets  d'art  de  Grandchamp. 
Il  s'engageait,  moyennant  cette  somme,  à  faire  rouvrir  par  le 
marquis  les  négociations  de  veate,  interrompues  net  par  l'hé- 
ritage. Altona  avait  accepté.  Chaffm  gardait  à  part  lui  une  lettre 
de  M"*  de  Claviers  à  Jaubourg.  Il  l'avait  ouverte,  étant  seule- 
ment précepteur,  il  y  avait  tantôt  dix-huit  ans.  L'ayant  trouvée 
daps  un  courrier  préparé  sur  une  table,  il  avait  cédé  à  une 
curiosité  passionnée  de  connaître  les  vrais  rapports  de  l'ami  de 
la  maison  avec  la  marquise.  C'était  le  moment  où  commençait 
en  lui  le  travail  de  corruption  signalé  déjà.  Peut-être  la  dé- 
couverte de  cet  adultère  de  la  mère  de  son  élève  avait-elle  été 
le  ferment  le  plus  virulent  de  cette  déchéance  morale.  Il  ne 
s'était  pas  servi  de  ce  papier,  comme  il  aurait  pu  faire,,  pour 
exercer  un  fastueux  chantage.  Il  n'était  pas  mûr  pour  cette  in- 
famie. Pourtant  il  n'avait  pas  détruit  ce  document,  par  cette 
espèce  de  vague  attente  qui  est,  dans  certaines  natures,  régu- 
lières en  fait,  et  foncièrement  gâtées,  comme  là  gestation  du 
crime.  Il  l'avait  même  complété,  en  y  joignant,  — ;  c'étaient  les 
«  autres  pièces,  »  —  trois  billets  de  Jaubourg,  dérobés,  ceux- 
là,  dans  le  secrétaire  de  la  mère  de  Landri.  Les  deux  amans 
s'étaient,  à  l'époque,  aperçus  avec  terreur  de  la  disparition  de  la 
lettre  de  M"*  de  Claviers.  Ils  avaient  fait,  chacun  de  leur  côt^ 
une  enquête  discrète,  et,  rien  ne  se  produisant,  ils  avaient  attri 
hué  la  chose  à  une  irrégularité  de  la  poste.  La  marquise  n'avai 
pas  remarqué  le  second  vol,  qui  l'eût  mise  sur  la  voie.  Jaubourj 


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l'émigré.  45 

[jours  soupçonné  Chaffin.  C'était  le  sens  du  :  «  Qui 
loncé  à  son  lit  de  mort  avec  tant  d'angoisse.  Voilà 
tait  en  eCTet  Tancien   précepteur  :  un  malfaiteur 
manquait  qu'une  occasion  trop  tentante.  L'appât  des 
mille  francs  avait  été  cette  occasion.  Il  avait-com- 
^e  anonyme,  lui-même,  sur  sa  machine  à  écrire.  Il 
ous  enveloppe,  avec  l'autre  lettre,  la  révélatrice,  et 
it  au  marquis.  Mais  si  un  implacable  désir  de  gain, 
cruelle   et  basse  envie  contre  le  grand  seigneur, 
\  dans  une  heure  d'égarement  à  cette  ignoble  action, 
3a  conscience  d'autrefois,  celle  du  petit  donneur  de 
tus  bourgeoises,  s'était  remise  à  parler.  Il  ne  pou- 
sser cette  obsession  :  le  visage  de  M.  de  Claviers  tel 
apparu  durant  les  quinze  jours  qui  avaient  séparé 
t  son  renvoi,  si  ravagé,  si  consumé  de  chagrin! 
ui  faisait  peur,  d'autant  plus  que  le  résultat  pour- 
quel  prix!   —   n'était   pas   atteint.   Contre   son 
arquis  continuait  de  régler  ses  dettes.  Tableaux, 
itures,   restaient  à  Grandchamp.  Les  quatre-vingt 
promis  par  Âltona  ne  seraient  jamais  touchés.  Il 
Lucoup  de  scélérats  qui  pratiquent,  devant  un  forfait 
ranquille  philosophie  de  l'assassin  de  la  légende, 
)  pièce  d'un  sou  dans  la  poche  de  la  victime  et  di- 
comme  ça,  ça  fait  cinq  francs  I  »  La  totale  inutilité 
rière  vilenie  ne  permettait  même  pas  à  Chafûn  le 
issement  que  lui  eût  donné  la  possession  de  cette 
e  qui,  ajoutée  au  magot  déjà  amassé,  lui  aurait  fait 
Dgtaine  de  mille  livres  de  rente.  Tourmenté  par 
1  commençait  de  présenter  les  symptômes  de  cette 
jrchose  aiguë  que  crée,  dans  un  homme  d'une  cer- 
ion,  le  regret  constant  et  lancinant  d'une  faute  irré- 
ivait  cessé  de  pouvoir  manger,  de  pouvoir  dormir, 
lire,  écrire,  s'occuper,,  rester  en  place.  Cette  exci- 
it  pas  échappé  au  regard  du  fils.  Le  docteur  s'était 
e  automatiquement,  à  observer  son  père.  Il  avait 
1  que  ces  phénomènes,  si  clairs  pour  un  psychiatre, 
ent  d'aucun  désordre  physique.  La  cause  en  était 
e,  —  le  médecin  disait  toute  cérébrale.  Presque  au- 
ent  encore,  il  avait  cherché  cette  cause.  Un  indice 
é  son  soupçon  :  il  avait  cru  remarquer  une  gène 


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1 


46  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  les  rapports  du  professeur  Louvet  avec  lui.  En  sa  qualité 
de  chef  de  clinique,  il  voyait  sans  cesse  le  célèbre  maître  de 
THôtel-Dieu.  Il  lui  semblait,  depuis^  ces  dernières  semaines,  que 
la  poignée  de  main  de  son  maître  était,  non  pas  moins  cordiale, 
mais  moins  abandonnée,  moins  familière,  enfin  qu'il  y  avait  là 
«  une  épine,  »  —  comme  ils  eussent  dit  Tun  et  l'autre  dans  leur 
langage  de  neurologues,  pour  parler  d'une  lésion  grossière  de 
Técorce  chez  un  de  leurs  malades.  —  En  toute  autre  circonstance, 
Pierre  n'eût  pas  hésité  à  interroger  le  professeur.  Il  ne  l'avait 
pas  fait.  Il  avait  rapproché  ces  deux  symptômes  :  changement 
dans  les  manières  de  son  maître  à  son  égard,  changement 
chez  son  père.  Il  en  avait  conclu,  toujours  automatiquement, 
—  un  métier  comme  le  sien  finit  par  donner  une  méthode  quasi 
mécanique,  un  pas  instinctif  à  Tesprit,  —  que  le  môme  fait 
était  à  l'origine.  Quel  fait?  La  brouille  de  Chaffin  avec  M.  de 
Claviers,  cet  ancien  et  très  important  client  de  Louvet.  Pierre 
connaissait  bien  le  marquis,  et  s'il  avait  contre  lui  une  antipathie 
d'espèce  sociale  contre  une  autre  espèce,  son  fond  de  justice 
innée  le  contraignait  d'estimer  la  qualité  d'âme  du  grand  gentil- 
homme. Non,  le  châtelain  de  Grandchamp,  qui  faisait  des  pen- 
sions à  des  trentaines  d'anciens  domestiques,  —  voici  deux  mois 
encore  l'administrateur  s'en  lamentait  à  la  table  de  famille  1  — 
ne  s'était  pas  séparé,  sans  de  graves  raisons,  de  quelqu'un  qu'il 
avait  chez  lui  depuis  tant  d'années.  Quelles  raisons?  Cette 
question  poursuivait  le  médecin  depuis  plusieurs  jours  avec 
une  acuité  si  grandissante  que  la  pensée  lui  était  venue  d'en 
avoir  la  réponse  par  Landri  !  Il  en  avait  été  empoché  par  des 
motifs  très  divers.  On  se  souvient  que  leurs  relations  n'avaient 
jamais  été  simples.  Il  était  dur  au  plébéien  de  demander  à 
rhomme  titré  si  son  père  avait  commis  des  fautes  contre  l'hon- 
neur. Il  était  pénible  aussi  au  médecin,  qui  avait  surpris  dans 
le  délire  d'une  agonie  le  secret  d'une  naissance  criminelle,  de  pro- 
voquer, avec  le  fils  du  client,  une  rencontre  sur  laquelle  pèse- 
rait cette  impression,  d'autant  plus  que  Pierre  savait  le  testa- 
ment de  Jaubourg,  et  il  faisait  à  l'enfant  de  l'adultère  le  crédit 
de  penser  que  l'acceptation  de  cet  héritage  par  M.  de  Claviers 
lui  était  un  supplice.  On  imagine  maintenant  quel  saisissement 
lui  causa,  une  après-midi,  dans  la  petite  pièce^  encombrée  de 
livres  et  de  brochures,  où  il  travaillait,  la  remise  par  la  bonne 
(Vune  carte  où  il  lut  :  «  Comte  de  Claviers-Grandchamp.  »  Le 


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l'émigré.  47 

sort,  qui  a  de  ces  enseignemens,  mettait  face  à  face  ces  deux 
hommes,  nés  et  grandis  dans  des  conditions  si  différentes,  et 
qui  subissaient,  à  Tinsu  l'un  de  l'autre,  cette  même  universelle 
épreuve  de  la  réversibilité,  dont  un  ancien  disait  déjà  :  «  Nous 
serons  punis,  ou  dans  notre  personne,  ou  dans  celle  de  nos  des- 
cendans,  pour  les  crimes  que  nous  aurons  commis  dans  ce 
monde.  »  C'est  le  principe,  tout  ensemble  mystique  et  naturel, 
moral  et  physiologique  qui,  solidarisant  les  personnes  d'un  môme 
sang,  crée  la  Famille  et  la  Société.  Le  premier  mouvement  de 
Pierre,  —  tant  le  sentiment  de  la  honte  possible  de  son  père  lui 
était  insupportable, —  fut  de  répondre:  «  Je  n'y  suis  pas;  » 
le  second,  de  dire  :  «  Faites  entrer.  »  Précisément  parce  qu'il 
ignorait  la  vraie  raison  du  départ  de  l'administrateur  des 
Claviers-Grandchamp,  il  ne  voulait  pas  paraître  redouter  une 
conversation  avec  le  futur  chef  de  cette  maison,  et  il  pensait: 

—  «  Que  me  veut-il?...  Il  vient  à  cause  du  testament,  sans 
doute/  Il  va  me  demander  de  ne  pas  parler  de  ce  que  j'ai  pu  en- 
tendre et  comprendre...  Ces  gens-là  ne  se  rendent  pas  compte  de 
ce  que  c'est  que  l'honneur  médical...  D'ailleurs,  l'honneur  d'un 
bourgeois,  pour  un  noble!...  Pour  un  noble?  »  —  il  éclata  d'un 
mauvais  rire,  —  «  et  pour  un  officier,  avec  les  idées  qu'a  cet  in- 
compétent, et  qu'il  vient  de  montrer  dans  cette  stupide  histoire 
d'inventaire  !  » 

Comme  on  voit,  sa  mauvaise  humeur  habituelle  était  déjà 
revenue  à  ce  singulier  garçon  que  la  vie  avjiit  toujours  pris  à 
rebrousse-cœur,  si  l'on  peut  dire,  à  cause  de  sa  position  fausse, 
en  marge  d'un  monde  où  il  n'avait  jamais  eu  de  place  définie.  Le 
résultat  fut  qu'en  entrant  dans  cette  petite  chambre  dont  l'aspect 
révélait  une  ferveur  professionnelle  et  intellectuelle,  Landri  de 
Claviers  rencontra,  derrière  les  lunettes  cerclées  d'or  du  jeune 
savant,  ce  regard  armé,  qu'il  lui  avait  toujours  connu.  Avec  sa 
barbe  rousse  et  la  brutalité  de  ses  traits,  comme  taillés  à  la 
serpe,  qui  lui  donnaient  un  type  tartare,  le  fils  Cnaffin  avait 
réellement  l'air,  à  cette  minute,  d'un  très  mauvais  homme.  Cette 
sensation  devait  donner  et  donna  à  Landri  une  sécheresse,  presque 
une  âpreté  dans  ses  premières  paroles,  qui  allaient  tout  de  suite 
♦ransformer  cette  conversation  en  un  bref  et  furieux  duel  : 

—  «  Je  ne  vous  retiendrai  pas  longtemps,  )>  commença- t-il, 
près  qu'ils  eurent  échangé  quelques  mots  de  politesse.  A  cause 

.e  leur  ancienne  camaraderie  et  de  la  différence  entre  leurs  condi- 


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48  RE^TJE   DES   DEUX   MONDES. 

lions,  ils  ne  savaient  jamais  comment  s'appeler.  Ils  ne  se  disaient 
ni  monsieur  ni  leur  nom  tout  court.  «  Je  suis  venu  faire  auprès 
de  vous  une  démarche  délicate,  très  délicate...  Mais  ce  n'est 
pas  à  rhomme  que  je  viens  poser  une  question.  C'est  au  docteur 
qui  a  soigné  M.  Jaubourg.  »  Il  eut  la  force  de  prononcer  ces 
deux  syllabes,  sans  cesser  de  fixer  les  yeux  sur  l'autre,  qui,  lui, 
ne  put  retenir  un  plissement  de  ses  sourcils  broussailleux  et 
une  crispation  de  ses  lèATes,  pour  répondre  : 

—  «.Je  suis  à  votre  disposition,  dans  la  mesure  où  cette 
demande  ne  contrariera  pas  mon  devoir  de  médecin...  Nous  en 
avons  un,  de  silence  absolu,  dont  vous  autres,  vous  ne  vous 
doutez  point,  »  continua-t-il,  avec  une  amertume  singulière!^  : 
«  Nec  visdy  nec  audita^  nec  intellecta  (1),  c'est  la  vieille  formule 
du  serment  hippocra tique.  Elle  est  toujours  vraie.  » 

—  «  Il  s'agit  de  quelque  chose  de  très  simple,  »  dit  Landrî. 
«  Vous  n'ignorez  pas  que  M.  de  Claviers  est  l'héritier  de  M.  Jau- 
bourg. Nous  avons  acquis  la  preuve  que  des  papiers  très  împor- 
tans  ont  été  enlevés  chez  celui-ci,  dans  les  derniers  jours  de  sfi 
maladie.  Hé  bienl  je  voudrais  avoir  de  vous  votre  parole...  » 

—  «  Que  je  ne  les  ai  pas  pris...  »  interrompit  vivement  le 
médecin.  <(  Ne  me  dites  pas  que  vous  êtes  vepu  me  demander 
cela,  »  continua-t>-il  avec  un  sursaut  de  colère,  «  je  ne  vous  le 
permettrais  pas...  » 

—  «  Vous  auriez  pu  me  laisser  finir  ma  phrase,  »  répondit 
Landri,  plus  calme,  mais  à  peine.  Ignorant  absolument  de  quelle 
tragédie  intérieure,  et  si  analogue,  hélas!  à  la  sienne,  Pierre 
Chaffin  était  la  victime,  cet  emportement  devant  la  seule  idée 
d'un  soupçon  d'improbité  lui  était  inexplicable.  Il  n'avait  rien 
dit  qui  le  justifiât,  et,  rendu  si  sensible  lui-même  par  tant  de 
souffrances,  il  ne  pouvait  pas  supporter  une  réponse  faite  sur  un 
tel  ton...  ((  Je  la  reprends,  celte  phrase.  Je  voudrais  avoir  de  vous 
votre  parole,  non  point  que  vous  n'avez  pas  pris  ces  papiers,  mais, 
tout  bonnement,  que  personne,  à  votre  connaissance,  n'est  entré 
dans  la  chambre  de  M.  Jaubourg  pendant  sa  maladie,  en  dehors 
des  gens  de  service,  du  professeur  Louvet  et  de  vous,  bien  en- 
tendu. Il  me  semble  qu'il  n'y  a  rien  là  qui  puisse  provoquer  de 
votre  part  une  susceptibilité.  Il  s  agit  d'empêcher  des  soupçons 
de  s'égarer.  Vous  devriez  être  le  premier  à  le  désirer...  » 

(1)  «  Un  médecin  ne  doit  dire  ni  ce  qu'il  a  vu,  ni  ce  qu'il  a  entendu,  ni  ce  qu'i 
a  compris.  » 


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l'émigré.  49 

Je  n'ai  pas  à  répondre  à  une  question  de  ce  genre...  »  dit 
Il  ne  voyait  pas  trop  où  voulait  en  venir  son  înterlo- 
G'était  vrai  qu'il  n'aurait  pas  eu  le  droit  de  s'offenser  de 
mande,  si  elle  n'avait  pas  été  formulée  dans  des  termes 
pérativement  inquisiteurs.-  La  conclusion  surtout  l'avait 
Mais  comme  Landri  avait^  affecté  de  parler  d'un  accent 
tenu,  presque  cérémonieux  dans  sa  sécheresse,  il  voulait 
à  cette  froideur  une  froideur  égale.  Il  eût  été  humilié 
lontrer  moins  maître  de  ses  nerfs  que  le  jeune  noble, 
)oli  aussi,  et  il  ajouta  :  «  Je  n'admets  pas  que  le  rôle 
idecin  soit  d'exercer  une  surveillance  autre  que  profes- 
e;;  J'ose  affirmer  que  j'ai  soigné  M.  Jaubourg  de  mon 
et  c'est  tout  ce  dont  ses  héritiers  avaient  le  droit  de 
)r  à  mon  sujet.  » 

il  ne  s'agit  pas  de  surveillance,  »  répliqua  Landri. 
me  forcez,  malgré  moi,  h  préciser  mes  questions.  C'est 
ute.  N'avez-vous  introduit  aucune  personne  étrangère 
chambre  du  malade  ?  Car  enfin,  vous  avez  reçu  des  vi- 
le sais  par  Joseph.  » 

Moi?  »  fit  le  médecin.  «  Aucune,  excepté  celle  de  mon 
>  Il  n'eut  pas  plutôt  prononcé  cette  parole  qu'il  jeta  le 
.  »  d'un  homme  qui  soudain  comprend.  Il  resta  une  mi- 
encieux.  Puis  se  dominant:  «  Hé  bien!  »  reprit-il  en 
t  son  buste,  et  s'approchant  de  l'autre,  la  face  con- 
la  voix  haletante  :  «  Je  vais  vous  contenter.  Je  vous 
na  parole  d'honneur  que  je  n'ai  introduit  personne  dans 
ibre  de  M.  Jaubourg,  vous  entendez  :  ma  parole  d'hon- 
c'estcelle  d'un  honnête  homme,  entendez-vous  encore... 
me  donne  le  droit  de  vous  poser  une  question,  à  mon 
'ous  avez  beau  vous  appeler  M,  le  comte  de  Clavîers- 
lampet  moi  Pierre  Chaffin,  simplement,  nous  ne  sommes 
as  l'ancien  régime,  et  je  ne  sache  pas  que  vous  ayez  le 
e  de  venir  ici,  de  votre  autorité  privée,  m'interroger 
un  juge  d'instruction.  Vous  m'avez  dit  qu'on  avait  volé 
iers  chez  M.  Jaubourg  et  vous  m'avez  demandé  si  la 
e  que  j'avais  reçue  en  visite  n'était  pas  entrée  dans  la 
5  où  ces  papiers  volés  se  trouvaient.  C'était  dire  que  vous 
iniez  cette  personne  de  les  avoir  volés,  et  cette  personne, 
ion  père.  Ma  question  à  moi  est  celle-ci  :  Oui  ou  non, 
inez-yous  mon  père?...  » 
Il  zzxa,  —  iwn.  4 


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KO  REVUE    DE»   DEUX   MONDES. 

—  «  Je  vous  dirai,  comme  vous  tout  à  l'heure,  cpie  je  n*ai  pî 
à  répondre,  n'ayant  nommé  personne...»  répliqua* Landri.  Se 
irritation  tombait  devant  une  évidence  :  il  avait  devant  lui  en  eff( 
un  très  honnête  homme.  Il  Pavait  senti  à  Ténergie  avec  laquell 
Pierre  avait  affirmé  son  honneur,  à  la  révolte  de  tout  son  ôtr< 
à  ce  cri  surtout  de  surprise  indignée.  Et  voici  qu'une  étrange  i 
triste  sympathie  s'émouvait  dans  son  cœur.  L'accent  dont  le  fi 
venait  de  parler  de  son  père  avait  retenti  en  lui  profondémen 
C'avait  été  comme  un  écho  soudain  de  sa  plainte  intérieure, 
allait  constater  avec  épouvante  que,  venu  ici  pour  vérifier  u 
soupçon,  sa  visite  en  éveillait  un  autre,  non  pas  en  lui,  maisdai 
la  personne  môme  sur  laquelle  il  avait  compté  pour  Jécouvr 
la  vérité,  et  déjà  il  n'était  plus  à  sa  portée  d'empêcher  cet  éveî 

—  «  Ne  pas  répondre,  c'est  répondre,  »  dit  Pierre  Chaffii 
«  Ainsi,  il  manque  des  papiers  chez  M.  Jaubourg,  des  valeui 
sans  doute,  et  vous,  et  M.  de  Claviers,  j'imagine,  avec  vous,  acci 
sezmon  père  du  vol!...  » 

—  «  U  ne  manque  aucune  valeur  chez  M.  Jaubourg,  répond 
Landri,  et  encore  une  fois  nous  n'accusons  personne.  » 

—  (<  Si  ce  ne  sont  pas  des  valeurs  qui  ont  disparu,  ce  sont  d( 
lettres,  »  reprit  le  médecin.  «  Et  pourquoi  vole-t-on  des  lettres 
Pour  les  revendre,  en  menaçant  de  les  rendre  publiques,  poi 
du  chantage...  »  Ses  habitudes  d'induction  fonctionnaient  c 
nouveau,  et,  dans  cet  instant  de  suprême  angoisse,  il  utilisait  < 
qu'il  savait  pour  de\âner  le  reste.  Des  lettres  avaient  été  volée 
Quelles  lettres?  Celles  qui  avaient  trait  à  la  naissance  de  Tei 
faut  de  Jaubourg  et  de  M"*  de  Claviers.  On  craignait  un  chai 
tage.  Quel  chantage?  Celui  que  permettait  le  testament.  Et  toi 
haut,  d'interrogé  devenant  un  interrogateur,  un  suppliant  plutô 
tant  il  frémissait  d'anxiété  en  adressant  cet  appel  à  son  compi 
gnon  d'enfance  :  «  Je  vous  ai  donné  ma  parole  tout  à  l'heure... 
dit-il,  «  donnez-moi  la  vôtre,  vous  aussi,  que  vous  n'avez  p; 
cru  que  mon  père  fût  capable  de  cela?...  Vous  ne  me  réponde 
pas.  Alors,  c'est  que  vous  l'avez  cru...  Vous  et  M.  de  Claviei 
cependant,  vous  n'êtes  pas  de  méchantes  gens...  Vous  avez  ci 
cela?  Pourquoi?  11  faut  que  je  le  sache.  Il  "faut  que  je  sacl 
tout,  tout,  tout,  et  d'abord  la  vraie  cause  pour  laquelle  mo 
père  et  M.  de  Claviers  se  sont  séparés...  Je  suis  un  homm< 
Landri,  et  je  m'adresse  à  un  autre  homme.  Cette  raison,  quel 
a-t-elle  été?  Dites-la-moi...  » 


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l'émigré.  81 

Vous  savez  bien  que  je  n'étais  pas  là,  »  répondit  Landri. 
li  rien  su  de  positif.  » 

i  Oui  ou  non,  avez-vous  entendu  parler  d'indélicatesse  î  » 
:  J'ai  entendu  parler  de  désordre,  »  dit  Landri.  «  Mais  ce 
vous  donne  ma  parole,  c'est  que  cette  affaire  des  papiéurs 
ourg,  sur  laquelle  J'ai  voulu  avoir  votre  témoignage,  n'a 
commun  avec  les  motifs  qui  ont  pu  décider  M.  de  Gla- 
se  priver  des  services  de  M.  Chaffin...  » 
i  rendait  trop  compte,  en  prononçant  cette  phrase  sans 
>ii,  que  la  soif  de  savoir  dont  l'autre  était  dévoré  demaû- 
B  réponse  bien  différente.  Cette  réponse,  il  ne  pouvait  la 
ni  dans  un  sens  ni  dans  un  autre.  Il  avait  trop  souffert 
appris  la  faute  dé  sa  mère  pour  que  sa  bouche  pût  arti- 
s  mots  qui  apprendraient  à  un  fils  le  crime  de  son  père* 
ler  les  dénégations,  Thonneur  ne  le  lui  permettait  pas,  et 
rs,  à  quoi  bon?  En  faisant  sa  démarche,  il  n'avait  pas  pu 

qu'un  état  de  trouble  existait  antérieurement  chez  Pierre, 
it  de  suite  avait  donné  à  cette  démarche  une  signification 
lire.  Cette  issue  absolument  inattendue  de  cet  entretien 
ait  éprouver  cette  impression  d'un  destin  inévitable, 
ie  bien  souvent,  depuis  sa  visite  au  lit  de  mort  de  son 
re,  et  il  en  demeurait  comme  paralysé.  Cette  impression 
ie  partagée  par  le  médecin,  ou  bien  le  malheureux  avait- 
r  d'en  apprendre  davantage?  La  fin  de  non  recevoir 
i  par  son  interlocuteur  à  une  question  si  cruellement  nette 
it  l'avoir,  lui  aussi,  accablé.  Il  n'interrogeait  plus.  Après 
»s  instans  d'un  bien  pénible  sile&ce,  Landri  se    leva. 

n'essaya  pas  de  le  retenir,  et  les  deux  jeunes  gens  se 
eut  en  se  touchant  la  main,  sans  oser  presque  sô  regarder, 
ème  impression  de  la  Nécessité,  d'une  trame  d'événemens 
ar  une  volonté  plus  forte  que  la  sienne,  poursuivit  Landri 
toute  cette  soirée,  qu'il  put  passer  seul,  par  bonheur,  M.  de 
s  étant  allé  à  Grandchamp.  Il  la  retrouva,  cette  impression, 
il,  toujours  poursuivi  par  l'image  de  ce  jeune  homme,  avec 
1  avait  joué  tout  enfant,  et  qu'il  revoyait,  comme  il  l'avait 
mmobile  et  pâle  sous  l'étreinte  de  cette  affreuse  idée  : 
ire  est  un  voleur.  De  même  qu'à  Saint-Mihiel,  il  s'était 
Si  pourtant  le  train  de  Clermont  était  arrivé  en  retard  !  » 
sait  à  présent  :  «  Si  Louvet  ne  l'avait  pas  placé  rue  de 
10  pour  lui  être  utile  1...  —  Si  son  père  n'était  pas  venu 


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REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

en  passant  peut-être,  et  par  hasard!,..  »  Mais  3 
[ans  le  monde?  La  petitesse  des  incidens  qui  a' 
,  dans  le  cas  de  Pierre,  comme  dans  le  sie 
épreuve  confondait  Landri  d'autant  plus  (j 
était  méritée,  par  qui  ?  Par  ceux  dont  ils  étaiei 
1  commun  désastre  où  le  ûls  de  Tadministratei 
e,  le  fils  de  la  femme  infidèle,  se  trouvaient  en 
[u'à  la  terreur,  quand,  vers  neuf  heures  et  d( 
|ue  lui  remit  une  lettre  dont  l'écriture  seule  J 
1  se  préparait  à  se  rendre  chez  Joseph  de  m 
ange  d'hypothèse  depuis  cette  visite  quai  de 
it  causer  avec  le  domestique  sur  les  membi 
[ui  fréquentaient  particulièrement  Jaubourg,  e; 
lu  mot  de  M.  de  Claviers  :  «  Ça  sent  le  club.,. 
it  complètement  renoncé  à  incriminer  Chaffin. 
Elit  de  Chaffin  !  Le  cœur  du  jeune  homme  battit 
veloppe,  et  plus  encore  en  lisant  ces  lignes  : 
eux  maître  vous  èupplie,  au  nom  du  passé, 
3ut  de  suite.  11  a  à  vous  demander  un  servie 
plus  que  la  vie,  et  il  peut  vous  en  rendre  un 
1  des  choses.  » 

Que  l'on  fasse  entrer  M.  Chaffin...  »  dit-il  ai 
I,  et  presque  dans  la  môme  haleine  :  «  Save 
irquis  est  revenu  de  Grandchamp?...  » 
Cette  nuit,  monsieur  le  comte,  »  répondit  le  doi 
s  que  ce  garçon  allait  chercher  l'administra 
ur  rintroduire,  Landri  se  disait  : 
Me  rendre  un  service?...  Si  c'était  vraiment  Iv 
,  S'il  rapportait  les  autres  lettres?...  Si  je  p< 
les  lui  donner,  dès  ce  matin,  dans  quelques  mil 
L  seule  pensée  du  regard  de  M.  de  Claviers  1 
i  réchauffait  tout  le  cœur! 

Paul  Bourget 
dernière  partie  au  prochain  numéro.) 


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[OPE  il  M  Fini  DE  L'AIËE  im 


I 

LOÛt  1869  l'Empereur  était  en  proie  à  une  crise  aiguë  de 
dadie  que,  pour  le  public,  on  appelait  douleurs  rhuma- 
;,  et  sur  laquelle  les  spécialistes  discutaient  sans  décou- 
Dser  découvrir  son  véritable  nom  :  la  pierre  (1).  Plusieurs 
is  furent  appelés  auprès  de  lui.  Quelque  soin  qu'on  prît 
pas  alarmer  l'opinion,  on  n'y  réussit  pas,  et  l'émotion 
tde,  non  seulement  en  France,  mais  en  Europe.  On  cal- 
iixieusement  les  conséquences  que  produirait,  dans  la 
e  générale,  la  disparition  subite  de  celui  qui  en  avait  été 
emps  l'arbitre,  en  ce  moment  surtout  où,  l'Empire  auto- 
iboli,  l'Empire  libéral  était  encore  en  formation, 
plus  fort  de  la  crise,  Prim  vint  à.  Paris,  accompagné  de 
ministre  des  Affaires  étrangères.  L'Empereur  cependant 
Lt  ainsi  qu'Olozaga,  qui  ne  les  quittait  pas  plus  que  son 
Napoléon  III  ne  put,  comme  on  pense,  traiter  à  fond  les 
;  il  n'entra  dans  le  détail  d'aucune  des  candidatures  au 

tiet  de  Cbasseloup-^anbat,  11  août  :  «  L'Empereur  est  souffrant,  préside 
quelques  minutes  et  se  retire.  »  —  18  août  :  «  L'Empereur  est  souffrant.  » 
t  :  «  L'Empereur  est  souffrant.  »  —  25  août  :  «  L'Empereur  souffrant 
éanmoins.  »  —  28  août  :  «  L'Empereur  souffrant.  «  —  l*r  septembre  : 
—  4  septembre  :  «  L'Empereur  toujours  souffrant.  »  —  Mérimée  à  Pa- 
['ai  déjeuné  à  Saint-Cloud.  Le  maître  de  la  maison  était  encore  souffrant, 
une  excommunication  de  N.-S.-P.  le  Pape?  »  (26  août  1869.)  —  «  La  santé 
nreur  donne  beaucoup  d'inquiétudes.  Si  j'en  crois  les  gens  les  mieux  in« 
Bis  que  Nélaton  et  le  général  Fleury,  il  n'y  a  rien  de  dangereux...,  il  a^de 
temps  des  douleurs  de  vessie,  mais  il  suffit  qu'il  soit  souffrant,  pour  que 
I  imaginations  se  représentent  ce  qui  pourrait  arriver  s'il  était  mort.  » 
bre  1869.) 


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64  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trône  d'Espagne,  n'interdisant  rien,  ne  conseillant  rien,  se  con- 
tentant de  renouveler  une  fois  de  plus  l'assurance  de  sa  neutra- 
lité bienveillante.  L'entretien  porta  surtout  sur  rinsurrection 
menaçante  qui  venait  d'éclater  à  Cuba  et  qui  préoccupait  les 
Espagnols  autant  que  le  choix  d'un  roi.  Beaucoup  d'hommes 
politiques  espagnols  demandaient  des  sévérités  impitoyables; 
d'autres  jugeaient  déraisonnable  de  s'épuiser  en  sacrifices 
d'hommes  et  d'argent,  pour  retenir,  attachées  à  la  mère  patrte, 
des  populations  ardentes  à  s'en  séparer.  Mais,  si  ce  n'est  l'Angle- 
terre aux  Iles  Ioniennes  et  récemment  la  Suède,  quand  a-t-on 
vu  un  gouvernement  abandonner  volontairement  sa  proie  ?  Les 
Espagnols  s'étaient  donc  décidés  à  résister  à  l'insurrection.  La 
clameur  des  Etats-Unis  protestait  contre  leurs  mesures  de 
rigueur;  l'opinion  publique  y  avait  pris  à.  ce  point  parti  en 
faveur  des  insurgés  qu'on  supposait  le  président  disposé  à  leur 
accorder  la  qualité  de  belligérans.  Prim  pria  l'Empereur  d'écar- 
ter cette  complication  et  .d'empêcher  que  le  tète-à-tète  avec  les 
Cubains  fût  interrompu  par  une  intervention  étrangère.  L'Empe- 
reur promit  d'employer  ses  bons  offices  auprès  des  États-Unis. 
On  glosa  fort  en  Espagne  sur  ce  qui  s'était  dit  à  Paris.  Cas- 
telar  dénonga  la  prétention  du  gouvernement  français  d'imposer 
à  la  nation  espagnole  un  monarque  étranger,  accusa  Prim  det 
traîner  sa  dignité  sur  le  pavé  des  cours  étrangères,  de  s^  concer- 
ter avec  Napoléon  111  et  de  devenir  le  satellite  du  césarisme.  II 
ne  dit  pas  quel  était  le  monarque  étranger  ;  il  en  eût  été  fort 
embarrassé.  Silvela  releva  cette  sortie  :  «  M.  Castelar  a  dit  que 
la  diplomatie  espagnole  s'était  traînée  sur  le  pavé  d'une  cour 
étrangère,  et  avait  eu  à  souffrir  le  veto  de  l'empereur  des  Fran- 
çais, contre  le  duc  de  Montpensier,  le  roi  de  la  classe  moyenne, 
et  un  autre,  contre  l'avènement  de  la  République.  Cette  accusa- 
tion est  inexacte.  Il  est  très  vrai  que  je  suis  allé  cet  été  à 
l'étranger  pour  des  motifs  de  santé,  et  plût  à  Dieu  que  ce  tût  là 
une  fiction  diplomatique.  Me  trouvant  à  la  Cour  de  France, 
j'ai  vu  l'Empereur,  comme  le  ministre  de  Russie  l'avait  vu  le 
jour  précédent,  et  comme  celui  d'Angleterre  le  vit  après,  non 
pour  me  traîner  dans  les  antichambres  étrangères,  mais  pour 
remplir  un  devoir  de  courtoisie,  qui  n'est  peut-être  pas  dans  les 
habitudes  républicaines,  mais  qui  est  dans  les  miennes.  Dans 
cette  entrevue^  il  n'y  a  eu  de  vetOy  m  contre  rien^  ni  contre  perr 
sonne;  il  n'a  été  demandé  de  faveur  pour  aucun  candidat,  aucun 


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l'europe  a  la  fin  de  l'année  1860.  55 

ropre  rCa  été  prononcé.  Loin  de  là,  ce  que  m'a  dit  TEm- 
j  c'est  que  si  kt  nation  espagnole,  un  jour,  a  besoin,  dans 
le  affaire,  du  secours  de  la  France,  il  ne  lui  fera  pas 
y  et  qu'il  désirait  que  l'Espagne,  arbitre  de  ses  destinées, 
t  à  consolider  une  grande  situation  de  prospérité  et  de 
iir.  »  Prim  corrobora  cette  réponse  (1). 
maréchal  Randon,  avec  une  crédulité  inexcusable  de  la 
'un  ancien  ministre,  d'un  haut  dignitaire,  a  recueilli  et 
ité  dans  ses  Mémoires  (2)  une  calomnie  inventée  par  la 
on  acharnée  à  déshonorer  l'Empire,  et  il  a  rapporté  sans 
mer  aucune  preuve  personnelle,  sur  une  rumeur  anonyme, 
ipoléon  m  avait  dit  à  Prim  :  «  Pourquoi  ne  penseriez-vous 

prince  de  Hohenzollern  qui  est  mon  parent  ?  »  M'attache* 
à  rappeler  que  Napoléon  III,  en  mars  1869,  avait  mandé 
etti  pour  lui  déclarer  :  «  La  candidature  Montpensier  est 
lent  anti dynastique;  elle  n'atteint  que  moi,  je  puis  l'ac- 
;  celle  du  prince  de  Hohenzollern  est  anlinationale;  le 
le  la  supporterait  pas,  il  faut  la  prévenir  (3)  ?  »  Et  ce  sou- 
,  moins  de  six  mois  après,  aurait  conseillé  d'adopter  cette 
Ature  !  L'évidence  ne  se  démontre  pas.  La  déclaration  de 
i  l'établit  :  «  Aucun  nom  n'a  été  prononcé.  »  Elle  est 

confirmée  par  la  note  que  le  prince  Charles  de  Roumanie, 
i  la  Weinbourg  avec  son  père  et  son  frère  Léopold,  a  écrite 
n  Journal  à  la  date  du  1 7  septembre  :  «  C'est  un  secret 
de  tout  le  monde  que  l'empereur  Napoléon  appuie  la  can- 
re  du  prince  des  Asturies.  »  Si  l'Empereur  avait  recom- 
\  à  Prim  la  candidature  du  prince  Léopold,  le  prince 
s  ne  l'eût  pas  ignoré. 

II 

nom  de  Hohenzollern  ne  fut  donc  pas  prononcé  aux  Tuile- 
le  fut  à  Vichy  où  Prim  s'était  rendu  de  Paris  avec  Silvela. 
it  espagnol  de  Bismarck,  Salazar,était  venu  les  y  rejoindre, 
lya  de  gagner  Prim  à  la  combinaison  que,  du  Portugal, 
il  avait  conseillée.  Il  parait  bien  qu'à  ce  moment  Prim  ne 
oui  ni  non,  mais  simplement:  «  Allez  aux  renseignemens, 


ortès,  octobre  1869. 

.  I,  p.  306. 

'ftijnre  libéral^  t.  Xî,  p.  575. 


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56 


REVCE    DES    DEUX   M05DES. 


et  sachez  ce  que  l'on  peut  attendre  des  princes  de  Hohenzollem.  » 
Il  ne  donna  pas  de  lettre  dïnlroduction,  voulant  que  l'entreprise 
ne  prît  pas  un  caractère  officiel  et  restât  une  affaire  d'initiative 
privée.  Salazar  partit  donc  à  tout  hasard.  Il  fallait  de  l'argent 
pour  entreprendre  ce  long  voyage,  et  il  était  dépourvu  de  toute 
fortune  :  le  fonds  des  reptiles  de  Bismarck  y  pourx-ut.  Il  put  se 
mettre  en  route- 
La  première  difficulté  était  d^aborder  les  princes.  Elle  ne 
l'embarrassa  guère.  Il  s'adressa  au  ministre  prussien  à  Munich, 
Werthem,  qu'il  avait  connu  en  Espagne.  Ce  ministre  cependant 
n'aurait  pas  consenti  à  prendre  sur  lui  d'être  son  introducteur, 
s'il  n'y  avait  été  autorisé  par  Bismarck.  Au  château  de  Weîn- 
bourg,  se  trouvaient  alors  réunis  les  deux  fils  du  prince  Antoine, 
Charles,  prince  de  Roumanie  et  Léopold,  prince  héréditaire, 
avec  sa  femme,  princesse  de  Portugal.  Charles  arrivait  de  Vienne, 
DÙ.  sa  réception  par  François-Joseph  avait  justement  bien  marqué 
comment  étaient  considérés  en  Europe  les  membres  de  sa  famille. 
«  Pour  montrer  qu'il  voit  dans  le  prince  le  parent  de  la  maison 
royale  de  Prusse,  l'Empereur  a  ceint  le  grand  cordon  de  Tordre 
de  l'Aigle  noir,  ce  qu'il  fait  pour  la  première  fois  depuis  1866  (1).  » 
Werthem  demanda  et  obtint  une  audience  pour  Salazar.  Le 
prince  Antoine  le  reçut  d'abord  avec  son  fils  Charles  sur  la 
Rhein-Promenade.  Salazar  exposa  que  son  peuple  avait  les  yeux 
fixés  sur  le  prince  de  Roumanie  et  que  c'est  ce  qui  lui  avait 
donné  le  courage  d'entreprendre  sa  mission  difficile.  Charles 
écarta  l'insinuation  :  «  Le  sentiment  qu'il  a  de  ses  devoirs  ne  lui 
permet  pas  d'échanger  la  modeste  principauté  qui  lui  est  échue, 
même  contre  la  couronne  d'Espagne  (2)  !  »  Le  messager  se 
retourna  alors  vers  Léopold.  Il  le  vit  le  môme  jour  avec  sa  femme. 
Ce  prince,  bien  qu'il  sentît  peu  d'inclination  à  accueillir  loffre, 
ne  la  repoussa  pas,  mais  fit  dépendre  son  assentiment  de  difi^é- 
rentes  conditions,  et  avant  tout,  d'une  élection  à  l'unanimité  qui 
ne  laisserait  à  combattre  aucune  candidature  opposée;  ensuite 
l'assurance  qu'il  ne  serait  engagé  dans  aucune  combinaison  poli- 
tique au  détriment  du  Portugal,  à  cause  des  liens  de  parenté 
qui  l'attachent  à  la  famille  royale  de  ce  pays  (3). 

(1)  Mémoires  du  prince  Ch.  de  Hohenzoîlern,  30  août- Il  septembre  1869. 

(2)  Mémoires  du  prince  Charles  de  Rounrianie,  7/0  septembre. 

(3)  Tous  les  incidens  significatifs  du  complot  Hobeotollem  sont  notés  avec  uns 
précision  qui  De  permet  pas  le  démenti  dans  un  écrit  publié  en  allemand  et  en 


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l'europe  a  la  fin  de  l'année  1869.  57 

conte,  d'après  un  récit  verbal  de  Werthern,  que  le 
âne  aurait  ajouté  :  «  C'est  seulement  au  cas  où  le 
înt  espagnol  me  convaincrait  que  l'empereur  Napo- 
ie  roi  Guillaume  seraient  d'accord  sur  l'accession  de 
trône,  qu'il  me  serait  possible  de  soumettre  laques- 
xamen  plus  approfondi.  »  Il  eût  été,  en  effet,  tout 
un  homme  aussi  avisé  que  le  prince  Antoine  eût 

tout  exame^  de  la  question  à  une  entente  préalable 
ef  de  sa  famille,  le  roi  de  Prusse,  et  le  voisin  de 
'empereur  des  Français.  Mais  il  était  inadmissible  que 
B  soumis  de  la  famille  royale  de  Prusse,  laissât  à  un 
mt  étranger  le  soin  d'intervenir  dans  une  affaire  qui 
traitée  directement  par  lui  seul  avec  le  chef  de  sa 
te  condition,  en  réalité,  n'a  pas  été  posée,  car  elle 
juée  dans  le  journal  du  prince  Charles  où  le  moindre 
portance  est  noté.  Du  reste,  elle  n'aurait  eu  auc\iu 
le,  puisque  la  première  condition  posée  par  Léopold 

un  refus,  et  que,  évidemment,  on  ne  pouvait  pro- 
prince l'unanimité  en  face  de  l'obstination  de  Mont- 
le  ses  amis.  Salazar  l'interpréta  ainsi  et  considéra  sa 
ame  ayant  échoué.  Toutefois,  avant  de  reprendre  la 
Espagne,  il  pria  le  ministre  prussien,  son  introduc- 
^er  une  nouvelle  tentative.  En  effet,  le  prince  Charles 
té  à  Bade  dans  le  voyage  qu'il  fit  à  Paris,  Werthern 
t  et  insista  pour  que  la  maison  de  HohenzoUern  ne 
s  h  une  si  belle  couronne.  L'intervention  prussienne 
paraît  ainsi  dès  les  premières  démarches  en  AUe- 

ministre  de  Bismarck  se  montre  Tassocié  actif  de 
icret  espagnol. 

III 

•es  le  départ  de  Salazar,  le  6  octobre,  le  prince 
t  à  Paris.  L'Empereur,  mieux  portant,  avait  pu  se 

titre  de  Notes  sur  la  vie  du  roi  Charles  de  Roumanie.  Ces  notes  d'une 
té  démentent  la  plupart  des  mensonges  des  historiens  allemands, 
nos  historiens  dans  leurs  récits,  plus  prussiens  que  ceux  des  Alle- 
t  tenu  aucun  compte.  J'en  excepte  un  homme  qui  unit,  à  un  noble 
}tperspicace  intelligence^le  baron  Jehan  de  Witte,  qui  a  su,  dans  un 
Quinze  ans  d'Aû/otre,  lire,  comprendre  et  mettre  en  lumière  tous  les 
contenus  dans  les  intéressantes  révélations  du  prince  de  Roumanie* 


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68  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

montre/ sur  les  boulevards  le  10  septembre  et  rassurer 
nion.  Il  ijeçut  le  prince  sans  retard  à  Saint-Cloud  et  rin\ 
un  déjeuner  intime  auquel  Tlmpératrice,  en  route  vers  10 
pour  présider  à  l'inauguration  du  Canal  de  Suez,  n'assistait 

Le  prince  trouva  l'Empereur  vieilli,  soucieux,  marchant 
peine,  se  plaignant  d'être  constamment  fatigué,  mais  tou 
bon,  bienveillant,  confiant,  causeur.  Il  exprima  l'immuable 
rêt  qu'il  portait  à  la  Roumanie  :  il  espérait  que  ce  pays  res 
attaché  aux  puissances  occidentales  et  il  voyait  dans  la  ' 
du  prince  la  preuve  que  la  Roumanie  s'efforçait  de  conserva 
sympathies  de  la  France.  Il  s'enquit  du  roi  de  Prusse;  il  a 
avec  plaisir  qu'il  était  toujours  aussi  dispos  et  valide;  il  ra] 
l'excellente  impression  que  le  roi  Guillaume  avait  laissée  à  I 
s'informa  de  1^  reine  Augusta,  et  chargea  tout  particulière 
le  prince  de  dire  au  Roi  «  combien  ses  idées  étaient  pacifiqi 
son  désir  sincère  d'entretenir  les  meilleures  relations  av 
Prusse.  »  Le  prince  instruisit  l'Empereur  de  ses  projets  de 
riage;  il  lui  raconta  qu'il  allait,  à  son  retour,  se  renco 
avec  la  princesse  de  Wied,  qu'on  disait  une  personne  accon 
L'Empereur  l'approuva,  ajoutant  :  «  Les  princesses  allemt 
sont  si  bien  élevées.  » 

Dans  ces  entretiens  intimes  le  prince  ne  souffla  mot  de  la 
didature  de  son  frère  en  Espagne.  L'Empereur  me  l'a  affi 
S'il  en  avait  dit  quelque  chose,  le  prince,  qui  venait  de  qi 
l'envoyé  espagnol,  n'aurait  pas  manqué  d'en  faire  mention 
rapporter  à  son  père  les  paroles  de  Napoléon  III,  puisque  1 
lonté  du  souverain  français  était  un  des  élémens  essentiels 
résolution  demandée  aux  Hohenzollern.  D'ailleurs,  poui 
aurait-il  sondé  les  dispositions  de  l'Empereur?  Le  premier 
d'Antoine  de  Hohenzollern  n'avait-il  pas  été,  à  l'annonce 
candidature  de  son  fils  :  «  La  France  ne  le  supportera  pas 

Ce  fut  Silvela  qui,  à  Madrid,  jeta  la  sonde  et  essaya  c 
rendre  compte  de  la  manière  dont  le  projet  prussien  i 
accueilli  à  Paris  :  essai  inutile  si  l'Empereur  l'avait  conseil 
dit  dans  une  conversation  privée  à  Mercier  :  «  Il  n'y  aurait 
ment  qu'une  combinaison  portugaise  qui  pourrait  réussi 
quelques  personnes  songent  au  prince  de  Hohenzollern,  à  < 
de  ses  liens  de  parenté  avec  la  maison  de  Bragance.  »Mercic 

(1)  De  Mercier»  8  octobre  1869. 


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l'europe  a  la  fin  de  l'année  1869.  59 

le  demander  des  instructions  à  Paris,  répondit  inconti- 
Jn  mariage  avec  une  princesse  portugaise  n'ôte  pas  son 
essentiellement  allemand  à  un  prince  qui  porte  le  nom 
iZoUern;  tout  le  monde  verra  en  lui  un  Prussien,  et  ce 
r  ma  part,  je  puis  lui  répondre,  c'est  de  l'impression 
iiira  un  pareil  caractère,  attribué  à  sa  candidature,  sur 
té  de  l'opinion  publique  en  France.  » 
ae  pouvait  plus  prétendre  qu'on  n'eût  pas  informé  son 
ment  de  l'effet  immanquable  de  la  candidature  Hohen- 


IV 

retour  en  Espagne,  Prim  s'était  trouvé  aux  prises  avec 
idature  plus  turbulente  que  celle  d'aucun  prince  :  la 
re  de  la  République.  Les  républicains,  grisés  par  leurs 
»,  se  crurent  en  état  d'enlever  le  pouvoir  de  force.  Ils 
levées  d'armes  à  Barcelone,  Saragosse,  Valence.  Mais, 
ne,  tant  que  l'armée  ne  9e  mêle  pas  aux  insurrections, 
t  point  de  chances  de  succès.  Or  l'armée  et  ses  chefs 
it  la  République.  Serrano,  enclin  aux  condescendances, 
t  aucune  pour  elle,  Prim  n'entendait  pas  être  sup- 
r  la  rue.  Des  mesures  énergiques  furent  prises;  les 
constitutionnelles  suspendues  (5  octobre),  l'ordre  règ- 
lement, limpuissance  du  parti  républicain  mise  hors 
La  monarchie  resta  définitivement  dans  le  fait,  comme 
t  déjà  dans  le  droit,  la  condition  fondamentale  de  Tordre 
la  recherche  d'un  roi  redevint  la  préoccupation  in» 

suite  d'un  nouveau  refus  de  Don  Fernando,  Prim  eût 
endre,  disant  que  la  désignation  du  Roi  ne  pressait  pas, 
i  importait,  c'était  le  rétablissement  de  l'ordre  publie 
n'en  était  pas  encore  là.  Les  Unionistes  plus  pressés 
;  lui  forcer  la  main  et  l'obliger  à  choisir  un  roi  sans 
ésumant  qu'aucune  nouvelle  candidature  ne  se  produi- 
e  celle  de  Montpensier  s'imposerait.  Un  des  argumens 
candidat  était  que,  nonobstant  son  indifférence  offi- 
ilmpereur  en  éprouverait  une  vive  contrariété  et  lui 
les  embarras.  «  Quelle  erreur  !  répondaient  les  Unio- 
mpereur  réfléchira  et  se  convaincra  qu'il  n'a  qu'à  gagner 


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EVUE  DES  DEUX  MONDES. 

^mbinaison  ;  ses  ennemis  sont  surtc 
gleterre  qui  n'admettra  jamais  que  le 
dans  la  même  famille,  ne  permettra 
Le  en  Espagne,  qu^'un  autre  d'Orléa] 
et  emploiera,  au  profit  de  l'Empereui 
empêcher.  »  Serrano  n'eût  pas  miei 
1er  les  désirs  de  ses  amis.  Mais  il  eu 
«  Je  voudrais,  lui  disait  Prim,  évi 
ipensier.  Cependant,  on  ne  peut  $ong< 
n'en  veulent  pas,  parce  qu'il  est  Fri 
est  Bourbon,  marié  à  une  sœur  de  la 
ause  des  difficultés  à  prévoir  avec  la  F 
)n  ou  pour  une  autre,  le  fait  est  qu'o 
pper  à  Tobsession  des  Unionistes  et  d 
crut  qu'il  fallait  chercher  de  nouvei 
é  sa  déconvenue  récente,  ne  désespér 
[ohenzoUern  sur  leur  refus  et  chaul 
1  publia  une  brochure,  où  il  célébra 
es  alliancjes  du  prince  Léopold  (25  oc 
e  pouvait  avoir  d'efficacité  qu'avec  1 
concours  n'eût  certainement  pas  faite 
ssement  le  maréchal  Randon,  l'Em 
idre  le  prince  Léopold  allié  à  sa  fl 
sachant  que  l'Empereur  ne  supporter 
imenait  ses  regards  vers  l'Italie  où 
ir  la  bienveillance  impériale.  À  déf 
prince  de  Garignan,  nullement  dis[ 
eut  l'idée  bizarre  de  demander  à  ^ 
iu,  le  fils  de  son  frère,  le  prince  Tl 
homme  âgé  de  seize  ans  qui  acheva 
Les  Unionistes  se  prononcèrent  coi 
)sait  un  enfant  encore  au  collège,  aie 
Ruse  suffirait  à  peine  à  dominer  la  situ 
.  était  sa  victoire  de  Lodi  ?  où  son  pon 
jer  sans  prestige  et  à  peine  sorti  du  b 
>ser  à  la  fière  nation  espagnole?  Pj 
cette  opposition,  les  Unionistes  du  Ci 
5  retirèrent  (6  novembre  1869).  On  se 
)ns  d'amitié,  en  assurant  qu'on  ne  s'e 
>  engagemens  dont  on  ne  pouvait  se 


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fROPE  A    LA   FIN   DE   l'aNNÉE   1869.  61 

sa  joîo  de  cette  délivrance.,  Il  n'avait  plus  à 
1  résistance  de  Serrano,  et  celui-ci,  convaincu 
•ossibilité  de  Montpensier,  consentit  à  la  ten- 
rince  Thomaâ. 

ant  de  se  lancer  à  fond ,  Prim  chercha  à  être 
dé  rEmpereur.  Mercier,  avec  qui  il  vivait  de 
familiarité,  interrogea  confidentiellement  La 
Le  ministre  répondit  :  «  Mon  cTlier  ami,  deux 
ur  vous  remercier  de  vos  lettres,  et  pour  vous 
ir,  à  qui  j'ai  cru  devoir  soumettre  celle  du  6, 
5  répéter  qu'il  est  prêt,  ainsi  qu'il  Ta  toujours 
itre  le  souverain  qui  serait  légalement  élu  au 
[  que  la  candidature  du  duc  de  Gênes  ne  peut 
i  sympathies.  Gela  ne  change  rien  d'ailleurs 
mger  à  l'altitude  de  réserve  bienveillante  que 
lent  addptée.  »  Prim,  ainsi  rassuré,  chargea  le 
ar  de  suivre  la  négociation  à  Florence.  Victor- 
son  consentement  de  chef  dô  famille,  et  s'en- 
lui  de  la  Duchesse  mère.  Le  ministre  espagnol 
)Oser  le  jeune  duc  à  se  soumettre  aux  ordres 

oncle,  de  son  tuteur.  Mais  sa  mère,  obsédée 
I  Maximilien,  voyait  déjà  son  fils  fusillé  ou 
e  passage  en  Italie,  ne  réussit  pas  à  surmonter 

mari  morganatique  de  la  duchesse,  Rapallo, 

pour  ramener  le  prince  au  sentiment  ma- 


roduisit  dans  notre  ambassade  un  mouvement 
oî  à  Saint-Pétersbourg  du  grand  écuyer  de 
inéral  Fleury,  à  la  place  de  Talleyrand, 
[Jn  ambassadeur  n'exerce  de  l'action  à  Saint- 
il  porte  Tépaulette  et  monte  à  cheval  :  ainsi 
les  facilités  d'aborder  le  Tsar  et  de  l'entre- 
î  motif  pour  lequel  l'Empereur,  qui  tenait  à 
i  Russie  l'influence  de  la  Prusse,  avait  choisi 
son  représentant.  Fleury  soutenait  auprès  de 

lées  par  le  marquis  de  Montenar. 


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REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

ipereur  le  mouvement  libéral,  et  les  adversaires  ( 
lent  poussaient  à  sa  nomination  à  l'étranger  qui 
ait  d'un  adversaire  redoutable.  Seulement  ils  eusi 
cette  ambassade  fût  une  diminution  et  non  un  acci 
s  prétexte  de  cumul,  ils  insinuèrent  à  l'Empe 
(voyant  en  Russie,  il  devait  lui  retirer  ses  fonction 
^er.  Fleury  fit  remarquer  qu'à  l'envoyer  ainsi,  nn 
irder.  Il  n'aurait  de  force  à  Pétersbourg  que  si,  au  1 
en  disgrâce,  il  arrivait  comme  le  représentant  dii 
lel  du  souverain.  «  L'empereur  de  Russie,  ajou 
it,  ne  saurait  voir  avec  plaisir  qu'on  considéra 
me  un  lieu  d'exil.  »  Napoléon  comprit,  et  son  ai 
serva  sa  situation  auprès  de  sa  personne. 
Le  fait  fit  sensation  dans  les  Etats  du  Sud  et  i 
5se.  Précisément,  parce  que  Fleury  conservait  s^ 
onnelle  à  la  Cour,  on  en  conclut  que  son  ambai 
importance  exceptionnelle,  et  on  attendit,  à  B 
ate,  à  Pétersbourg  avec  curiosité,  ce  qu'il  allail 
Bût  été  rassuré  là  et  désenchanté  ici,  si  l'on  avait 
ructions.  Elles  étaient  la  reproduction  de  la  polit 
le  qui  maintenait  ouvert  le  casus  belli^  sans  con 
Te,  et  impliquait  une  velléité  de  troubler  la  pa 
mant  la  volonté  de  l'affermir.  En  dehors  de  l'assi 
§néral  devait  donner  au  Tsar  du  désir  de  resserre 
e  les  deux  souverains,  elles  ne  contenaient  de  pré 
t  rengaines,  devenues  fatigantes  à  force  d'être  ré 
wig  et  des  États  du  Sud.  Le  général  devait  ex 
ets  qu'on  éprouvait  à  Paris  de  ce  que  le  Cabinet 
écutât  pttô  le  traité  de  Prague  en  ce  qui  concerna 
k;  il  devait  au^si  représenter  combien,  dans  1 
s^ix,  il  serait  nécessaire  de  maintenir  le  statu  qm 
raité  de  Prague,  en  montrant  le  danger  que  faisai 
3pe  l'idée  germanique  qui  devait  naturellemen 
i  sa  sphère  d'action  tous  les  pays  parlant  allemanc 
rlande  jusqu'à  l'Alsace. 

Jans  doute  les  souffrances  des  Danois  et  l'indépei 
s  du  Sud  intéressaient  le  cœur  du  Tsar.  Mais  s£ 
ion  était  en  Orient.  Iji  était  mécontent  de  \ 
rante  avec  laquelle,  soutenue  par  la  France,  TAut 
ait   partout    l'action  de  ses  agens  et  semblait  1 


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l'europe  a  la  fin  db  l'année  1869.  63 

t  lui  s'en  étaient  plaints  souvent  à  Paris.  Si  donc  on 
rir  à  la  Russie  quelque  chose  qui  lui  fût  agréable 
tristes  souvenirs  de  TExposition  de  1867,  c'est  sur 
fallait  apporter  des  satisfactions  et  des  promesses, 
it  rien  de  pareil  dans  les  instructions  de  Fleury, 
ient  une  interrogation  à  poser  sur  la  manière  dont 
isageait  l'avenir  de  la  Turquie  et  dont  elle  voudrait 
ouleversement  général,  les  pays  de  l'Orient  fussent 
les  indiquaient  que  le  moyen  de  détourner  l'Autriche 
de  la  Pologne  serait  de  seconder  sa  prépondérance 
l'Allemagne  :«  L'Autriche  conservant  ses  provinces 
it  acquérant  de  nouveau  une  influence  sur  l'AUe- 
J,  c'est  la  question  de  Pologne  enterrée.  L'Autriche, 

refoulée  vers  l'Orient  et  embrassant  les  passions 
,  c'est  la  résurrection  de  l'idée  polonaise.  »  Cest  en 

perspective  qu'on  espérait  détacher  la  Russie  de 

I  ambassadeur  fut  reçu  avec  un  empressement  mar- 
atement  après  les  premiers  complimens,  il  entama^ 
Tsar,  soit  avec  Gortchakof,  le  sujet  du  Sleswig, 
^  personne  ne  s'en  occupait  plus.  La  difficulté  portait 
Qt  sur  les  engagemens  que  la  Prusse  voulait  im- 
emark,  en  faveur  des  Allemands  enclavés  dans  les 
ndiqués  par  lui,  et  sur  la  situation  des  Danois  des 
nue  plus  cruelle  sous  la  domination  prussienne  que 
celle  des  Allemands  sous  les  Danois.  «  Leur  cri  de 
ivait  un  journaliste  de  Copenhague,  fait  frémir  la 
ère.  N'est-il  aucun  droit  des  gens,  aucune  police  en 
3  Cabinet  de  Copenhague  s'était  montré  disposé  à 
dues  garanties  au  profit  des  habitans  allemands  du 
,  à  la  condition  que  la  frontière  serait  déterminée 
e  conforme  aux  vœux  des  populations  danoises,  et 
stituer  ainsi  le  gage  d'une  réconciliation  sérieuse 
ï  pays  limitrophes.  Du  moment  que  cette  condition 
ceptée  par  le  Cabinet  de  Rerlin,  le  gouvernement 
t  pas  cru  pouvoir  maintenir  son  offre  de  garanties, 
stte  déclaration  que  s'étaient  terminés  les  derniers 

1  Fleury,  dès  sa  première  audience,  demanda  cha- 
;  au  Tsar  d'exercer  une  pression  de  famille  sur  son 


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64  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

oncle  qui,  d'après  Bismarck,  était  le  principal  obstacle  à 
tion  du  traité  de  Prague.  Le  Tsar  se  montra  tout  disposé 
démarche,  et  promit  qu'il  allait  suivre  de  très  près  cetU 
et  en  faire  l'oÈjet  d'une  négociation  secrète  avec  son 
bien   que  les  liens  de  famille  ne  fussent  pas  d'un  gran< 
dans  la  politique,  il  plaiderait  la  cause  du  père  de  sa  be 
Mais  il  sortit  vite  de  la  question  et  laissa  voir  que  sa  pri 
préoccupation  était  TOrient,  dont  Fieury  ne  lui  disait 
critiqua   l'Autriche,    ne   comprenant  pas    pourquoi    Fi 
Joseph  était   allé   à  Gonstantinople  d'où  «  il  reviendn 
Oriental  que  jamais.  »  Et  il  ajoutait  :  «  Beust  ne  sera 
qu'un  brouillon.  » 

Alexandre  écrivit,  en  effet,  une  lettre  pressante  à  soi 
et  Fieury  raconta  la  démarche  à  l'ambassadeur  prussien 
qui,  on  le  suppose,  ne  garda  pas  la  confidence  pour  l 
courut  aussitôt  à  travers  toutes  les  chancelleries.  Les  Dai 
émurent,  demandèrent  à  être  mêlés  à  la  négociation.  Bi 
interrogea  Benedetti,  qui,  bien  aise  de  ne  pas  être  agi 
Fieury,  l'adversaire  de  ses  patrons  Rouher  et  La  Valette 
la  démarche  «  compromettante  qui  réveillait  une  q 
assoupie,  et  ne  pouvait  avoir  aucun  résultat.  »  La  Ton 
vergne,  ne  se  souciant  pas  de  rallumer  le  feu  couvert  de 
prescrivit  à  Fieury  le  calme,  la  réserve.  Quelques  jours 
le  Tsar  apprit  à  notre  ambassadeur  qu'il  avait  reçu  la  i 
de  son  oncle.  Elle  était  évasive  :  «  Je  réfléchirai  mi 
sur  l'objet  de  ces  conseils  et  de  ces  observations.  »  Il  en 
naissait  l'importance,  mais  ne  pouvait  prendre  un  pai 
nitif.  Il  fallut  donc  parler  d'un  autre  sujet.  L'occasion  i 
quait  pas.  Le  Tsar  se  montrait  gracieux  et  emmenait  sa] 
Fieury  à  ses  chasses  à  l'ours,  et  le  faisait  voyager 
côte  dans  le  traîneau  à  une  place.  Plus  la  facilité  de  p 
cœur  ouvert  lui  était  offerte,  plus  le  Tsar  s'étonnait  qu 
ambassadeur  en  profitât  si  peu,  et  ne  sût  jouer  que  le  r^ 
diplomate  transi.  De  quoi  le  général  aurait-il  parlé? 
savait  pas  à  Paris  ce  qu'on  voulait  :  comment  aurait-il  pi] 
au  Tsar?  Cependant,  un  peu  aveuglé  de  ses  succès  pers 
Fieury  croyait  l'amitié  russe  regagnée  et  en  persuadait  1 
reur.  Mais  un  événement  imprévu  vint  le  tirer  de  sa  ce 
diplomatique. 

A  l'anniversaire  du  centenaire  de  l'institution  de  Ton 


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L*EUROPE   A   LA   FIN   DE   l'aNNÉE    1869. 


65 


litaire  de  Saint-Georges,  le  Tsar  en  conféra  la  première  classe 
au  roi  Guillaume.  «  Acceptez-la,  lui  télégraphia-t-il ,  comme 
une  nouvelle  preuve  de  l'amitié  qui  nous  unit,  amitié  fondée 
sur  les  souvenirs  de  cette  année  à  jamais  mémorable^  où  nos 
armées  réunies  combattaient  pour  une  cause  sainte  qui  nous 
était  commune  (i).  »  La  distinction  accordée  au  Roi  était  en 
effet  unique;  personne  ne  l'avait  obtenue;  le  Tsar  lui-môme  ne 
portait  le  cordon  que  comme  Grand-Maître  héréditaire.  Guil- 
laume comprit  la  portée  de  cette  faveur;  il  en  fut  «  anéanti 
de  bonheur,  »  écrivit-il*  à  son  frère,  et  le  marqua  dans  son  télé- 
gramme de  remerciemens:  «  Profondément  touché,  les  larmes 
aux  yeux,  je  vous  remercie  d'un  honneur  auquel  je  n'osais 
m'attendre:  mais  ce  qui  me  rend  doublement  heureux,  ce  sont 
les  termes  dans  lesquels  vous  me  l'avez  annoncé.  J'y  vois  une 
preuve  nouvelle  de  votre  amitié  et  le  souvenir  de  la  grande 
époque  où  nos  deux  armées  combattaient  pour  la  même  sainte 
cause  (8  décembre  1869).  »  Il  accompagnait  ses  remerciemens 
de  l'envoi  de  l'ordre  pour  le  Mérite.  Les  agens  russes,  effrayés 
de  l'effet  foudroyant  de  cette  démonstration  à  Paris  et  dans  les 
États  du  Sud,  s'efforcèrent  d'en  amoindrir  l'impression.  Schou- 
valof  essaya  de  rasséréner  le  pauvre  Fleury  tout  décontenancé  : 
—  L'acte  du  Tsar  avait  été  spontané  ;  il  n'avait  pris  lavis  de  per- 
sonne ;  il  n'avait  obéi  qu'à  l'amour  filial  qu'il  professait  pour  son 
oncle;  ce  n'était  pas  un  acte  politique;  le  Tsar  n'en  avait  pas 
mesuré  l'importance;  les  télégrammes  échangés  par  les  souve- 
rains et  qui  évoquaient  des  souvenirs  néfastes  pour  la  France, 
étaient  une  maladresse,  non  une  préméditation.  La  reine  Olga, 
de  passage  à  Munich,  exprima  ses  regrets  de  l'acte  et  de  la  lettre 
du  Tsar;  pour  l'atténuer,  elle  l'attribua  aux  souvenirs  de  jeu- 
nesse de  l'empereur  Alexandre.  Hohenlohe  prétendit  qu'Alexandre 
n'avait  eu  en  vue,  en  affirmant  ses  bons  rapports  avec  la  Prusse, 
que  de  faire  cesser  l'animosité  de  sa  famille  contre  cette  puis- 
sance (2).  Mais  toutes  ces  mauvaises  raisons  ne  réussirent  pas  à 
détruire  la  portée  vraie  de  la  démonstration.  Elle  signifiait: 
«  Ne  croyez  point,  parce  que  Napoléon  111  m'a  envoyé  un  de  ses 
grands  officiers  et  que  je  l'ai  reçu  avec  distinction,  ne  croyez 
'^^  que  j'aie  cessé  d'être  l'ami  fidèle,  l'allié  constant  de  mon 
^ncle.  »  Et  lui-môme  dévoilait  son  intention  véritable  à  un 

âchneideft  VSmpei'Sur  Guillaume^  t.  Il,  p.  i06. 
Oadore,  27  décembre  1869. 

ME  xixix.  —  1907.  5 


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66  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ser\Tteur  du  roi  de  Prusse,  Schneider:  «  On  se  donn< 
les  plus  différens,  toutes  les  peines  du  monde  pour 
Russie  de  la  Prusse  et  semer  la  méfiance,  mais  tantqu 
cela  n'arrivera  pas.  Mes  sentimens  ne  changeront  n 
Roi,  ni  envers  la  Prusse.  »  Russell  raconte  que  Clare 
affirmé  que,  vers  cette  époque,  «  un  accord  avait  été 
Russie,,  par  lequel  la  Russie  devait  avoir  une  armée  d( 
lisante  sur  la  frontière  de  la  Gallicie  polonaise  poui 
TAu triche  d'assister  la  France  dans  la  guerre  immir 
Des  informations  très  sûres  m'ont  amené  à  croire 
rendon  et  Russell  ont  donné  au  mot  «  accord  »  le  sens 
formel  libellé  par  articles,  ils  se  sont  trompés.  L'accoi 
révélait  la  manifestation  de  Tordre  de  S^int-Georges, 
blait  pas  du  tout  à  un  acte  diplomatique  proprement 
l'équivalent  de  ce  qu'avaient  établi  les  lettres  échan 
les  empereurs  de  France  et  d'Autriche  et  le  roi  àlU 
gement  d honneur  entre  gentilshommes  de  s'aider  récif, 
dans  des  circonstances  qu'on  ne  pouvait  pas  préciser  i 


VI 


Les  choses  n'allaient  pas  mieux  pour  nous  en  Ita 
nistère  Menabrea  avait  la  vie  de  plus  en  plus  dîfficib 
brèche  furieusement  par  la  coalition  de  la  Gauche  et 
manente  piémon taise,  déconsidéré,  «juoi qu'il  ne  le  mé 
par  les  tripotages  qui  s'étaient  mêlés  à  son  projet  d( 
régie  co-intéressée  des  tabacs,  il  avait  essayé  en  vaii 
tifier  par  l'adjonction  de  Mordini,de  Minghetti,de  Fei 
ce  dernier  s'étant  retiré,  du  jeune  Rubini.  Menabrea  s\ 
sensiblement  chaque  jour,  de  plus  en  plus  mal  déf 
plus  en  plus  vigoureusement  attaqué. 

La  crainte  d'une  crise  dynastiqpie  retarda  un  insti 
ministérielle.  Le  Roi  fut  saisi  à  SanRossore  d'une  vio 
miliaire.  On  le  crut  perdu.  Il  régla  ses  affaires  en  épo 
ganatiquement  la  Rosina,  et  fit  appeler  un  prêtre.  Il 
jours  eu  grand'peur  de  l'enfer;  au  moment  d'aller  i 
la  tête  de  son  armée,  en  1866,  il  s'était  adressé  au  1 
pour  qu'en  cas  de  danger  de  mort,  il  pût,  sansdifficull 

(1)  John  Russell,  Recolleclions  and  suggestions ^  ch.   xiii.  Europ 
(second  édition,  London.  Longmans  Green  and  C*,  1875). 


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l'europe  a  la  fin  de  l'année  i869. 


67 


5  de  la  religion,  sur  quoi  le  Pape  avait  aussitôt  envoyé 
5  évêques  des  instructions  en  conséquence.  L'arche- 
Pise,  moins  facile,  enjoignit,  à  Tecclésiastique  appelé 
,  d'exiger  la  rétractation  par  écrit  de  tout  ce  que  Tau- 
ade  avait  fait  contre  la  religion,  et  rengagement,  en 
Prison,  de  révoquer  les  lois  contraires  aux  droits  de 
e  Roi  répondit  avec  fermeté:  «  Comme  chrétien,  j'ai 
la  foi  de  mes  pères  et  je  suis  prêt  à  y  mourir;  comme 
emple  de  mes  ancêtres,  j'ai  suivi  les  impulsions  de  ma 
5  pour  le  bien  de  mes  peuples.  »  Et,  sur  Finsistance 
il  ajouta  qu'il  écouterait  le  ministre  de  la  religion  avec 
L  et  reconnaissance  s'il  lui  parlait  de  la  mort  et  de  la 
ie  divine,  mais  que,  s'il  entendait  l'entretenir  ^e  poli- 
l'adressât  au  président  du  Conseil  qui  était  dans  la 
voisine.  Le  curé  sortit  et  raconta  à  Menabroa  ce  qui 
ié  ;  le  général  répondit  (1  )  qu'il  fallait  accorder  immé- 
l'absolution  au  Roi,  sans 'plus  insister  pour  aucune 
n,  ou  bien  il  y  aurait  acte  de  violence  envers  un  souVe- 
ant  délit,  et  il  allait  donner  ordre  immédiatement  aux 
j  de  l'arrêter.  La  crainte  du  carabinier  décida  le  curé 
le  Roi  de  la  crainte  de  l'enfer.  Il  entra  dans  la  chambre 
absolution. 

erture  du  Parlement  (48  novembre),  bien  que  com- 
rétabli,  le  Roi  ne  vint  pas  lire  lui-même  le  discours 
'onne.  Le  ministère  fut,  dès  la  première  séance,  mis 
té,  et  son  candidat  Mari  battu  par  celui  des  Gauches, 
i  contre  129).  Il  donna  sa  démission  (20  novembre), 
pt  contrarié  d'être  séparé  d'un  ministre  qui  était  son 
de  de  camp  et  dans  la  confidence  de  sa  politique  pér- 
imée l'Autriche  et  la  France,  peu  soucieux  d'ailleurs  de 
^  affaires  à  Lanza  et  surtout  à  Sella,  dont  les  attaques 
>  l'avaient  fort  blessé,  eût  voulu  faire  un  replâtrage 
seul.  Celui-ci  n'y  consentit  pas  et  imposa  les  conditions 
ires  :  il  exigea  que  le  Roi  renvoyât  tous  les  ministres 
un  titre  quelconque  à  sa  personne,  Menabrea,  Gual- 
bray-Digny,  et  consentît  de  sérieuses  réductions  sur 
la  marine.  Les  pourparlers  se  rompirent;  le  Roi  parla 
;  Cialdini  traversa  la  scène  en  matamore  grincheux, 

,  Vittorio  Emanuelet  p.  499. 


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\  KËVUE   DE3   DEUX   MONDES. 

tant  des  horions  à  droite  et  à  gauche  et  n'arr 
isultat;  Sella,  appelé  à  sa  place,  ne  fut  pas  plus 
[le  Lanza.  Alors  le  Roi,  après  les  avoir  repouss 
!S  accepta  tous  les  deux  ensemble,  et  le  ministère 
résident  du  Conseil,  ministre  de  l'Intérieur,  1 
istre  des  Affaires  étrangères,  Visconti-Venosta  ; 
il  Govone;  Travaux  publics,  Gadda;  Commerc 
astice,  Rali;  Instruction  publique,  Corenti;  B 
3  décembre).  Lanza  eût  voulu  s'assurer  le  c 
auche  en  portant  son  chef  Rattazzi  à  la  pré 
hambre,  mais  Visconli  avait  fait  de  Texclusion  < 
dieux  à  son  parti,  la  condition  de  son  entrée  au 
li  préféra  le  député  de  Ventimiglia,  Biancheri, 
msé,  conciliant,  agréable  à  tous. 

Les  deux  membres  principaux  du  Cabinet,  Lai 
talent  probes,  courageux,  tenaces,  désintéressé 
réoccupés  du  bien  public.  Ni  Tun  ni  Tautre  n'^ 
u  supériorité  d'esprit,  et  ils  regardaient  toujo 
ui,  du  reste,  n'est  pas  un  mal  en  politique  :  Sel 
lais  plus  égoïste,  et  n'ayant  pas  la  même  généros 
anza.  Ils  s'accordèrent  sur  un  programme  exclui 
ier.  Les  finances,  d'expédiens  en  expédions,  marc! 
anqueroute;  «  on  sentait,  disait  Lanza,  l'odeur  di 
e  mille  pas.  »  Le  déficit  de  l'année  s'élevait  à  p 
ions  ;  il  était  urgent  d'arrêter  cette  dégringolad 
remier  remède  serait,  selon  Lanza,  d'examiné 
vec  la  lenta  (la  loupe)  delfavarOy  et,  selon  Se 
es  économies  fijio  airossOy  ce  qui  exigeait  surtoi 
uction  des  dépenses  de  la  Marine  et  de  la  Gu€ 
0  millions.  Ces  économies  seraient  suivies  de  la 
augmentation  d'impôts:  on  irait  même,  pour  é^ 
oute  totale,  jusqu'à  opérer  une  banqueroute  pa 
luant  de  1  p.  100  le  revenu  de  la  rente  par  un  ii 
ait  ainsi  indirectement  une  conversion  obligatoii 

A  l'égard  de  la  France,  il  y  avait  dans  le  Cal 
ans  très  distincts.  Visconti  et  son  ami  le  général 
3naient  encore,  quoique  avec  un  certain  attiédiss 
ition  cavourienne  de  l'amitié  avec  la  France; 

(1)  Né  en  1810,  mort  en  1882. 

(2)  Né  le  2  juillet  1827,  mort  le  14  mars  1884. 


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l'europe  a  la  fin  de  l'année  1869.     '  69 

itre  elle  la  rancune  persistante  de  la  décapitation 
nent  commun  à  tous  les  Piémontais  :  «  Florence  ! 
ait  Lànza,  quelle  page  tu  te  prépares  dans  This- 
!  »  Sella  ajoutait  à  ce  sentiment  une  admiration 
d  Prusse,  qui  se  manifestait  en  antipathie  déclarée 
ys,  bien  qu'il  y  eût  étudié  dans  sa  jeunesse.  La 
iza  eût  pu  fléchir,  le  cas  échéant,  par  l'évocation 
le  1859;  l'antipathie  de  Sella  était  implacable, 
L  se  transformer  en  hostilités  effectives,  et  comme, 
que  fût  Lànza,  Sella  l'était  encore  davantage,  son 
lement  l'emporterait.  Dans  un  cas  grave,  nous 
urés  de  l'indifférence  au  moins,'  et  probablement 
ice  du  nouveau  ministère.  L'opinion  de  la  place 
parlementaires  ne  différait  guère.  Les  révolu- 
:iniens  ou  Garibaldiens,  et  même  les  députés  de 
ostilité  habituelle  avec  le  Cabinet,  n'avaient  pas  à 
itres  dispositions.  Plusieurs  d'entre  eux,  Mancini 
d  me  l'a  raconté,  s'étaient  rendus  à  Berlin  et 
3S  relations  particulières  avec  Bismarck.  Le  Roi 
t  vraiment  favorable,  malgré  ses  coups  de  langue 
nt  pas  l'Empereur.  Il  se  croyait  lié  par  ses  enga- 
lur. 

ignorait  pas  cette  situation  d'esprit  et  il  ne  s'en 
il  en  faut  croire  Hohenlohe  à  qui  il  aurait  dit  : 
l'Halie  avec  la  France  n'a  pour  le  moment  aucune 
ens  ne  marcheraient  pas,  même  si  Victor-Emma- 
e  tout  pour  de  l'argent  et  des  femmes,  voulait 
ité  avec  la  France.  » 

VII 

s  avec  l'Angleterre  conservaient  leur  confiante 
ne  demandait  de  nous  que  des  sentimens  paci- 
le  elle  ne  doutait  pas  de  ceux  de  FEmpereur, 
is  partout  bienveillante  et  amie.  De  plus  en  plus 
lée  de  toute  intervention  dans  les  affaires  des 
îrs,  elle  ne  travaillait  à  Textërieur  qu'à  éloi- 
1  de  conflit.  Clarendon  pensait  qu'on  y  aurait 
ment  si  l'on  obtenait,  par  un  désarmement  réci- 
pinution  des  charges  militaires.  L'arbitre  sou- 


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(?t1î^ 


70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

verain  n'était  ni  Bismarck  ni  Moltke,  mais  le  roi  Guill 
qui,  en  fait  d'armée,  était  le  maître  toujours  présent  et 
jours  dominateur.  Lui  adresser  une  suggestion  de  désarme 
eût  paru  à  Clarendon  presque  une  irrévérence  présomptueu 
cependant  il  tenait  à  instruire  Sa  Majesté  prussienne  du 
de  son  gouvernement.  Il  recommanda  donc  à  son  ambassi 
Loftus  de  se  tenir  aux  aguets  et  de  saisir  une  occasion 
rable  d'entrer  en  conversation  à  ce  sujet  avec  le  Roi,  L 
avait  cru  la  trouver  un  jour  de  juillet  de  cette  année 
avait  été  invité  à  dîner  à  Babelsberg  en  compagnie  de  Bene 
L'inauguration  du  port  de  Jahde  venait  d'avoir  lieu  récemi 
et  l'Angleterre  s*y  était  fait  représenter  par  un  vaissea 
guerre,  le  Minotanre,  Ce  soir-là,  le  Roi,  en  parfaite  santé, 
en  verve,  aimable.  Il  exprima  à  Loftus  son  admiration  pc 
Minotaure;  «  c'était  le  plus  beau  navire  qu'il  eût  jamais 
Loftus  crut  l'occasion  propice  d'exécuter  les  instructioi 
son  ministre  :  «  Heureusement,  dit-il,  l'horizon  politiqu 
dégagé  de  nuages;  il  n'y  a  qu'un  danger  pour  la  paix,  ce  so: 
énormes  armemens  de  l'Europe .  »  Et  il  lui  lut  un  extrait 
'ettre  de  Clarendon:  ce  n'était  pas  seulement  une  charge  L 
sur  les  finances,  mais  cela  privait  le  pays  de  beaucoup  de  tr 
Le  Roi,  toujours  aimable,  quoique  le  sujet  ne  parût  pî 
plaire,  reconnut  la  vérité  de  cette  observation,  mais  il  ne  i 
pas  comment  on  changerait  cet  état  de  choses.  «  Enoctobr 
nier,  répondit  Loftus,  la  France  a  levé  100000  conscrits,  el 
lemagne  du  Nord  également.  Pourijuoi  les  deux  gouverne 
ne  s'accorderaient-ils  pas  à  en  lever  SO  ou  60  000?  Les  pr 
tions  resteraient  toujours  les  mômes.  »  Le  Roi  répliqua  q 
désirable  que  cela  fût,  ce  n'était  pas  possible,  parce  que 
dérangerait  tout  le  système  de  la  Prusse.  Loftus  observfl 
ne  s'agirait  que  d'augmenter  les  cas  d'exemption.  Le  Roi  i 
de  nouveau,  sans  entrer  en  discussion,  ce  qui,  en  effet,  eût  et 
ficile,  que  l'idée  était  louable,  mais  irréalisable.  Loftus,  qv 
le  Roi  n'exprimât  aucune  mauvaise  humeur,  crut  qu'il  n'éta 
décent  d'insister  davantage. 

VIII 

En  Autriche,  la  situation  nous  eût  été  favorable  si  Beu 
été  le  véritable  maître  de  la  politique  de  l'Empire  et  s'il  e 


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l'europe  a  la  fin  de  l'année  1869.  71 

onnage  sérieux  dont  la  parole  eût  quelque  valeur.  Il 
ait,  en  effet,  de  multiplier  les  déclarations  amicales  à 
gard.  Il  avait  dit  récemment  aux  délégations  :  «  En 
la  France  est  actuellement  pour  nous,  il  faut  le  recon- 
me  excellente  amie.  Ferions-nous  bien  de  nous  Taliéner 
tous  avons  besoin  d'elle  ?  Dans  le  cours  de  ces  dernières 
elle  nous  a  donné  des  preuves  répétées  de  sa  sympathie  ; 
s  a  secondés  en  divers  lieux  et  dans  plusieurs  questions, 
'avons  pas  recherché  son  concours.  Parmi  les  grands 
emens,  les  bons  offices  s'offrent  et  ne  se  demandent 
France,  on  a  maintenant  des  sympathies  sincères  pour 
peuples  de  l'Autriche-Hongrie,  qu'ils  soient  Allemands, 
;  ou  Slaves,  parce  qu'ils  appartiennent  à  l'Autriche. 
ihe-Hongrie  se  trouve  dans  une  importante  phase  de 
ition.  Nous  ne  connaissons  pas  d'autre  politique  que  de 
une  chaude  poignée  de  main  à  ceux  qui  accompagnent 
;  sympathies  cette  transformation  :  une  main  froide  [ne 
rencontrer  avec  la  nôtre.  » 

suite  d'une  visite  de  courtoisie  qu'il  fit  à  la  reine  Au- 
Bade,  d'une  rencontre  avec  Gortchakof  à  Ouchy,  de  la 
Kronprinz  à  Vienne  en  se  rendant  à  l'inauguration  du 
I  Suez,  à  laquelle  avait  répondu  la  visite  d'un  archiduc 
L,  les  rapports  entre  l'Autriche,  la  Prusse  et  la  Russie 
détendus  et  les  récriminations  violentes  qui  s'échan- 
lans  la  presse  des  trois  pays  s'étaient  arrêtées.  Néanmoins^ 
âfication  de  procédés  ne  paraissait  pas  avoir  diminué  la 
Lion  dont  la  France  était  i'objetà  Vienne.  François-Joseph, 
Beust,  exprima  à  Constantinople,  au  déplaisir  d'Ignatief 
mnement  de  Bourée,  le  prix  que  l'Autriche  attachait  à 
é  de  ses  rapports  avec  nous  et  à  une  entente  en  tout  et 
it.  Ceci  eût-il  été  parfaitement  sérieux,  et  ce  ne  l'était, 
B  certaine  mesure,  que  de  la  part  de  François-Joseph, 
effective  de  l'Autriche  ne  nous  était  nullement  garantie, 
iitique  de  l'empire  austro-hongrois  dépendait  du  ministre 
\  Andrassy  plus  que  de  Beust  et  de  François-Joseph, 
assy  avait  montré  un  moment  de  mauvaise  humeur 
i  Prusse,  tant  que  Bismarck  parut  seconder  les  ambitions 
es  en  Transylvanie.  Depuis  que  le  chancelier  prussien 
gé  le  renvoi  de  Bratiano,  le  ministre  hongrois  s'était 
ié  et  était  devenu  partisan  d'une  bonne  entente  avec  la 


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78  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Comme  tout  Hongrois,  il  était  convaincu  que  1 
>ays  n'avaient  qu'à  perdre  à  la  résurrection  du 
5  de  l'Autriche.  Le  passage  du  Mein  par  la  Pri 
t  aucune  inquiétude  :  il  ne  l'empêcherait  poini 
ist  dans  le  cas  où  il  manifesterait  la  velléité 
i  l'empêcher.  Beust  pouvait  le  promettre  à  Pari 
aettrait  pas  la  réalisation  de  cette  promesse 
ces  dispositions  d'Ândrassy  qui,  ne  voulant 
ivant  le  temps  sa  rivalité  sourde  avec  Beust, 
îlations  de  courtoisie  et  évitait  toute  convers 
ec  lui.  Notre  ambassadeur  en  concluait  que 
lirecteur  des  Aifaires  étrangères  et  qu'assurés  d 
s  compter  sur  l'Autriche. 


IX 


lant  que  son  complot  espagnol  s'acheminait  c 
de  HohenzoUern,  Bismarck,  n'y  prenant  enc< 
paratoire  et  tout  à  fait  insaisissable,  se  reposai 
dirigeait  les  affaires.  Il  y  eut  comme  visite 
;taché  militaire.  Un  Jour  (12  septembre),  il  lui 
iscr  un  peu  politique  avec  vous.  Voilà  long 
(présentation  à  Paris  n'est  pas  régulière  ;  nous 
ier  davantage  sans  y  avoir  un  ambassadeur.  '. 
cile.  Solms  est  trop  jeune  pour  occuper  ce  p 
ipressionnable  :  je  m'eçi  aperçois  aux  rapj 
se  depuis  quelque  temps,  à  l'importance  qu'i 
;  articles  de  journaux.  Il  n'est  pas  assez  bonaparl 
3  conviendrait  nullement.  Il  est  maladroit,  mi 
s  de  nous  brouiller  avec  l'Angleterre.  A  Paris, 
\B  de  sottises  encore.  Reuss  aurait  pu  conven 
is,  une  très  bonne  position  à  Paris,  il  a  surtout 
auprès  de  l'Impératrice.  Je  l'ai  fait  venir  der 
istaté  qu'il  irait  volontiers,  mais  l'empereur  Al 
partir  avec  peine.  Il  a  fait  savoir  au  Roi  que 
son  ami  personnel,  et  il  a  insisté  pour  le  coi 
tels,  qu'il  fait  du  changement,  ou  du  maintiei 
îstion  de  mauvais  ou  de  bons  rapports.  D'aillé 
i  ceci  :  «  Vous  avez  été  accueilli  à  Paris  avec 
ulière,  mais  prenez  garde.  Quand  on  a  dû  quit 


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l'europe  a  la  fin  de  l'année  1869.  73 

«  et  qu'on  y  revient,  on  le  trouve  refroidi  ou  réchauffé,  et  ne  va- 
«  lant  plus  rien.  D'ailleurs,  je  n'aimerais  pas  à  avoir  un  représen- 
«  tant  qui  ferait  de  la  politique  avec  des  femmes.  »  Nous  avons  à 
Péter^bourg  un  homme  remarquable  sous  tous  les  rapports,  c'est 
le  colonel  Schweinitz,  attaché  militaire.  Si  j'étais  le  maître 
absolu»  je  le  nommerais  d'emblée  ambassadeur  à  Paris.  J'en  ai 
parlé  au  Roi,  mais  cette  pominatidn,  qui  serait  en  dehors  de  notre 
routine,  effrayerait  tout  le  monde.  Schweinitz  est  du  bois  dont  on 
fait  les  hommes  à'État,  je  le  garde  en  réserve  pour  les  grandes 
occasions.  Reste  Werther.  C'est  encore  le  meilleur  choix.  Wei^ 
ther  n'est  pas  un  aigle,  mais  il  est  consciencieux,  a  le  sentiment 
du  devoir,  est  incapable  d'une  intrigue,  sobre  de  rapports,  nulle- 
ment fantaisiste;  il  est  comme  un  scarabée  qui  veut  tout  sentir 
avec  ses  antennes,  et  qui  ne  nous  dira  jamais  que  ce  dont  il  est 
sûr.  Sa  nomination  satisfera  son  ambition,  il  n'en  a  pas  d'autre 
que  de  mourir  ambassadeur  à  Paris.  Vous  êtes  la  première  per- 
sonne à  qui  je  parle  sur  ce  sujet  :  c'est  parce  que  je  voudrais 
que  M.  Benedetti  connût  cette  conversation,  et  les  motifs  qui  ont 
déterminé  notre  choix.  »  Stoffel  dit  à  Bismarck  :  «  Est-ce  une 
indiscrétion  de  vous  demander  par  qui  vous  remplacerez  Wer- 
ther à  Vienne?  — Nullement,  nous  y  envoyons  le  colonel  Schwei- 
nitz. Comme  je  vous  l'ai  dit,  c'est  un  homme  supérieur,  et  s'ils 
s'offusquent,  à  Vienne,  qu'on  leur  envoie  pour  ambassadeur  un 
simple  colonel,  tant  pis  pour  eux  !  Schweinitz  les  vaut  tous,  et 
si  Dieu  me  prête  vie,  j'en  ferai  notre  futur  ambassadeur  à  Paris. 
Je  passe  à  un  autre  sujet.  Le  vice-roi  d'Egypte  est  venu  inviter 
le  Roi  à  assister  à  l'inauguration  du  canal.  Le  Roi  est  trop  figé 
pour  voyager,  et  cependant  il  voudrait  répondre  à  la  visite  de 
Coblence.  Le  prince  royal  a  le  plus  grand  désir  d'aller  à  Suez. 
C'est  une  envie  de  jeune  homme  qui  veut  faire  parler  de  lui,  et 
qui  veut  s'émanciper  de  la  tutelle  de  son  père.  Comme  je  vous 
l'ai  dit  ce  matin,  mes  relations  avec  le  prince  sont  meilleures 
depuis  dix-huit  mois,  et,  comme  il  est  de  mon  intérêt  de  les 
rendre  aussi  bonnes  que  possible,  je  favorise  sa  première  tenta- 
tive d'opposition  à  sa  femme,  car  elle  s'oppose  de  toutes  ses 
forces  à  ce  que  son  époux  fasse  le  voyage.  L'Impératrice  ira- 
'-elle  en  Egypte,  et,  si  elle  y  va,  quelle  sera  son  escorte?  Je 
l'ignore,  mais  il  serait  ridicule  que  nous  parussions  dans  la  Médi- 
terranée et  dans  les  eaux  françaises,  avec  un  appareil  supérieur  à 
celui  de  l'Impératrice,  La  France  est  une  ^^nde  puissçinçe  mo^- 


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74  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ritime  ;  on  nous  accuserait  de  vouloir  péter  plus  haut  que  le 
aussi  voudrais-je  que  le  prince  fît  ce  voyage  modestement  ;  i 
il  tient  à  ses  trois  navires.  Pour  moi,  je  tiens  à  satisfain 
prince  par  les  raisons  que  je  vous  ai  données;  mais,  entre  m 
je  ferai  mon  possible  pour  que  le  troisième  navire  ne  pu 
être  frété  à  temps,  et  ne  fasse  pas  partie  de  Teècorte.  » 

En  effet,  Werther  fut  envoyé  à  Paris  et  Schweinitz,  à  Vieil 
où,  comme  l'avait  prédit  le  chancelier,  sa  nomination  fit  un  m 
vais  effet. 


En  ce  moment,  ce  n^étaient  pas  les  affaires  diplomatiques 
absorbaient  l'activité  du  Roi,  de  Bismarck  et  des  ministres 
royaume  de  Prusse  :  ils  étaient  surtout  occupés  de  leurs  embai 
budgétaires.  Dans  le  discours  d'ouverture  des  Chambres  (6 
tobre),  le  Roi  dit  :  «  Le  tableau  complet  de  l'exercice  financier 
1868  vous  montrera  que,  par  suite  de  circonstances  inévitab 
d'une  part,  les  recettes  sont  restées  au-dessous  des  évaluatio 
d'autre  part,  les  dépenses  ont  été  dépassées  et  n'ont  pu  être  ce 
plètement  couvertes  dvec  les  ressources  existantes.  En  cob 
quence,  il  a  été  impossible  d'établir,  dans  le  budget  de  l'an  p 
chain,  l'équilibre  entre  les  recettes  et  les  dépenses,  bien  i 
celles-ci  aient  été  réduites  autant  qu'il  était  possible  sans  co 
promettre  les  plus  grands  intérêts  du  pays.  Mon  gouvernem 
se  voit  donc  dans  la  nécessité,  pour  couvrir  les  dépenses  budi 
taires,  de  demander  une  surélévation  de  l'impôt.  » 

Il  ne  manquait  pas  de  gens  qui  voulaient  que  l'on  reméd 
au  déficit  du  budget  en  aliénant  les  domaines  de  l'État;  He 
repoussa  cet  expédient  et  fit  observer  à  la  Chambre,  non  seu 
ment  que  les  domaines  étaient,  dans  les  traditions  financières 
la  Prusse,  la  garantie  de  la  Dette  publique,  mais  encore  que  h 
prospérité  augmentait  tous  les  jours.  11  proposa  de  combler 
déficit,  au  moyen  d'un  supplément  de  ^25  pour  100  aux  tr 
impôts  suivants  :  du  revenu  des  classos,  de  mouture  et  d'al 
tage.  —  Il  estimait  que  ce  supplément  fournirait  à  peu  près 
somme  nécessaire,  soit  400  000  thalers.  La  seconde  Chaml 
reçut  en  même  temps  communication  d'un  projet  de  loi  tendî 
à  consolider,  par  là  voie  d'un  emprunt,  une  dette  flottante 
13  millions,  représentés  par  des  bons  du  Trésor  dont  le  remboi 


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l'europe  a  la  fin  de  l'année  1869.  75 

sèment  était  reconnu  définitivement  impossible  si  Ton  n'avait 
recours  à  un  emprunt. 

Une  autre  communication   ne   satisfit  guère  davantage  la 
Chambre.  En  parlant  de  la  destination  qu'il  donnerait  aux  biens 
séquestrés  des  princes  dépossédés,  Bismarck  avait  dit  :  «  Ne 
parlez  pas  d'espionnage  !  Je  ne  suis  pas  né  pour  le  métier  d'es- 
pion,  ce  n'est  point  là  ma  nature.  Mais  nous  méritons,  je  crois, 
vos  remerciemens  quand  nous  nous  chargeons  de  poursuivre  de 
méchans  reptiles  jusque  dans  leurs  repaires  pour  observer  ce 
qu'ils  y  font  (1).  »  Le  fonds  des  reptiles  était  devenu  le  terme  par 
lequel  on  désignait  les  revenus  séquestrés  dont  Bismarck  dispo- 
sait. Lasker  demanda  si  le  gouvernement  se  croyait  dégagé  de 
Tobligation  de  rendre  compte  à  la  Chambre  de  son  emploi.  Le 
Commissaire  du  gouvernement  réserva  sa  réponse.  Le  10  dé- 
cembre, par  une  lettre  adressée  au  Président  de  la  Chambre  et 
signée  de  tous  les  ministres, le  gouvernement  «  se  déclare  prêt  à 
rendre  compte,  en  les  faisant  figurer  au  budget,  des  sommes  dont 
la  caisse  de  l'Etat  a  le  maniement  et  qui  proviennent  d'un  excé- 
dent de  la  liste  civile  de  l'Électeur  de  Hesse,  perçu  depuis  la  loi 
de  séquestre   par  les  agens  préposés  à  l'administration  de  ses 
biens.  Quant  aux  revenus  proprement  dits,   provenant  du  sé- 
questre des  biens  du  roi  de  Hanovre  et  de  l'Électeur,  le  gouver- 
nement ne  se  croit  pas  obligé  d'en  justifier  l'emploi,  les  dépenses 
et  les  recettes  n'étant  pas  portées  au  compte  de  l'État  mais  à 
celui  des  princes  dépossédés.  Elles  sont  affectées  à  la  surveil- 
lance des  intrigues  hostiles  dirigées  contre  la  Prusse,  et  cette 
destination  doit,  dans  l'esprit  du  Ministère,  les  soustraire  à  toute 
espèce  de  publicité;  les  manœuvres  qu'il  a  eu  à  surveiller  et  à 
déjouer,  dans  les  provinces  annexées,  ont  absorbé  les  revenus 
dont  il  avait  la  disposition,  et  ne  lui  ont  pas  permis  d'en  capita- 
liser les  intérêts.  »  Personne  ne  crut  que  les  menées  dirigées  par 
les  deux  princes  dépossédés  contre  l'état  de  choses  établi  dans 
TAllemagne  du  Nord,  contraignît  à  employer  intégralement  des 
ressources  qui  s'élevaient  au  chiffre  annuel  de  700000  thalers 
(2625  000  francs).  Elles  trouvaient  un  emploi  plus  utile  en  Es- 
pagne, d'abord  pour  préparer  le  guet-apens  contre  nous,  puis  en 
Autriche  et  en  France  pour  acheter  des  journalistes.  Le  système 
^e  Bismarck  à  cet  égard  était  des  plus  ingénieux.  Le  gouverne- 

(1)  Discours  du  30  janvier  1865. 


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76  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  français  avait  cru  parfois  utile  d'avoir  à  1' 
journal  à  sa  solde;  il  en  avait  tiré  peu  de  profit;  o 
pas  à  savoir  la  vénalité  de  la  feuille  achetée,  et  oi 
plus  d'importance  à  ce  qui  y  était  contenu.  Bismarc 
pas  un  journal  mais  il  achetait  un  ou  des  journalistes 
journal  important,  le  rédacteur  en  chef  lorsque  c'ét 
ou,  à  défaut,  un  simple  rédacteur  dont  nul  ne  sou 
attaches.  En  général,  ce  vendu  se  signalait  par  le 
rouche  de  son  patriotisme;  très  opportunément,  s 
convenait  à  la  politique  prussienne,  il  calmait  ou  e: 
nion.  Le  système  était  beaucoup  plus  efficace  et  be 
économique  ;  il  revenait  à  bien  meilleur  compte  que 
journal.  En  France,  c'était  le  consul  prussien  Bamb 
remuant  et  distingué  assisté  par  le  journaliste  Bethm 
à  une  des  principales  feuilles  françaises,  qui  enré 
conduisait  la  phalange  des  coopérateurs  soldés.  Je 
nom  de  la  plupart  de  ces  malheureux. 

XI 

Dans  le  Sud,  on  ne  discutait  pas  finances.  L'activ 
y  était  arrivée  à  l'état  aigu.  Les  élections  législatives  ( 
au  scrutin  à  deux  degrés,  n'avaient  pas  produit 
le  même  résultat  que  celles  au  Parlement  douanie 
le  suffrage  universel.  Le  parti  autonome  et  le  parti 
trouvaient  en  nombre  égal,  et  dès  le  lendemain  de 
des  Chambres  (1),  apparut  l'impossibilité  de  constiti 
jorité.  Sept  tours  dé  scrutin  pour  la  nomination  d 
avaient  donné  l'égalité  des  voix  (171  à  171).  La  C 
dissoute  (6  octobre).  Lé  ministre  de  l'Intérieur  Harn] 
nistre  des  Cultes  Geser  firent  des  élections  à  poig: 
pèrent  arbitrairement  les  circonscriptions  électorales 
progressistes  avancés,  ne  reculèrent  devant  aucune 
contre  les  conservateurs  ultramontains,  qui  réclamai 
sion  des  traités  avec  la  Prusse.  Les  élections  du  prc 
second  degré  (16  et  28  novembre)  consacrèrent  la 
ces  deux  ministres.  Le  mouvement  de  l'opinion  pu! 
roifie  déjoua  tous  lès  obstacles  et  les  conservateurs  p 

(i)  21  septembre  1869. 


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l'europe  a  la  fin  de  l'année  ^869.  77 

iiajorité  de  six  voix.  A  Munich,  les  sept  députés 
l'emportaient  qu'à  une  voix  de  majorité.  Il  en  était 
Gunzbourg  et  dans  quelques  autres  villes.  A  ne 
e  lesmouvemens  de  l'opinion  telle  que  les  élections 
i  révélaient,  il  n'y  avait  aucun  doute  sur  la  volonté 
lé  du  peuple  bavarois  de  résister  à  la  politique 
le  la  Prusse.  Mais  Bismarck  comptait,  en  dehors  et 
populations,  un  auxiliaire  précieux,  le  roi  Louis, 
ans  ses  rêveries  musicales,  plus  préoccupé  d'or- 
éâtre  sur  lequel  on  chanterait  le  Ahemgold,  que 
on  royaume,  léger,  ignorant,  superficiel,  bercé  de 
ballucinations,  cet  étrange  souverain  vivait  dans 
solitude,  ne  recevant  ses  ministres  que  très  excep- 
;  et  ne  connaissant  des  affaires  que  ce  que  lui  en 
t  son  chef  de  cabinet,  bien  plus  puissant  que  les 
it  les  conseils  ne  pouvaient  arriver  que  par  lui,  et 
ire  où  cela  lui  convenait;  de  telle  sorte  qu'en 
B  chef  de  cabinet,  on  était  le  maître  de  l'esprit 
sa  politique.  Aussi  le  parti  prussien  n'avait  négligé 
pour  écarter  de  cet  emploi  le  patriote  Lipowski  et 
par  Eisenhart  qui  lui  était  complètement  acquis.  En 
îk,  en  toute  occasion,  envoyait  au  roi  Louis  des  pa- 
nenteuses,  exaltant  son  orgueil  et  lui  montrant  la 
'un  rôle  glorieux  à  jouer  de  concert  avec  la  Prusse, 
;  du  Sud  soumis  à  sa  direction.  Quand  le  Roi  prenait 
éfléchir,  il  désirait  sans  doute  la  conservation  de 
ie,  mais  d'une  façon  vague,  sans  suite,  sans  espoir, 
issé  persuader  que  les  véritables  partisans  de  l'an- 
conservateurs,  étaient  ses  ennemis.  Il  les  rebutait, 
le  prendre  en  considération  ni  leurs  conseils,  ni 
1  gardait  aux  affaires  Hohenlohe,  précisément  parce 
it  désagréable  (1). 

Wurtemberg  et  Varnbûhler,  très  préoccupés  de 
»  fâcheuses  et  du  péril  qui,  à  un  moment  donné, 
fsulter  pour  eux-mêmes,  s'efïorcèrent  d'arracher  le 
mce  de  Bismarck,  de  combattre  ses  antipathies 
^t  de  lui  montrer  où  étaient  ses  véritables  amis, 
rint  à  Munich  exprès.  Il  eut  les  plus  grandes  diffî- 

10  septembre. 


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78  REVUE   DESf   DEUX   MONDES. 

cultes  à  obtenir  un  entretien  :  tantôt  le  Roi  était  8( 
tantôt  il  ne  voulait  voir  personne,  tout  son  temps  était 
par  la  difficulté  que  rencontrait  la  représentation  du  Rh 
Au  bout  de  trois  jours  d'attente ,  et  au  moment  où  Var 
lassé  allait  quitter  la  Bavière,  il  le  fit  enfin  demander 
força,  par  la  grâce  de  son  accueil,  d'effacer  ses  proc 
parla  longuement  des  soucis  que  lui  causait  son  1 
exprima  le  regret  qu'ils  lui  eussent  fait  négliger  set 
devoirs;  puis,  abordant  brusquement  les  affaires  pol 
il  dit  :  «  Depuis  l'entrevue  de  Nordlingen,  vous  exei 
mon  ministre  une  action  heureuse,  et  vous  le  maintei 
unq  voie  qui  me  satisfait,  car  elle  est  conforme  aux 
de  ma  couronne.  Vous  l'avez  aussi  affermi  dans  une 
ligne,  quand  vous  vous  êtes  trouA  é  avec  lui,  à  Berlin,  loi 
dernière  session  du  Parlement  douanier;  J'espère  qu'i^ 
nuera  à  en  être  ainsi.  »  Sans  paraître  s'apercevoir  de  i 
ment  produit  chez  Varnbtihler  par  ces  contre-vérités 
adressa  plusieurs  questions  insidieuses  :  «  Quelle  opinic 
vous  de  la  capacité  du  prince  Hohenlohe,  de  son  aptiti 
affaires?  Que  pensez-vous  des  sentimens  prussiens  qi 
attribue?  »  Les  réponses  réservées,  l'embarras  de  Varr 
ne  l'arrêtèrent  pas;  il  continua  à  l'interroger,  passant  e 
tous  les  ministres  et  les  principaux  hommes  politiques 
vière.  L'entretien  dura  plus  d'une  heure  sur  ce  ton  d'é 
toire,  et  Varnbûhler  s'en  alla  découragé.  Le  roi  de  WurI 
vint  à  son  tour  (28  octobre).  Il  conseilla  plus  vivement 
de  se  rapprocher  du  parti  conservateur,  de  vivre  moins  i 
se  rendre  populaire,  de  se  séparer  de  Hohenlohe.  Il  m 
ouvertement  sa  répugnance  pour  ce  ministre  en  refusa 
sister  à  une  de  ses  fêtes.  Tout  fut  en  pure  perte. 

Malgré  le  peu  de  succès  de  ces  démarches,  Varnbui 
saya  encore  une  tentative  après  la  défaite  du  ministère  ai 
lions  et  pressa  le  ministre  bavarois  à  Stuttgart  de  trava 
renvoi  de  Hohenlohe,  «  ce  faible  jouet  des  partis,  ignorant, 
traître  à  son  Roi,  parjure  à  ses  engagemens;  il  faut  absc 
précipiter  la  chute  de  cet  homme  néfaste;  chaque  jou 
est  une  nouvelle  blessure  à  l'autonomie  du  Sud  (1).  »  Il  ne 
pas  plus  que  précédemment.  Hohenlohe,  il  est  vrai,  d< 

(1)  De  Saint- Vallier,  5  novembre  1869. 


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l'europe  a  la  fin  de  L^ANNÉE  1869.  79 

démission  (27  novembre);  mais  le  Roi,  malgré  les  incitations  de 
Stuttgart,  la  refusa  et  le  chargea  de  former  un  nouveau  mini- 
stère dont  furent  exclus  les  ministres  particulièrement  compro- 
mis par  leurs  violences  électorales.  L'Intérieur  fut  donné  à 
Braun,  libéral  modéré,  les  Cultes  au  ministre  de  la  Justice 
Lutz  (21  décembre).  Les  conservateurs  avaient  une  demî-satis- 
faction  par  le  sacrifice  de  leurs  deux  adversaires  prononcés,  mais 
tant  que  Hobenlohe  était  là,  la  séparation  subsistait  entre  eux  et 
la  couronne. 

Un  dernier  effort,  pour  opérer  une  union  nécessaire  au  salut 
des  États  du  Sud  et  arracher  le  roi  Louis  à  l'existence  qui  lui 
faisait  perdre  la  notion  de  ses  intérêts,  fut  essayé  par  la  reine 
Olga,  à  son  retour  d'Italie  où  elle  avait  passé  l'hiver.  Malgré  la 
cordialité  des  entretiens,  elle  reconnut  qu'on  ne  pouvait  exercer 
d'influence  durable  sur  l'esprit  du  Roi.  Celui-ci,  d'ailleurs,  ne 
cacha  pas  à  ses  amis  son  impatience  de  ces  démarches  et  surtout 
de  l'immixtion  de  Varnbûhler  dans  ses  affaires  intérieures. 

Les  populations  wurtembergeoises  ne  manifestaient  pas  moins 
que  les  Bavarois  leurs  sentimens  anti-prussiens.  La  réaction  au- 
tonomiste se  développait  graduellement,  et  s'étendait  môme  à 
des  districts  où  le  parti  prussien  semblait  jusqu'ici  avoir  la  ma- 
jorité. L'élection  d'un  député  (30  octobre)  fournit  une  nouvelle 
preuve  de  ce  mouvement.  Le  représentant  national  libéral  du 
district  d'Ahringen  étant  mort,  le  scrutin  ouvert  pour  sa  suc- 
cession se  termina  par  la  victoire  du  parti  populaire  (autono- 
miste). Les  élections  municipales  furent  plus  significatives 
encore  :  les  populations  marchèrent  partout  avec  résolution  et 
ensemble  au  scrutin,  et,  à  peu  d'exceptions  près,  les  candidats 
prussiens,  malgré  la  vigueur  de  leurs  efforts,  succombèrent  de- 
vant des  majorités  considérables  obtenues  par  les  autonomistes. 
A  Stuttgart,  où,  depuis  1866,  les  partisans  de  la  Prusse 
avaient  la  majorité  et  se  croyaient  assurés  de  la  conserver,  la 
liste  des  autonomistes  passa  tout  entière  avec  une  supériorité 
écrasante.  Le  chef  du  parti  adverse  ne  fut  pas  nommé  et  le  ver- 
dict de  la  capitale  fut  accentué  par  celui  des  provinces  :  partout 
le  parti  prussien  succomba  devant  des  majorités  dix  fois  supé- 
rieures à  celles  qu'il  avait  obtenues;  enfin, dans  les  rares  localités 
l  il  l'avait  emporté,  il  avait  rencontré  un  nombre  d  adversaires 
en  plus  considérable  qu'il  n'avait  suppoé;  il  dut  même  scî 
signer  à  voir  remplacer  l'unanimité  qu'il  avait  dans  le  conseil 


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80  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'Ulm,  sa  citadelle,  par  une  simple  majorité  conquise  de  hau 
lutte.  Après  les  démocrates  avancés,  ce  sont  les  uUràmontain 
les  fédéralistes,  les  adhérens  du  Gross-Deutsch  (Grand  Âllemani 
poursuivant  la  reconstitution  de  l'Allemagne  avec  TAutriche  si 
les  bases  détruites  par  le  canon  de  Sadowa,  qui  avaient  fait  pass< 
le  plus  grand  nombre  de  leurs  candidats. 

A  rencontre  du  roi  de  Bavière,  Charles  de  Wurtembei 
s'associait  aux  sentimens  de  son  peuple  et  affectait  de  témo 
gaer  des  égards  particuliers  à  notre  ministre  Saint- Vallier,  qi 
contrastaient  avec  sa  froideur  non  dissimulée  envers  le  repr< 
sentant  de  la  Prusse.  Niel  ayant  eu  l'idée  d'envoyer  des  off 
ciers  français  aux  manœuvres  des  armées  du  Sud,  le  Roi  U 
combla  d'attentiop^  et  se  montra  indigné  des  attaques  calon 
nieuses  de  certaines  feuilles  prussiennes,  bien  qu'ils  ne  se  fusseï 
pas  départis  un  instant  d'une  mesure  irréprochable.  Ces  senti 
mens  furent  encouragés  par  Gortchakof:  il  s'était  rcncontr 
avec  Varnbiihler  dans  le  courant  de  l'automne  et  s'était  exprim 
sur  la  question  allemande  avec  une  netteté  dont  le  ministr 
wurtembergeois  ressentit  une  satisfaction  vive,  car  c'était  la  pre 
mière  fois,  depuis  1866,  qu'il  entendait  un  langage  aussi  agréable 
Gortchakof  affirma  même  «  que  la  Prusse  ne  tenterait  rien  d 
contraire  à  l'indépendance  des  États  du  Sud,  le  roi  Guillaum 
et  le  comte  de  Bismarck  n'ignorant  pas  qu'ils  perdraient  l'amiti 
de  la  Russie,  s'ils  menaçaient  le  trône  où  était  assise  la  sœur  d 
l'empereur  Alexandre  (1).  » 

A  Bade  se  produisait  un  mouvement  inverse.  Là  l'idée  uni 
taire  gagnait  ce  qu'elle  perdait  dans  les  autres  royaumes.  A  ui 
grand  concours  agricole  dirigé  par  le  gouvernement  à  Mannheim 
les  pavillons  badois  qui  couvraient  les  tentes  et  les  arcs  d< 
triomphe  étaient  partout  surmontés  de  drapeaux  de  la  Confédé 
ration  du  Nord.  Il  en  était  de  même  des  édifices  de  l'État 
A  Heidelberg  on  avait  vu  naguère  le  pavillon  de  la  Confédéra 
tion  substitué  au  drapeau  badois.  Mais  ces  manifestations  avaieni 
été  l'œuvTe  de  simples  particuliers;  maintenant  l'initiative  et  k 
responsabilité  de  l'acte  appartenaient  en  entier  au  gouverne- 
ment. Le  24  septembre  1869,  à  l'ouverture  des  États,  le  Grand- 
Duc  prononça  ces  paroles  :  «  Depuis  la  dernière  session  de  votre 
Assemblée,  aucun  pas  décisif  n'a  été  fait  dans  la  transformation 

{\)  Pç  Saint-Vallier,  |6  septembre  1869, 


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.A   FIN    DE   l'année    1869.  81 

qui  est  nécessaire  pour  la  santé  et  la 
.  »  Néanmoins,  ce  discours  signalait 
mccès  »  obtenus  dans  Toeuvre  de  rap- 
idéralion  du  Nord.  Il  exprimait  sa 
l'organisation  militaire  et  du  traité 
Nord  et  des  facilités  résultant  de  la 


XII 

>  hommes  d'État  prussiens  suivaient 
[  mouvement  anti-prussien  en  Bavière 
oi  le  constatait  avec  une  lassitude 
ffîculté  de  l'Union  :  «  Nous  parvien- 

disait-il,  mais  quand?  »  —  «  La  si- 
Is,  est  encore  à  peu  près  telle  qu'elle 
k  mon  frère  défunt.  »  —  On  mar- 
affaire  allemande  se  trouvait  engagée 
îrsonne  ne  saurait  la  tirer.  Le  pire 
nt,  toujours  plus  manifeste  dans  le 
I  dissipé  par  les  gouvernemens,  parti- 
orçait  par  de  bonnes  paroles  de  main- 
ais  les  partisans  d'une  Allemagne  unie 
le  personne  ne  pouvait  réaliser  (1). 
putait  l'état  d'anxiété,  le  trouble  des 

elle,  disait-on,  tout  serait  terminé  et 
»n  nom  était  maudit.  Stoffel  s'étant 
e  1869)  pour  suivre  les  manœuvres 
a  ville  en  voiture  découverte,  seul  et 
plusieurs  individus  qui  l'apostrophè- 
t  «  ignoble  Français  (2).  »  En  Suisse, 
)\ei  avait  entendu  les  Allemands  tenir 
enaçant  :  «  De  Sadowa,  disaient-ils, 
is.  Nous  le   prendrons  l'année  pro- 

de  l'obstination  de  Bismarck  à  re- 
le  Bade  qui  s'offrait  à  la  Confédéra- 
de  brusquer  l'événement  :  sans  doute 


re  1869. 
'Europe,  p.  14, 


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82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cette  annexion  entraînerait  la  guerre  avec  la  France,  mais  puisque 
tôt  ou  tard  on  serait  obligé  d'en  venir  là,  pourquoi  ne  pas  s'y 
décider  immédiatement  et  dissiper  le  cauchemar  qui  pesait  sur 
r Allemagne?  L*armée  surtout,  arrivée  au  dernier  degré  d'en- 
traînement d'où  elle  ne  pouvait  que  déchoir,  ne  contenait  pas 
son  désir  passionné  de  se  mesurer  avec  nous.  Dans  les  exercices 
de  tir,  on  plaçait  comme  cible  des  petits  pantins  figurant  des 
soldats  ;  pour  qu'aucune  pensée^  d'hostilité  contre  aucune  puis- 
sance ne  se  manifestât  en  ces  exercices,  le  r'èglement  établissait 
que  les  pantins  seraient  des  soldats  prussiens;  or,  contrairement 
à  ce  règlement,  on  en  avait  fait  des  zouaves  français  (1). 

Bismarck,  plus  que  ceux  qui  le  poussaient  au  combat,  savait 
que  rUnité  allemande  ne  se  consommerait  que  par  une  guerre 
avec  la  France.  «  Déjà,  depuis  la  guerre  danoise,  a  dit  Sybel,  il 
n'avait  eu  aucun  doute  sur  ce  point  que  le  développement  alle- 
mand qui  commençait  là,  ne  pourrait  pas  s'achever  sans  une 
lutte  avec  la  France  (2).  »  Et  lui-même,  dans  ses  Souvenirs,  a 
coi^irmé  ces  propos  :  «  J'admettais  comme  absolument  certaine, 
dans  la  voie  de  notre  développement  national  à  venir,  tant  au 
point  de  vue  intérieur  qu'à  celui  de  l'extension  au  delà  du  Mein, 
la  nécessité  de  faire  la  guerre  contre  la  France  ^3).  »  L'obser- 
vation de  ce  qui  se  passait  dans  les  Etats  du  Sud  confirmait  cette 
pensée.  Elle  le  hantait.  De  plus  en  plus  il  lui  paraissait  évident 
que  la  coniinuation  de  la  paix  était  un  obstacle  invincible  à 
l'Union  du  Nord  et  du  Sud,  car  chaque  jour  fortifiait  la  ferme 
volonté  des  deux  royaumes  de  rester  indépendans. 

Ainsi,  pas  d'annexion  volontaire  à  espérer.  La  force  seule 
pouvait  l'opérer,  et  cette  force  n'était  pas  au  pouvoir  de  la 
Prusse.  A  sa  première  violence  se  seraient  levées  contre  elle  les 
armes  de  la  France,  peut-être  celles  de  l'Autriche  et  de  son  amie 
la  Russie.  Une  guerre  contre  l'étranger  faite  en  commun  pou- 
vait seule  rattacher  les  États  du  Sud  et  les  fondre  dans  l'Unité. 
«  Si  des  complications  belliqueuses,  dit  l'historien  Mulier  (4),  ne 
survenaient  pas,  et  ne  donnaient  pas  un  cours  plus  rapide  au 

(1)  Mémoires  du  général  Hohenlohe-Ingelfeld,  t.  IH.  Stoflfel,  qui,  au  récit  du  gé- 
néral, assistait  &  ces  exercices,  ne  signale  pas  le  fait  dans  ses  rapports,  sans  doute 
parce  que  cela  eût  contredit  ses  assurances  sur  les  dispositions  pacifiques  du 
gouvernement  prussien. 

(2)  Sybel,  t.  VI,  p.  38. 

(3)  Bismarck,  SouvenirSf  t.  II,  p.  61. 

(4)  Mulier,  Histoire  des  temps  présens,  année  1868,  n'^  2. 


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i/europe  a  la  fin  de  l'année  d869.  83 

mouvement  unitaire,  il  se  passerait  encore  bien  des  années  avant 
que  le  nouvel  Etdt  fédéral,  qui  doit  s'étendre  de  la  Kœnigsau  au 
Kœnigsee  et  de  Memel  aux  portes  de  Bâle,  soit  achevé,  et  avec 
lai  la  nouvelle  Allemagne  (1).  »  Bismarck  discerna,  avec  sa  jus- 
tesse de  vue,  que  s'il  était  de  toute  impossibilité  d'obtenir  des 
Etats  du  Sud  ime  adjonction  spontanée,  ou  de  leur  en  imposer 
une  violente,  il  était  au  contraire  très  possible,  en  sachant  bien 
préparer  et  choisir  l'occasion,  de  leur  mettre  en  main  les  armes 
contre  la  France.  Il  connaissait  mieux  la  véritable  nature  des 
habitansde  ces  États  que  les  conseillers  impatiens  de  l'annexion . 
Il  savait  que  si  le  péril  prussien  les  effrayait  en  ce  moment,  ils 
restaient  encore  plus  prompts  à  être  mis  en  alarme  par  le  péril 
français.  En  1840,  en  1859,  c'étaient  eux  qui  s'étaient  déchaînés 
avec  le  plus  de  violence  contre  lambition  française.  Strasbourg, 
entre  nos  mains,  leur  était  un  perpétuel  cauchemar.  «  Le  coin 
que  poussait  l'Alsace  en  Allemagne  les  en  séparait,  disaient-ils, 
plus  effectivement  que  la  ligne  imaginaire  duMein.  »  Le  feu  roi 
Guillaume  de  Wurtemberg  disait  à  Bismarck  :  a  Le  nœud  de*  la 
question  est  à  Strasboui^,  car  cette  ville,  tant  qu'elle  n'est  pas 
allemande,  forme  toujours  l'obstacle  qui  empêche  l'Allemagne 
.  du  Sud  d'adhérer  sans  réserve  à  l'unité  allemande  et  à  suivre 
sans  restriction  une  politique  nationale  allemande.  » 

La  Bavière,  en  possession  d'une  partie  du  Palatinat,  le  long 
de  notre  frontière,  s'estimait  particulièrement  menacée  par  l'im- 
patience d'agrandissement  qu'on  nous  supposait.  Bismarck  nô 
doutait  pas  qu'au  premier  signal  des  hostilités  entre  nous,  tous 
les  dissentimens  s'apaiseraient  et  que  les  populations  et  gouver- 
nemens  répondraient  sans  hésiter  à  l'appel  du  chef  militaire  de 
la  patrie  commune.  Il  était  donc  acculé  à  ce  dilemme  :ou  re- 
noncer pour  un  temps  indéfini  à  TUnité,  ou  faire  la  guerre  à  la 
France  pour  la  réaliser.  Renoncer  à  l'Unité,  l'eût-il  voulu,  il  ne 
le  pouvait,  tant  était  constante  la  poussée  d'opinion  qui,  de 
toutes  parts,  le  pressait  d'en  finir  avec  une  situation  instable  et 
ruineuse.  D'ailleurs,  il  ne  le  voulait  pas.  Dès  lors,  il  était  résolu 
à  faire  la  guerre  contre  la  France. 

XllI 
Comment  amener  cette  guerre?  Ce  comment  était  de  première 

1)  Voir  Lettre  d'Augsbourg.  Des  libertés. 


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SVUE.  DES   DEUX  »J 

entraîner  le  R 
ehors  de  la  Prus 
r. 

>  Bismarck  avaii 
-mêmes  en  non 
)ermettait  au  de 
i  Sleswig,  Texéc 
is  nous  avions  [ 
îs  et  limité  notr 
près  rUnion  m 
ï  ne  pas  tentai 
parler  des  Dan 
►urcil,  nous  nou 
voir  être  jamais 

Fleury  au  Tsai 
5  sérieusement  ( 
aux  informa tioi 
he,  lui  dit-il,  es 
îens  causer  ave< 
1  Fleury  a  parlé 
;  s'est  exprimé  i 
ince  de  Reuss, 
fnent  chargé  de 
[uelle  portée  do 
r  d'Auvergne  a 
lussie  du  Sleswi 
léciales.  Récemi 
s  s'il  recevrait 
L  et  nous  avions 
ita  La  Tour  d'A 
Le  que  pourrait 
le  et  Berlin,  et, 
re  sentiment,  i 
néconnaissons  ] 
intre  point  dans 
îur  de  Sa  Majest 
,  n'a  donc  pu  en 
ns  de  la  situât 

p.  571. 


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L  EUROPE   A   Là    FIN   DE    l'aNNÉE    1869.  85 

gage  sur  ce  point,  empreint  peut-être  d'une  certaine  vivacité 
militaire,  n'a  pas  eu  d'autre  signification  (1).  »  Décidément, 
pensa  Bismarck,  ces  Français  sont  devenus  bien  prudens.  Ils  ne 
veulent  pas  nous  attaquer;  il  faut  cependant  qu'ils  nous  atta- 
quent. En  ruminant  pendant  ses  insomnies,  son  esprit  fécond  en 
inventions  diaboliques  vit  clairement  qu'il  n'avait  qu'un  moyen, 
celui-là  sûr,  de  nous  contraindre  à  une  agression  :  c'était  de 
prendre  vigoureusement  en  main  cette  candidature  Hohenzol- 
lem  qu'il  préparait  depuis  le  commencement  de  l'année,  comme 
moTen-cas. 

Jusque-là,  son  agent  espagnol  Salazar  et  son  agent  prussien 
Bernhardi  avaient  manœuvré  chacun  de  son  côté.  Maintenant, 
jugeant  le  moment  venu  de  marcher  plus  vite  au  dénouement, 
il  rapproche  Salazar  de  Bernhardi  et  leur  ordonne  d'unir  leurs 
mouvemens  (2).  L'époque  à  laquelle  ils  s'entendirent  est  une  des 
rares  indications  politiques  qui  se  trouvent  dans  les  Mémoires 
truqués  de  Bernhardi.  Il  y  est  dit  à  la  date  du  14  novembre  i  869  : 
«  Le  sieur  Salazar  Mazaredo,  unioniste  d'une  certaine  influence 
et  auteur  d'une  brochure  sur  les  divers  candidats  au  trône,  se 
fait  présenter  à  moi,  pour  me  dire  avec  une  certaine  insistance 
combien  lui  et  son  parti  sont  opposés  à  la  candidature  du  duc 
de  Gênes;  ce  qu'il  faut  à  l'Espagne,  c'est  un  véritable  roi  et  non 
un  enfant  sur  le  trône.  »  La  note  n'ajoute  pas  que  ce  roi,  c'était 
Léopold  de  Hohenzollem.  Gomme  s'il  était  effrayé  de  l'aveu 
qui  lui  échappe,  Bernhardi,  si  prolixe  dans  ses  confidences  ita- 
liennes, s'arrête  court.  Mais  on  devine  ce  qu'il  ne  dit  pas. 

Salazar  et  Bernhardi  n'eurent  pas  de  peine  à  écarter  l'obstacle 

(1)  La  Tour  d'Auvergne  k  Benedetti,  le  29  novembre  1869. 

(2)  Le  ministre  d'Autriche,  comte  Dubsky,  dans  un  rapport  réservé  du  15  sep- 
tembre 1869,  signalait  la  présence  à  Madrid  de  <«  Bernhardi,  conseiller  de  la  légation 
de  Prusse,  arrivé  ici  il  y  a  un  an,  sous  le  prétexte  ostensible  de  jouir  de  sa  pen- 
sion en  Espagne  et  d'occuper  ses  loisirs  à  étudier,  dans  un  dessein  scientifique,  les 
champs  de  bataille  de  la  Péninsule.  Les  allures  de  cet  agent  que  j'avais  déjà  connu 
en  Italie  me  parurent  suspectes  de  prime  abord.  »  Le  général  La  Marmora  écrivit 
phiâ  tard  au  duc  de  Gramont  :  a  Bernhardi  a  quitté  l'Italie  en  68...  Lorsqu'il  est 
parti  de  Florence,  les  jeunes  gens  de  la  légation  de  Prusse  qui  ne  pouvaient  pas  le 
souffrir  disaient  :  «  Dieu  sait  ce  qu'il  va  faire  en  Espagne,  cet  intrigant  I  »  —  Or, 
C0  que  Bernhardi  a  fait  en  Espagne,  vous  pouvez  le  savoir  mieux  que  moi.  Mais 
je  suis  persuadé  que,  si  ce  n'est  pas  lui  qui  a  imaginé  la  candidature  Hohenzol- 
lem, c'est  certainement  lui  qui  a  Ourdi  avec  Prim  ce  guet-apens  dans  lequel  la 
V— nce  est  malheureusement  tombée.  Bernhardi  a  été,  selon  moi,  le  plus  dange- 

i  intermédiaire,  entre  le  parti  national  allemand  et  le  roi  Guillaume;  révolu- 
naire,  conspirateur,  courtisan;  je  n'ai  rencontré  de  ma  vie  un  menteur  plus 
't  et  plus  cynique  (13  nov.  187i).  » 


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8C  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  leur  opposait  la  candidature  du  duc  de  Gênes.  Serran 
contrarier  Prim,  ne  le  secondait  point  dans  cette  entrepris 
n'approuvait  pas.  Et  parfois  il  ne  dissimulait  pas  ses  seni 
intimes.  Il  s'était  rendu  avec  Mercier  et  quelques  amii 
chasse,  dans  le  vaste  pavillon  de  Prim  au  Mont  de  Tolèi 
politique  tétait  ordinairement  exclue  des  conversations.  11 
guère  possible,  cependant,  que,  dans  l'iïitimité  d'un  pareil 
de  vie,  il  n'y  eût  pas  quelques  instans  d'abandon.  Un  soir 
Régent  se  trouva  seul  aVec  Mercier,  Ardanas  et  Serrano  B 
il  se  laissa  aller  à  de  très  libres  expansions.  «  Jamais,  di 
situation  n'a  été  plus  décourageante  ;  je  ne  puis  pas  comp 
l'optimisme  de  Prim.  Le  pays  ne  veut  pas  un  roi  élran 
n'y  avait  qu'une  solution  pratique,  c'était  l'Infante,  duch( 
Montpensier.  Sans  sortir  de  la  famille  et  de  la  traditio 
nous  apportait  sur  le  trône  l'exemple  de  la  moralité 
l'ordre.  Maintenant,  que  nous  reste-t-il?  Ou  le  prince  Alp 
ou  la  République.  Le  prince  Alphonse  serait  une  honte 
désastre  ;  cette  famille  n'a  pas  été  chassée,  elle  a  été  écras 
son  infamie;  une  fois  délivrés  d'elle,  il  serait  trop  cruel 
condamnés  à  y  revenir.  Cepenxlant,  il  se  pourrait  qu'il  i 
pas  d'autre  parti  à  prendre;  alors,  je  ne  m'y  opposera 
mais  je  n'y  contribuerai  en  aucune  manière,  et  je  m'en  ire 
avec  naa  famille,  à  l'étranger.  La  République  me  fait  h 
quand  je  songe  à  quels  hommes  elle  nous  livrerait.  Mais 
est  que  nous  n'avons  pas  d'issue,  et  que  nous  sommes  m 
de  la  plus  effroyable  anarchie.  »  Bedoya  et  Ardanas  app 
rent  ce  langage  ;  Ardanas  surtout  insista  sur  la  nécessité 
se  trouverait,  tôt  ou  tard,  de  revenir  au  prince  Alphon 
s'étonne  de  Tinconséquence  avec  laquelle  Serrano  re 
Alphonse  «  parce  qu'il  appartient  à  une  race  infâme,  » 
qu'il  préconise  la  duchesse  de  Montpensier  qui  appartie 
même  race.  Mais  ce  qui  est  particulièrement  intéressant  à 
c'est  que,  entre  les  deux  solutions,  Alphonse  et  la  Repu 
il  ne  signale  môme  pas  celle  d'un  Hohenzollern,  tant  cet 
didature  était  alors  inexistante,  non  seulement  pour  les 
espagnoles,  mais  même  pour  ses  hommes  d'État  les  plus 
mes.  Le  dilemme  restait  donc  tel  que  l'avait  posé  le  bon 
Serrano  :  la  République  ou  Alphonse.  Et  la  République 
manifestement  contraire  au  vœu  du  peuple,  il  n'y  avait 
résigner  à  Alphonse.  Quand  un  gouvernement  n'a  qu'un 


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l'europe  a  la  fin  de  l'année  i869.  87 

►rtip  d'une  impasse  et  qu'il  préfère  battre  les  murs  adroite 
iche,  il  est  toujours  à  craindre  qu'il  ne  se  laisse  entraîner 
lottise,  peut-être  à  une  infamie. 

dilemme  posé  par  Serrano  et  par  la  force  des  choses  s'ac- 
d'autant  plus  vigoureusement  que  la  candidature  du  duc 
es  disparut  d'elle-même  comme  l'avaient  fait,  comme  le 
toutes  les  combinaisons  mort-nées  en  dehors  des  deux 
combinaisons  raisonnables  et  possibles,  la  République  ou 
bse(l).  Pendant  que  la  négociation  se  traînait  à  Gènes,  à  Flo- 
à  Londres;  Lanza,  moins  complaisant  que  Menabrea  aux 
u  Roi,  arriva  aux  affaires.  Il  n'admit  pas  sa  prétention  de 
irer  r acceptation  cTun  trône  comme  une  affaire  privée,  re- 
exclusivement  de  son  autorité  de  chef  de  famille  (2)  :  c'était 
aire  d*Etat  relevant,  dans  l'ordre  constitutionnel,  du  mi- 
.  Or,  le  ministère  n'approuvait  pas  cette  candidature  (3). 
ti  le  notifia  à  Montenar  et  lui  fit  remarquer  combien 
le  réservée  des  grandes  puissances  européennes  dans  une 
n  qui,  cependant^  les  intéressé"  toutes  au  même  degré  que 

avait  dû  nécessairement  influer  sur  les  décisions  du  gou- 
lent  du  Roi  (4).  Victor-Emmanuel  fut  obligé  de  se  rendre 
Dsition  de  la  mère  et  au  veto  de  ses  ministres.  La  candi- 
du  duc  de  Gênes  fut  abandonnée  (3  janvier  1870). 
pourparlers  n'étaient  pas  restés  dans  le  secret  des  chan- 
s.  Lé  public  en  avait  eu  des  échos.  En  France  c'avait 
sentiment  d'étonnement  et  de  blâme.  On  ne  comprenait 
après  avoir,  en  1866,  compromis  notre  grandeur  pour  le 
platonique  de  donner  la  Vénétie  à  l'Italie,  notre  gouver- 

s'employât  à  placer  encore  cette  Italie  en  sentinelle  sur 
•ontière  des  Pyrénées  après  l'avoir  placée  sur  notre  fron- 
s  Alpes.  Prévost-Paradol  releva  cette  imprudence  :  «  Les 
3s  intérieures,  si  graves  qu'elles  soient,  peuvent  s'arranger 

Malaret,  5  janvier  1870. 

bel  est  tout  à  faK  inexact  en  ce  qui  concerne  cette  candidature  d'Italie; il 
vrai  qu'antérieurement  Napoléon  III  se  fût  opposé  à  la  candidature  du 
ite  par  amour  pour  la  reine  Isabelle.  Il  n'avait  aucun  amour  pour  la  reine 
it  il  s'était  montré  au  contraire  favorable  à  la  candidature  du  duc  d'Aoste. 
1  agi  à  Florence  en  faveur  du  prince  Thomas.  La  preuve  en  est  dans  le 
le  Visconti-Venosta  à  Malaret,  constatant  la  réserve  dans  laquelle  les 
is  intéressées  s'étaient  tenues.  L'Empereur  avait  dit  qu'il  ne  s'opposerait 
l'est  pas  allé  au  delà, 
rcier,  20  décembre  1869. 
tes  dexMontenar. 


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88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tôt  Oïl  tard  en  famille;  il  n'y  a  que  les  fautes  commis 
qui  ne  pardonnent  point;  et,  en  ce  sens,  quel  go 
sauf  le  premier  Empire,  a  été  plus  funeste  que  le  r 
à  notre  pays?  Le  socialisme  ne  fera  jamais  autant 
France  que  la  fondation  de  Tunité  italienne,  la  j 
l'unité  allemande  et  le  projet  qu'on  dit  aujourd'hui 
Saint-Cloud  de  mettre  la  dernière  main  à  ce  chef-d' 
vrant  à  un  prince  italien  notre  frontière  d'Espagne, 
point,  dans  la  sagesse  des  irréconciliables,  une  entiè 
mais  je  les  mets  au  défi  de  faire  pis  en  ces  ma 
prince  qui,  animé,  j'en  suis  sûr,  d'intentions  excell 
pas  moins  agi,  —  à  l'exception  de  la  guerre  de  Crii 
lendemain  de  cette  guerre,  —  comme  si,  par  un  mj 
préhensible,  il  était  au  fond  du  cœur,  sur  le  tr6n( 
et  de  Louis  XIV,  l'adversaire  irréconciliable  de  la  gr 
la  sûreté  des  Français  (1).  »  L'émotion  approbative  < 
cette  philippique  faisait  présager  d'avance  l'explosio 
duirait  lorsqu'on  nous  montrerait  à  l'horizon,  derri 
nées,  non  plus  un  Italien,  mais  un  Prussien. 

La  tâche  dévolue  à  Salazar  et  à  Bernhardi  était  do 
très  limitée  :  le  terrain  étant  déblayé,  obtenir  du 
situation  en  Espagne,  Prim,  son  assentiment  à  la  ci 
Léopold.  Il  connaissait  l'affaire  depuis  septembre 
sorti  de  l'état  d'observation  ;  il  n'avait  pas  dit  non, 
pas  encore  prononcé  de  oui;  c'est  à  obtenir  ce  oui 
associés  travaillèrent  à  la  fin  de  l'année  1869.  Ce 
Bismarck  se  chargeait  de  décider  les  Hohenzolleri 
consentement  indispensable  du  Roi  et  d'organiser 
la  manœuvre  finale.  Mais  tout  cela  demandait  encore 
jusque-là,  il  étafit  important  de  cacher  sa  trame  en  c 
démonstrations  pacifiques.  On  y  réussissait  dans  le  lai 
Cependant,  parfois,  la  pensée  secrète  se  montrait  :  il 
bien  couvert,  qui  ne  laisse  échapper  quelque  fumée.  I 
diplomatique,  vers  la  fin  de  1869,  le  ministre  alleman 
ton  annonçait  l'imminence  de  la  guerre.  Thile  le  blâi 
non  qu'il  le  démentît,  mais  «  parce  que  si  la  guerr 
avaient  tout  intérêt  à  mettre  de  leur  côté  la  sympai 
et  à  faire  croire  que  c'est  la  France  qui  l'aurait  pro 

(1)  Lettre  au  Pays. 

(2)  Cité  par  la  Gazette  d^Augsbourcf, 


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^TTT^ 


i/europe  a  Là  fin  de  l'année  1869.  89 

Ces  propos  arrivaient  aux  Tuileries  et  alors  on  se  prenait  un 
moment  à  douter  de  la  sincérité  des  déclarations  officielles.  Mais 
Bismarck,  à  la  première  rencontre  avec  Benedetti,  recommen- 
çait ses  caresses  enfarinées,  et  on  se  rassurait.  Son  auxiliaire  le 
plus  précieux  dans  cette  comédie  fut  notre  attaché  militaire 
Stoffel.  Choyé,  séduit,  invité  à  Varzin  dans  Tintimité,  le  colonel 
était  devenu,  sans  s'en  rendre  compte,  j'aime  à  le  croire,  son 
agent  auprès  de  nous  plus  que  notre  agent  auprès  de  lui.  Il  re- 
traçait en  termes  saisissans    l'état   d'esprit   allemand  :    «    De 
quelque  côté  que  la  Prusse  dirige  ses  regards,  elle  n'aperçoit  que 
la  France  qui  la  gêne  dans  l'accomplissement  de  ses  desseins. 
Qu'on  veuille  bien  considérer  que  la  nation  prussienne  est  pleine 
de  fierté,  de  vigueur  et  d'ambition;  qu'elle  a  au  plus  haut  point 
le  sentiment  de  ça  propre  valeur;  qu'historiquement  elle  consi- 
dère la  France  comme  son  ennemie  séculaire,  et  on  se  fera  faci- 
lement une  idée  des   sentimens  de  méfiance,  d'amertume,  de 
haine  même  qu'a  fait  naître  chez  elle,  à  l'égard  de  la  France,  la 
situation  issue  des  événemens  de  1866.  Aujourd'hui  la  France, 
loin  d'exciter  aucune  sympathie  en  Prusse,  y  est  un  objet  do 
haine  pour  les  uns,  d'envie  pour  les  autres,  de  méfiance  et  d'in- 
quiétude pour  tous.  Il  n'y  a  qu'un  politique  sentimental,  ou  un 
rêveur  sans  aucune  connaissance  du  jeu  des  passions,  qui  puisse 
conserver  l'espoir  d'une  entente.  On  doit  donc  s'y  attendre  :  le 
conQit  naîtra  un  jour  ou  l'autre,  terrible  et  acharné.  La  guerre 
est  à  la  merci  d'un  incident.   L'hostilité  réciproque  des  deux 
peuples,  hostilité  toujours  croissante,  pourrait  se  comparer  à  un 
Iruit  qui  mûrit,  et  l'incident  d'où  naîtra  la  rupture  sera  comme 
le  choc  accidentel  qui  fait  tomber  de  l'arbre  le  fruit  venu  à 
maturité  (1).  »  Pas  un  des  espions  allemands  qui  sillonnaient  la 
France, — et  il  n'en  manquait  pas, —  n'aurait  pu  tracer  de  nos  sen- 
timens vis-à-vis  de  l'Allemagne  un  tableau  approchant  de  bien 
loin  celui  que  StofTel  faisait  de  la  haine  allemande  contre  nous. 
Nous  étions  donc  haïs  bien  plus  que  haïssans.  Et  cependant,  par 
une  inexplicable  contradiction, —  et  c'est  par  là  que  ces  rapports 
deviennent  trompeurs, —  c'est  au  peuple  haï  que  StoflFel  attribue 
d'avance  la  responsabilité  de  l'incident  d'où  sortira  la  guerre 
'vi table.  «  La  Prusse  n'a  nullement  l'intention  d'attaquer  la 
»nce-  Elle  fera  au  contraire  pour  éviter  la  guerre  tout  ce  qui 

Rapport  du  12  août  1869. 


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REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ipatible  avec  son  honneur.  Il  est  erroné  i 

déploie  cette  immense  activité  militair 
amener  un  conflit,  et  tout  concourt  à  1q 

plus  vulgaire,  la  connaissance  des  cho 
;  de  la  Prusse,  le  sain  jugement  du  Roi  et 
.,  la  haute  intelligence  de  M.  de  Bismarck 

indice.  »  11  rapporte  avec  componction  q 

«  Jamais  nous  ne  vous  ferons  la  guerre 
eniez  nous  tirer  des   coups  de  fusil  ch( 
.  »  On  le  voit,  Bismarck  était  bien  servi, 
e  complicité  lui  fut  très  précieuse.  Les 
venant  se  joindre  aux  dires  rassurans  de 
par  Benedetti,  l'opinion  s'établit  dans  Tes 

de  ses  ministres  que  nous  n'avions  aucu 
r,  que  la  guerre  était  entre  nos  mains,  et 
oquions  pas  de  propos  délibéré,  elle  n'éci 

TEmpereur  était  décidé  à  ne  pas  insiste 
e  la  question  du  Sleswig,  et  que  la  seule 
>  il  ne  croyait  pas  pouvoir  éviter  la  guerr 
Il  Sud  avec  le  Nord,  paraissait  abandonnée 
lui  semblait  tout  à  fait  assurée.  Les  avertis! 

de  Pourtalès  n'avaient  provoqué  qu'une 
art  :  «  Sur  quel  nuage  sombre  se  sont  an 
) 

l'était  pas  le  gouvernement  seul  qui  s'endi 
3racles  de  la  diplomatie  des  anciens  partis, 
sujet,  et  avait  conclu  que  la  guerre  n'étai 
>able  (1).  Ainsi  étaient  accroupies,  dans 
roces,  la  Révolution  et  la  Prusse,  toutes 
r  sur  l'Empire  et  à  s'entr'aider  pour  J 
outre  la  Révolution,  nous  étions  dans  la  j 
i  vis-à-vis  de  la  Prusse. 

France  et  la  Prusse  devant  l'Europe, 

Emile  Oli 


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LES  DEBUTS 


DE 


L'EMPIRE   ROMAIN 


11(1) 

ROME    ET    L'ÉGTPTE 


Auguste  emmenait  avec  lui  en  Espagne  son  beau-fils  Tibé- 
rius  Claudius  Néro,  le  fils  de  Livie,  et  son  neveu  Marcus 
Claudius  Marcellus,  le  fils  d'Octavie  et  du  fameux  consul  de 
Tan  30  (2),  Marcellus  avait  quinze  ans,  étant  né  le%16  novembre 
de  Tan  42.  Marceline  était,  croit-on,  né  quelques  mois  avant 
Tibère  en  Tan  43.  Ils  étaient  don<;  tous  les  deux  à  peine  adoles- 
cens,  et  cependant  Auguste  les  emmenait  déjà  à  la  guerre.  Mais 
parmi  les  principes  de  la  vieille  politique  aristocratique,  il  y  en 
avait  un  surtout  qu'Auguste  voulait  remettre  en  honneur  dans 
la  République  :  c'était  le  principe  de  ne  point  se  défier  Se  la 
jeunesse;  de  ne  pas  réserver  pour  des  vieillards  les  charges  les 
plus  hautes' et  les  missions  les,  plus  difficiles.  Place  aux  jeunes 
-gens  de  nouveau,  comme  aux  beaux  temps  de  l'aristocratie  (3)  ! 

(1)  Voyez  la  Rfivue  du  1"  avriL 

(2)  Dion  (53,  26)  nous  apprend  qu'en  Tan  25,  Tibère  et  Marcellus  étaient  h  la 
-^lierre,  en  Espagne  avec  Aug'uste.  Il  me  paraît  donc  légitime  de  supposer  qu'ils 

Etrtirent  avec  lui. 

(3)  Gic.  Phil.y  5,  17,  47  :  Majores  nostri,  veteres  illi,  admodum  anliquiy  leges 
mnales  non  hahebant  :  quas  muUis  post  annis  alLulit  ambitio..,  lia  sœpe  magna 
ndoles  virtutis,  priusquam  reipublicx  prodesse  potuisset,  exstincta  fuit,  48...  admo- 


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92  REVUE  DES   DEUX  MON 

La  noblesse  ne  s'élait-elle  pas  tellenK 
précédent,  parce  que  ses  membres  avaie 
ter  oisifs,  à  Tàge  où  les  énergies  du  cor] 
pillées  dans  le  vice  et  la  débauche,  si  el 
œuvres  à  accomplir?  D'autre  part,  Tarist 
par  les  guerres  civiles,  au  point  que  si 
toutes  les  charges  les  plus  importantes, 
écarter  les  jeunes  gens,  car  les  homi 
suffi.  Prudent  dans. tout  ce  qu'il  faisai 
avait  déjà  (ait  approuver  une  modificati 
étaient  alors  en  vigueur,  pour  préparer 
nissement  de  l'État  (1  )  ;  et  il  songeait  à  p; 
penses  spéciales  pour  les  jeunes  gens  q 
engageait  du  même  coup,  par  Fexempl 
cratie  à  ne  pas  perdre  de  temps,  en  faU 
le  noviciat  militaire  et  politique  des  m( 
avait  recueilli  sous  son  autorité  ou  con 
outre  son  unique  lille  Julie,  qu'il  ava 


dum  adulescenles  consules  facti.  Tac,  An.^  XI,  22  :  i 
dislingue batur y  quin  prima  juventa  consulalum  ac  ( 
rapides  des  parens  d'Auguste,  de  Tibère,  des  Mi 
voulu  considérer  comme  preuve  de  l'intention  d'Au 
de  privilèges  le  pouvoir  dans  sa  famille,  sont  au  coi 
pour  revenir  à  la  tradition  aristocratique  et  répub 
lait  refaire  la  république  de  Scipion  l'Africain.  G( 
ment  ses  parens»  mais  aussi  des  citoyens  qui  n'a 
obtinrent,  de  son  vivant,  les  charges  suprêmes,  étan 
que  L.  Calpumius  Pison  fut  consul  en  l'an  15  av.  J.- 
av.  J.-C.  et  étant  mort  à  80  ans  en  l'an  32  de  l'ère  chi 
mitius  Abénobarbus,  qui  mourut  en  l'an  25  de  l'ère  cl 
en  Tan  16  av.  J.-C.  ;  s'il  avait  été  consul  à  ce  que  Cicéi 
dire  à  43  ans,  il  serait  mort  à  84  ans  et  Tacite  aura 
une  aussi  rare  vieillesse.  Son  silence  nous  prouve  < 
très  âgé  :  si  l'on  suppose  qu'il  avait  alors  soixante 
à  trente  ans.  G.  Asinius  Gallus,  le  fils  du  fameux  < 
(Serv.,  ad  Virg,  Ed.,  4,  11),  fut  consul  en  l'an  8 
trois  ans.  P.  Quintilius  Varus  fut  consul  en  l'an  1^ 
en  l'an  7  de  l'ère  chrétienne,  il  fut  envoyé  pour  g 
pas  probable  qu'un  commandement  comme  celui-là 
âgé;  il  est  plus  vraisemblable  qu'il  le  fut  à  un  hoi 
nées  ;  il  n'avait  donc  qu'environ  trente  ans,  lui  au< 
connaissions  la  date  de  naissance  de  tous  les  cor 
beaucoup  d'autres  exemples  du  même  genre  à  four 
naturelle  :  môme  si  Auguste  ne  l'avait  pas  voulu,  i 
puisqu'il  voulait  restaurer  le  principe  aristocratique 
portes  aux  jeunes  gens,  tant  l'aristocratie  était  réd 
(1)  Voyez  Ferrero,  Grandeur  et  décadence  de  Ro 


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LES   DÉBUTS    DE   l'EMPIRE   ROMAIN.  93 

Tan  39,  tous  les  enfans  de  sa  famille  que  la  révolution  avait 
privés  de  leur  père  :  les  deux  fils  de  Livie,  Tibère,  dont  nous 
avons  déjà  jparlé;  son  frère,  plus  jeune,  Néro  Glaudius  Drusus, 
né  en  Tan  38  ;  les  cinq  fils  que  sa  sœur  Octavie  avait  eus  de  Mar- 
cellus  et  d'Antoine,  à  savoir  les  deux  Marcellae,  le  Marcellus  qui 
accompagnait  Auguste  en  Espagne,  les  deux  Antonis,  qui  étaient 
nées  ayant  que  le  triumvir  n'eût  abandonné  son  épouse  latine 
pour  Cléopfttre;  le  fils  d'Antoine  et  de  Fulvie  qui  devait  avoir  à 
peu  près  le  même  âge  que  Tibère,  et  dont  on  avait  changé  le 
nom  en  celui  de  Julius  Antonius;  enfin  les  trois  enfans  qui  res- 
taient de  Gléopâtre  et  d'Antoine  :  Cléopâtre  Séléné,  Alexandre 
Hélios  et  Philadelphus  (1).  Sur  ces  douze  enfans,  les  neuf  pre- 
miers, qui  n'avaient  dans  les  veines  que  du  pur  sang  romain, 
étaient  déjà  soumis  par  Auguste  à  la  règle  de  l'éducation  tradi- 
tionnelle, les  filles  tissant  la  toile  et  les  jeunes  gens  allant  de 
très  bonne  heure  à  la  guerre.  Bien  qu*ils  fussent  instruits  avec 
soin,  garçons  et  filles,  dans  la  littérature  let  la  philosophie,  le 
princeps  cependant  ne  voulait  porter  d'autres  toges  que  celles  qui 
étaient  tissées  chez. lui,  par  ses  femmes,  comme  les  grands  sei- 
gneurs de  l'époque  aristocratique  (2).  Il  voulait  en  outre  jeter  de 
bonne  heure  les  garçons  dans  la  vie  active,  et  tempérer  l'action  de 
leurs  études  par  des  occupations  qui  développeraient  leur  éner- 
gie. Quant  aux  trois  derniers,  qui  étaient  les  bâtards  d'^un  grand 
Romain  dévoyé  et  d'une  reine  asiatique,  Auguste  semble  avoir 
voulu  les  ^conserver  auprès  de  lui,  pour  en  faire  les  instrumens 
dynastiques  de  sa  politique  orientale.  Il  tâchait  peut-être  déjà 
de  se  servir  de  la  petite  Cléopâtre  pour  réorganiser  la  Maurita- 
nie qui  avait  été  annexée  par  César.  Auguste  en  efi'et  songeait  à 
y  établir  la  dynastie  nationale,  en  replaçant  sur  le  trône  de  Juba 
le  fils  du  roi  vaincu  par  César,  qui  avait  été  élevé  à  Rome  et  qui 
avait  reçu  une  éducation  gréco-romaine  ;  mais,  en  même  temps 
que  le  royaume,  Juba  recevrait  Cléopâtre  pour  femme  (3). 

En  Gaule,  Auguste  s'arrêta  à  Narbonne  où  il  trouva  les  no- 
tables de  toute  la  Gaule,  qui  sans  doute  avaient  été  convo- 
qués (4).  Il  vît  ainsi  venir  à  lui  tout  ce  qui  restait  encore  de  la 


(i)  Bouché-Leclercq,  Histoire  des  Lagides,  Paris,  1904,  II,  p.  360. 

(2)  Suét.,  Auff.y  73. 

^3)  Bouché-Leclercq,  Histoire  des  Lagides,  Paris,  1904,  II,  p.  361. 

4)  Liv.,  Êpit.f  134;  le  convenlus  dont  parle  Tite-Live  fut  sans  doute  un  congrès 

notables  de  la  Gaule. 


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REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

I  César  et  de  Vercingétorix.  Vingt-cinq  ans  avaient 
puis  la  chute  d'Alésia;  mais  Antoine  lui-même,  qui 
e  s'élancer  furieuse  sur  les  champs  de  bataille,  se  mul- 
i^ec  un  courage  indomptable  pendant  de  si  longues 
ans  les  embûches  et  les  révoltes,  Antoine  lui-même 
)as  reconnu  la  Gaule  contre  laquelle  il  avait  combattu, 
î  génération  vieillie  qui  se  réunissait  à  Narbonne, autour 
3.  La  Gaule  de  Vercingétorix  s'était  elle-mêm^  presque 
3e  avec  Rome.  Pacifique  et  désarmée,  elle  s'adonnait  à 
ure  et  à  l'élevage  des  troupeaux;  elle  s'enrichissait.  Si 
lit  pas  jusqu'à  admirer  et  vouloir  imiter  tout  ce  qui 

Rome,  elle  laissait  pourtant  se  romaniser  ses  jeunes 
génération  nouvelle  qui  n'avait  pas  vu  la  grande  guerre 
,  ou  qui  l'avait  à  peine  entrevue  dans  son  enfance. 
3nue  de  César  en  Gaule,  Rome  avait  eu  de  nombreux 
s  la  noblesse  gauloise,  mécontente  du  désordre  inté- 
itée  de  insubordination  de  la  plèbe  et  des  exigences 
LU  te  ploutocratie,  alarmée  par  la  faiblesse  militaire 
B  du  pays,  et  la  prépondérance  germanique  qui  mena- 
e  noblesse,  en  butte  à  la  fois  à  l'amour  de  l'indépen- 
à  la  peur  des  Germains,  tantôt  irritée  par  l'arrogance 

et  tantôt  effrayée  par  les  menaces  populaires,  avait 
neuf  ans  oscillé  sans  cesse  entre  César  et  la  Gaule, 
ait.  ainsi  apporté  aucune  énergie  ni  à  soutenir,  ni  à 
e  César,  et  aux  momens  critiques,  avait  tout  laissé  au 
ie  minorités  exaltées,  si  bien  que,  à  la  fin  de  l'an  52, 
3e  de  jeunes  Arvernes,  ayant  à  leur  tête  Vercingétorix, 
mr  inexpérience  et  leur  peu  d'autorité,  étaient  venus  à 
•en verser  le  gouvernement  et  d'entraîner  toute  la  Gaule 
rrible  aventure.  Mais  cette  grande  révolte  avait  échoué; 
toute  la  noblesse  irréconciliable  avait  péri  dans  les 
iuccessives  ou  avait  émigré;  et  le  parti  national  une 
>é,  la  plus  grande  partie  de  l'ancienne  noblesse  était 
à  ses  premières  dispositions,  d'autant  plus  vite  que 
ait  su  la  rassurer  par  d'habiles  concessions.  Les  Éduens, 
►nés,  les  Rèmes  avaient  conservé  la  condition  d'alliés, 
permettait  de  traiter  avec  Rome  sur  le  pied  d'égalité, 
es  États  indépendans  ;  de  nombreux  peuples  avaient  été 
libres,  c'est-à-dire  autorisés  à  vivre  avec  leurs  lois  et  à 
îcevoir  de  garnisons  romaines,  et  obligés  seulement  à 


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LES    DÉBUTS    DE    l'emPIRE    ROMAIN.  '     95 

payer  une  partie  du  tribut  (i);  on  avait  laissé  à  un  bon  nombre 
leur  territoire,  leurs  tributaires,  leurs  gabelles,  tous  les  droits  et 
tous  les  titres  dont  ils  se  targuaient  avant  la  conquête;  et  nulle 
part,  certainement,  le  tribut  ne  fut  augmenté  (2),  si  bien  que  la 
Gaule  n*eut  à  payer/  si  toutefois  elle  la  paya,  que  la  contribu- 
tion peu  lourde,  fixée  au  début,  de  quarante  millions  de  ses- 
terce». César  s'était  donc  efforcé  de  dissimuler  l'annexion  sous 
des  satisfactions  données  à  l'orgueil  national;  il  n'avait  pas  sévi 
contre  la  noblesse  hésitante  qui  l'avait  tantôt  secouru  et  tantôt 
trahi  ;  il  avait  même  partagé  les  biens  des  grands  qui  avaient 
péri  ou  qui  s'étaient  enfuis,  et  ceux  des  ploutocrates  qui  avaient 
sombré  dans  la  ré\t)lution,  entre  les  familles  nobles  disposées  à 
accepter  la  suprématie  romaine  (3);  et  il  avait  pris  à  son  ser- 
vice pendant  les  guerres  civiles  de  nombreux  nobles  gaulois,  à 
(jui  il  avait  fait  des  dons  et  même  accordé  le  titré  de  citoyen 
romain.  Auguste  était  entouré  à  Narbonne  par  tous  les  Caïus 
Julius,  qui  à  ces  prœnomen  et  ¥iomeii  latins  ajoutaient  le  cogno- 
meii  barbare  de  leur  famille  celtique  :  c'étaient  les  nobles  gaulois 
que  son  père  avait  créés  citoyens  romains  et  qui  formaient, 
dans  la  noblesse  celtique,  une  sorte  de  petite  noblesse  plus  éle- 
vée (4).  Ainsi  les  guerres  civiles,  loin  d'entraver  l'œuvre  de 
César,  en  avaient  au  contraire  hâté  l'accomplissement,  et,  par 
une  étrange  contradiction,  conduit  plus  vite  la  Gaule  vers  la 
paix.  Intimidés  par  les  souvenirs  des  révoltes  et  par  le  fantôme 
de  Vercingétprix,  obligés  de  rappeler  toutes  les  légions  de  la 
Gaule,  et  consciens  de  leur  faiblesse,  les  triumvirs  avaient  laissé 
la  Gaule  à  peu  près  maîtres;se  d'elle-même  et  dans  une  indépen- 
dance  réelle,  sinon  nominale.   Différentes  pièces    de  monnaie 

(4)  Hirt.  B.  G.,  VIII,  49;  hononfice  civitates  appellando.  Pline,  H.  N.,  4,  31  <17). 
et  32  (18)  met  au  nombre  des  alliés  les  Carnutes.  Mais  avec  Uirschfeld,  je  crois 
qu'U  y  a  probablement  là  une  erreur,  au  moins  pour  ce  qui  est  de  l'époque  qui 
suivit  immédiatement  la  conquête.  On  comprend  facilement  que  les  Éduens,  qui 
étaient  les  anciens  amis  de  Rome,  que  les  Uèmes  et  les  Lingones  qui  avaient  tant 
aidé  César  dans  la  guerre  de  52,  aient  obtenu  facilement  la  qualité  d'alliés.  Mais 
pour  les  Carnutes,  qui  avaient  lutté  contre  Rome  avec  acharnement,  la  ctiose  paraît 
peu  vraisemblable.  Pline,  II.  N.,  4,31  (n;-33  (19),  énumère  les  peuples  libres, 
environ  une  dizaine,  dont  il  trouva  l'indication  dans  les  commentaires  d'Auguste. 
Mais  il  est  difficile  de  dire  si  le  nombre  en  était  le  même  à  la  fin  de  la  conquête. 
n  y  eut  probablement  des  modifications  successives. 

(2)  Hirt.  B.  G.,  8,  49  :  tiulla  onera  injungendo. 

(3)  Hirt.  B.  G.,  8,  49,  ...  principes  viaximis  priEtyiiis  adficiendo. 

(4)  sûr  la  fréquence  du  nom  de  Julius  en  Gaule  à  cette  époque-là,  voyez  Anatole 
de  Barthélémy,  les  Libertés  f/auloises  sous  la  domination  romaine,  dans  la  Revue 
des  questions  hisloriqueSy  1872,  page  372. 


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96  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous  montrent  qu'à  cette  époque  les  proconsuli 
jours  pourvus  de  faibles  milices,  gouvernaient 
l'entremise  des  grandes  familles,  en  se  conten 
fonctionner  librement  les  anciennes  institutions 
c'est-à-dire  d'empêcher  les  révoltes  et  les  guerres 
rens  peuples  et  de  percevoir  un  léger  tribut.  F 
la  Gaule  cessa-t-elle  à  cette,  époque  de  payer  d 
gîme  n'était  donc  ni  dur,  ni  sévère;  et  la  Gaule  n 
à  réparer  tous  ses  malheurs.  Les  légions  une  fou 
avait  fini  avec  les  contributions  de  guerre  extr; 
exactions,  les  rapines,  les  violences.  Le  tribut 
de  sesterces,  même  s'il  fut  payé,  n'épuisait  pas 
rellement  aussi  riche.  La  paix  intérieure  avait  dis] 
des  cavaliers  et-des  cliens  dont  la  noblesse  s'était 
guerres  :  les  uns  étaient  devenus  des  artisans,  les 
culteurs  (2);  d'autres  encore  s'étaient  enrôlés  da 
romaine,  et  étaient  allés  pendant  les  guerres  ( 
l'Italie  ou  les  autres  régions  de  TEmpirje,  pour  ra 
peu  d'or  qu'ils  rapportaient  dans  leur  pays.  Enfin, 
César  avait  remis  en  circulation  beaucoup  de  très 
dormaient  dans  les  temples  ou  dans  les  maisons  ( 
une  partie  de  ce  capital  avait  été  emportée  en  It 
très  considérable,  était  restée  en  Gaule  et  avait 
très  grand  nombre  de  mains.  La  guerre  d'abor 
paix  avaient  rendu  à  la  Gaule  des  capitaux,  des 
taine  sécurité;  et  ainsi,  dans  ce  pays  qui,  alors  < 
d'hui,  était  très  fertile  (3),  bien  irrigué,  couve 
riches  en  minerais  (4),  la  richesse  en  vingt-cinc 
beaucoup  accrue. 

Protégée  par  les  Alpes,  protégée  par  le  fantê 
gétorix,  —  et  ce  fut  là  le  vrai  service  rendu  à  s 
vaincu  d'Alésia, —  la  Gaule  avait  donc  pu,lenten] 
ment,  pendant  les  vingt  années  de  guerres  civile 


(1)  Voyez  rintéressante  étude  d'Anatole  de  Barthélémy,  la 
sous  la  domination  romainey  dans  la  Revue  des  questions  histc 
et  suiv. 

(2)  Strab.,  4,  1,  2  (HS)  :  vOv  ô*àvaYxà<iovTai  Yetopyeîv,  xataÔE 

(3)  Strab..  4,  1,2  (178)  :  tj  ô'aXXvj  Tcaaa  (xÎtov  çépec  ttoXOv  xal 
xal  pooxTQjJtaTa  Ttav-roïa,  àp^ov  6'aOtr,;  oûfiàv,   îcXtiv  tX  ti  eXeai  xe: 

(4)  Voyez  les  preuves  données  par  Desjardins,  Géograph 
Gaule,  vol.  I,  Paris,  1876,  p.  409  et  suiv. 


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LES   DÉBUTS    DE    l' EMPIRE    ROMAIN. 


97 


ux  provinces  de  l'Orient,  retrouver  ou  refaire  une 
)s  richesses  dispersées  ou  détruites  dans  la  terrible 
commençait  à  creuser  partout  les  mines,  surtout  les 

on  cherchait  ce  métal,  alors  si  rare,  même  dans  les 
ivières  (1);  on  découvrait  vers  cette  époque  des  mines 
;  on  défrichait  de  nouveaux  terrains  et  on  commen- 
re  la  eulture  du  lin  (3)  ;  les  artisans  étaient  devenus 
eux  depuis  que  les  petites  armées  gauloises  avaient 
s.  Et,  à  mesure  que  le  pays  s'habituait  à  cette  paix 
prospérité,  la  dominatioh  romaine  se  faisait  plus 
9'appuyant  sur  une  aristocratie  de  grands  proprié- 
s  hommes  âgés,  oubliant  le  passé,  consentaient  à  la 

les  jeunes  qui  ignoraient  le  passé,  commençaient  à 
;  à  profiter  volontiers  de  certains  produits  de  la  civi- 
literranéenne,  tels  que  l'huile  et  le  vin.  Il  s'ouvrait 
léjà,  en  divers  endroits,  des  écoles  de  latin  pour  les 
riches  (4)  ;  déjà  des  bateaux  remontaient  les  rivières, 
uile  ou  de  ces  vinâ  italiens  et  grecs  dont  les  bel- 
ilois  avaient  autrefois  tant  redouté  l'énervante  dou- 
^jà  dans  la  Gaule  narbonnaise,  qui  subissait  depuis 


.'iS 


Volces  Tettosages  (Strab.,  4,  1,  13),  près  des  Tarbelles  (Strab.,  4, 

Céven^es  (Strab.,  3,  2,  8);  dans  les  rivières  (Diod.,  5,  27). 
[ue  Diodore  dit  (5,27)  xaxà  yoOv  t/^v  FaXarfav  àpyypoç  {xàv  xh  o'jvoXov 
Landis  que  Straboa  dit  au  contraire  qu'il  y  en  avait  près  des  Ru- 
jabales  (4,  2,  2),  prouve  que  les  mines  d'argent  furent  découvertes 
ête.  La  description  de  la  Gaule  que  donne  Diodore  est  évidemment 
lens  plus  anciens  et  qui  décrivent  la  Gaule  à  l'époque  de  son  indé- 
s  Desjardins  (1,  page  423  et  suiv.)  se  trouve  la  preuve  que  beaucoup 
d'argent  furent  exploitées  en  Gaule,  sous  la  domination  romaine  ; 
Strabon  n'en  parle  pas,  il  est  difficile  d'affirmer  qu'on  avait  déjà 
fouilles  à  ce  moment-là. 

H.f  19,  1,  7-8  :  ignoscat  tamen  aliquis  JEgypto  serenli  {linum)  ut 
uê  merces  imporlel,  itane  et  Galliœ  censentur  hoc  redilu  ?  Cadurci, 

Bituriges  ultimique  hominum  existimati  Morini,  immo  vero  GallisB 
texunt,,.  Si  on  considère  combien  furent  lents  les  progrès  éco- 
s  le  monde  antique,  on  trouvera  qu'il  est  raisonnable   de  faire 

années-là  les  commencemens  de  cette  culture,  qui  devait  dans  la 
me  grande  extension.  Il  faut  ajouter  que  Strabon  rappelle  que  le  lin 
industrie  florissante  auprès  des  Gadurces  (4,  2,  2). 
rrons  qu'un  peu  plus  tard  il  y  avait  une  école  fameuse  à  Augusto- 
velle  capitale  des  Éduens. 

irons  que  probablement  ces  années-là  fut  introduite  la  quadrage- 
n,  impôt  de  2  1/2  pour  100  sur  les  importations.  On  n'aurait  pas 
pôt,  si  les  importations  en  Gaule  n'avaient  déjà  été  considérables, 
uits  importés,  ceux  qui  l'étaient  dans  les  plus  grandes  proportions 
huile  et  le  vin. 

mx.  —  1907.  7 


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98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  longtemps  Tinfluence  romaine,  des  artistes 
appelés  par  les  riches  familles  pour  construire  de 
mens  (4);  déjà  les  dieux  élégans  de  Rome  et  de  1 
raissaient  dans  les  forêts  immenses.  Alors,  comme 
heureux  pays,   par  une  rapide  renaissance,  s'éta 
ruines  de  la  dernière  guerre;  alors,  comme  toujoi 
en  était  le  maître  cherchait  à  tirer  parti,  par  de  nou^ 
de  sa  florissante  richesse,  en  mettant  à  la  charge 
vince,  qui  seule  peut-être  avait  prospéré  dans  l'uni 
dence,  une  partie  de  la  dépense  nécessaire  pour 
Tarmée,  en  abolissant  le  privilège  de  Timmunité  d 
la  Gaule,  par  suite  de  la  faiblesse  de  Rome,  penda 
précédentes.  Une  partie  do  Tarmée  ne  servait-elle 
défendre  la  Gaule  contre  les  Germains?  C'est  parce 
protégés  par  les   légions  romaines  que  les  Gaub 
goûter  les  bienfaits  de  la  paix.  Il  était  donc  juste 
s'acquittât  de  ce  qu'elle  devait  à  Tarmée  (2),  en  coi 
dépenses  nécessaires  pour  son  entretien.  11  est  C6 
bable  qu'au  congrès  de  Narbonne,  Auguste  se  conteuui  u  aiiuviu- 
cer  et  de  réaliser  une  suite  de  mesures  qui  devaient  préparer  la 
réforme  du  tribut,  sans  qu'il  y  fût  cependant  encore  fait  allusion. 
Il  ordonna  un  grand  cens  pour  vérifier  les  changemens  surve- 
nus dans  les  fortunes  et  pour  distribuer  équitablemenl  les  nou- 
velles charges.  Pour  aider  les  légats  à  faire  le  cens,  il  semble 
avoir  laissé  des  procurateurs,  choisis  parmi  ses  affranchis  les 
plus  capables,  à  la  tète  desquels  il  avait  mis  Licinus,  ce  jeune 
Germain  que  César  avait  fait  prisonnier  puis  remis  en  liberté. 
Licinus  connaissait  à  la  fois  la  Gaule,  la  langue  celtique  et  Tart 
d'administrer  les  finances   (3).  Toutes  ces  dispositions  prises» 

(1)  Par  exemple,  le  mausolée  des  Jules  à  Saint-Rémy  en  Provence  :  voyez  Cour- 
baud,  Le  bas-relief  romain  à  représentations  historiqueSj  Paris,  1899,  p.  328-329. 

(2)  Liv.,  Per.,  131  et  Dion,  53,  22,  disent  d'une  façon  précise  que  l'acte  le  plus 
important  accompli  par  Auguste  pendant  son  court  séjour  en  Gaule  fut  le  cens.  Ce 
cens  ne  fut  certainement  pas  ordonné  par  une  pure  curiosité  statistique.  Le  but  ne 
pouvait  être  que  d'augmenter  les  impôts  de  la  Gaule.  César,  comme  nous  l'avons 
vu,  nç  les  avait  pas  augmentés,  et  il  est  peu  probable  qu'ils  aient  été  augmentés 
pendant  la  guerre  civile.  Cette  augmentation  des  impôts  nous  explique  l'épisode 
de  Licinus,  survenu  douze  ans  plus  tard,  et  dont  nous  parle  Dion,  54,  21.  Nous 
aurons  à  en  parler  ainsi  que  du  mécontentement  qui  régna  en  Gaule  les  annér- 
suivantes.  Nous  verrons  en  outre  que  des  textes  jusqu'ici  à  demi  compris  de  sai 
Jérôme,  de  Sincellus  et  du  Chronicon  Paschale  confirment  cette  hypothèse. 

(3)  11  n'est  question  de  Licinus  dans  Dion  que  plus  tard,  vers  l'an  16,  comL 
procurateur  de  la  Gaule.  Mais  s'il  avait  déjà  tant  volé,  à  cette  époque,  il  devait  s'; 


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LES   DÉBUTS   DE    l' EMPIRE   ROMAIN.      '  99 

Auguste  se  rendit  en  Espagne;  où  de  grandes  révoltes  avaient 
éclaté^  d'après  ce  qu'il  faisait  annoncer  en  Italie.  Il  y  arriva  à 
temps  pour  inaugurer  à  Tarragone,  le  i^'  janvier  de  Tan  26,  son 
huitième  consulat  (i). 

Mais  tandis  qu'il  se  rendait  en  Espagne,  un  événement  étrange 
avait  rendu  vaines,  à  Rome,  plusieurs  des  sages  mesures  qu'il 
avait  prises  avant  de  partir  et  profondément  troublé  le  public. 
Auguste  parti,  V^alerius  Largus  s'était  mis  à  dénoncer  le  luxe, 
les  rapines,  l'orgueil,  l'insolence  du  préfet  d'Egypte  (2);  mais 
ces  accusations,  au  lieu  d'effleurer  simplement  l'opinion  publique 
et  de  ne  provoquer  qu'un  léger  frémissement  de  désapprobation, 
avaient  déchaîné  une  véritable  tempête.  L'aristocratie  avait 
donné  l'exemple,  en  se  jetant  la  première  avec  fureur  sur  Cor- 
nélius Gallus;  les  autres  classes  l'avaient  suivie  (3);  en  quelques 
jours,  le  vice-roi  d'Egypte,  l'homme  puissant  et  respecté  de  tous, 
était  devenu  un  criminel  abominable;  partout,  mais  surtout 
dans  les  grandes  familles,  on  avait  réclamé,  avec  des  cris  fa- 
Touches,  un  exemple  salutaire.  Par  un  mouvement  des  esprits 
mystérieux  et  brusque,  Rome  avait  frémi  tout  à  coup  d'horreur 
pour  les  concussions  du  prxfectus  jEgypti,  Elle  s'était  indignée 
que  ses  sujets  eussent  pu  être  traités  comme  Gallus  avait  traité 
les  Égyptiens.  C'était  en  vain  que  les  amis  de  Gallus,  et  des 
gens  sérieux  et  honnêtes,  avaient  essaye  de  remonter  le  cou- 
rant (4);  Largus,  complimenté,  adulé,  applaudi  partout,  grisé 
par  ce  succès  inattendu,  avait  empli  Rome  de  ses  accusations,  et 
tout  le  monde  avait  déjà  condamné  Gallus  sans  môme  attendre 
qu'il  revînt  d'Egypte  pour  donner  ses  raisons,  ni  que  l'on  discutât 
les  procès  qu'on  lui  avait  intentés.  C'était  en  somme  le  premier 
de  ces  terribles  scandales,  à  la  fois  politiques  et' judiciaires,  qui 
vont  faire  tant  de  victimes  dans  les  classes  élevées  sous  l'em- 
pire; et  sa  violence  soudaine,  son  extravagante  exagération  ne 
pouvaient  que  préoccuper  vivement  les  esprits  sérieux.  Sous 

être  mis  depuis  quelques  années.  Je  suppose  donc  qu'Auguste  l'avait  installé  en 
Gaule,  dès  le  début,  lorsqu'il  commença  ses  réformes. 

(1)  Suét.,  Aug.,  26. 

(2)  Le  scandale  de  Cornélius  Gallus  dut  éclater  alors  qu'Auguste  était  absent 
de  Rome,  puisque,  comme  le  dit  Dion  (53,  23),  ce  scandale  lit  fureur  en  l'an  2G 

J^C. 

'3)  Aram.  Marc,  17,  4,  5  :  metu  nobilitalis  acriter  indignaise, 
i)  Dion,  33,  24,  nous  dit  en  effet  qu'il  y  eut  plusieurs  citoyens  qui  firent  voir 
indignation  an  sujet  de  cette  persécution,  injuste,  ou  tout  au  moins  exagérée 
Gallus  était  l'objet. 


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100  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prétexte  de  justice  et  de  correction,  le  publ 
rite  sur  le  malheureux  une  rancune  faroucl 
dans  les  esprits  par  les  guerres  civiles.  La 
mais  dans  les  choses,  et  non  dans  les  esp 
Agrippa,  si  les  hommes  les  plus  éminens  di 
bon  nombre  de  leurs  affranchis  et  si  eniii 
habiles  étaient  devenus  très  riches  pendant 
la  plus  grande  partie  des  sénateurs  avaient 
destes  que,  dans  la  réorganisation  de  la  repu 
torial  avait  été  fixé  à  quatre  cent  mille  ses 
tant  de  chevaliers  qui  n'osaient  plus  prenc 
sur  les  quatorze  bancs  réservés  à  Tordre  é( 
avaient  perdu  leur  patrimoine  pendant  les  gu 
guste  les  fit  autoriser  par  le  Sénat  à  s'y  ass 
Tous  ces  gens-là  naturellement  nourrissait 
ime  âpre  rancune  contre  les  grandes  fortum 
à  considérer  les  palais,  les  villas,  les  et 
riches  comme  le  résultat  de  vols  perpétrés 
leur  amertume  était  d'autant  plus  grande, 
dans  Auguste,  dans  Agrippa,  dans  Mécène, 
du  parti  révolutionnaire,  la  spoliation  dont 
été  ou  croyaient  avoir  été  victimes  (2).  L 
faites  en  Egypte,  après  la  conquête,  devaier 
jalousies  violentes  dans  toutes  les  classes.  C 
avait  fait  sa  fortune  en  Egypte,  était  en  réal 
la  victime  de  tous  ceux  qui  ne  l'avaient  pa 
exploitait  ce  sentiment  populaire  contre  Gi 
de  détruire  im  de  ces  homines  novi  de  la  ré^ 
au  moins  sur  lui  de  Philippes  et  des  proscri 
pauvres,  les  chevaliers,  le  peuple  suivaient  1' 
jaloux  des  richesses  des  autres,  pleins  aui 
dance  servile  pour  la  noblesse  redevenue  p 
de  Gallus,  si  tous  ceux  qui  avaient  fait  foi 
moyens,  et  Auguste  n'accouraient  pas  à 
perdu.  Mais  Auguste  fut  faible,  et  les  amis 
rent  facilement  décourager  et  effrayer  par 


(1)  Suét.,  Aug.,  40. 

(2)  On  peutretrouveriméme  dans  les  poésies  érotiqu 
de  cette  antipathie  populaire  pour  les  hommes  qui 
guerre  civile.  Voy.  Tib.,  2,  4,  21;  Ovid.,  Amor.,  3,  8,  9. 


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LES   DÉBUTS   DE   l'eUPIRE   ROMAIN. 


101 


Jn  philosophe  aurait  pu  affirmer  qu'à  Rome,  dans  cette 
instruite  tout  entière,  depuis  le  pavé  des  rues  jusqu'aux 
s  des  dieux,  avec  les  produits  d'un  pillage  mondial,  Gallus 
ien  mérité  de  la  République,  puisque  au  moins  ce  n'était 
alie,  mais  TÉgypte  qu'il  avait  volée.'  Ses  amis  auraient  pu 
ment  demander  à  la  ville  devenue  soudain  si  vertueuse, 

Gallus  avait  fait  que  n'eussent  point  fait  "Agrippa  et 
;6  et  tous  les  hommes  les  plus  admirés  de  la  génération 
5,  et  que,  n'eût  désiré  faire  tout  citoyen  arrivé  à  l'âge 
;on.  Mais  la  paix  aiguisait  dans  les  cœurs  de  nouveaux 
es  aussi  farouches  et  aussi  vils  que  ceux  de  la  guerre 
tout  en  les  déguisant  sous  les  beaux  noms  de  justice  et 
iture.  Toutes  les  oligarchies  qui  ont  des  origines  troubles 
puissance  peu  sûre,  finissent  par  abandonner  de  temps 
ps  quelques-uns  de  leurs  membres  au  ressentiment  de 
ii'ils  dominent.  Malheur  à  ceux  qui  sont,  ainsi  sacrifiés  ! 
comme  toujours,  on  était  plus  disposé  à  laisser  périr  son 
qu'à  renoncer  à  ses  privilèges.  On  aimait  mieux  sacrifier 
illeux  et  violent  Gallus,  que  de  restituer  une  partie  des 
lont  on  jouissait.  Auguste,  pour  ne  pas  contrarier  l'opi- 
ublique  et  ne  pas  trop  nuire  à  Gallus,  le  révoqua  et  le 
.  exclu  de  ses  provinces  et  de  sa  maison  (1);  mais  ce  chà- 
trop  doux  ne  pouvait  satisfaire  le  public;  puisque  Auguste 
lit  Gallus,  c'était  qu'il  le  considérait  comme  coupable; 
lama  donc  de  nouvelles  et  plus  grandes  rigueurs.  Tout 
de  abandonna  l'ancien  prœfectiis  Mgypti,  De  nouveaux 
:eurs  surgirent  de  partout  avec  de  nouvelles  accusations, 
^es  et  fantastiques,  mais  auxquelles  le  public  ajoutait 

Il  semble  même  que,  pour  être  sûr  de  sa  condamnation, 
ssit  à  déférer  son  procès  au  Sénat  (3).  Mais  les  esprits 
iix  ne  pouvaient  pas  ne  pas  être  profondément  émus  de 
lux  massacre  d'un  homme  illustre  que  l'on  accusait  d'avoir 
qui  avait  servi  à  la  gloire  de  tant  d'autres.  Au  commen- 


lét.,  Aug.j  66;  Dion,  53,  23.  En  prenant  cette  décision^  Auguste  cherchait 

ent  à  contenter  l'opinion  publique  sans  perdre  Gallus.  Ceci  nous  montre 

iguste,  comme  il  est  probable,  encouragea  d^abord  les  accusations  que 

ait  contre  Gallus,  elles  produisirent  cependant  un  effet  beaucoup  plus 

ible  qu'il  ne  l'aurait  voulu. 

:)n,  53,  23;  Amm.  Marc,  17,  4,  5. 

us  le  savons  par  Dion,  53,  23  eti)ar  Suétone,  Aug.,  66  :  Senalusconsultis 

t  compulsa. 


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:*N.A-. 


102 


REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


cernent  de  l'an  26,  Messala,  qui  noccupait  que  depuis  six  jours 
la  prœfecturaurbis,  se  démit  de  ses  fonctions  en  disant  qu'il  ne 
se  sentait  pas  capable  de  les  bien  remplir  et  qu'il  ne  considérait 
pas  la  charge  comme  constitutionnelle  (1). 

Il  est  probable  que  la  chute  de  Gallus  l'avait  effrayé  en  lui 
montrant  que  le  peuple  ne  comprenait  plus  les  fonctions  du 
prœfectus.  Si  le  prœfectus  jEgypti  était  tombé  dans  une  telle 
disgrâce,  à  quels  dangers  ne  s'exposerait  pas  celui  qui  aurait  à 
exercer  la  même  charge  à  Rome?  Ainsi  les  peines  qu'Auguste 
s'étaient  données  pour  persuader  Messala  étaient  perdues;  Rome 
restait  sans  princeps,  sans  prœfectus,  avec  un  seul  consul.  Sur- 
vint bientôt  la  catastrophe  qui  ne  pouvait  qu'augmenter  le 
trouble,  déjà  si  grand,  des  esprits  :  désespéré  de  se  voir  aban- 
donné par  tous,  Gallus  s'était  donné  la  mort.  Auguste  renonça  à 
chercher  un  nouveau  prœfecttis  urbis.  Il  laissa  la  ville  à  la  garde 
de  l'autre  consul,  Statilius  Taurus,  voulant  espérer  que  tout  irait 
bien,  et  au  printemps  il  commença  la  guerre,  prenant  lui-même 
le  commandement  de  l'armée  (2).  On  comprend  sans  peine  pour- 
quoi le  nouveau  généralissime  cherchait  à  démontrer  qu'il  était 
capable  de  diriger  seul  une  guerre,  sans  les  conseils  d'Agrippa. 
La  contradiction  qu'il  y  avait  entre  son  incapacité  militaire  et  sa 
charge  de  commandant  eu  chef  de  toutes  les  légions,  n'était  ni  la 
plus  légère,  ni  la  moins  dangereuse  des  contradictions  au  milieu 
desquelles  il  se  trouvait  pris.  Son  danger  était  même  accru  par 
la  nécessité  évidente  de  rétablir  la  discipline  surtout  dans  l'ar- 
mée. Auguste  avait  déjà  aboli  les  abus  les  plus  invétérés;  il  ne 
s'adressait  plus  aux  légionnaires  en  les  appelant  »  compagnons,  » 
mais  (c  soldats;  )'  il  avait  exclu  rigoureusement  des  légions  les 
affranchis,  pour  renouveler  la  dignité  de  l'armée  qui  devait 
être  le  privilège  des  hommes  libres;  il  avait  rétabli  le  système 
sévère   des  peines   et    des    récompenses   d'autrefois  (3).  Mais, 

(1)  Les  doux  explications  nous  sont  données,  l'une  par  Tacite,  Annales^  6,  11 
(f/uasi  nescius  exercendi]\  l'autre  par  saint  Jérôme,  chronique,  ad  a.  Abr.,  1991  = 

,728/20  {incivilem  polesiatem  esse  contestans).  Il  me  semble  que  Messala  pouvait 
alléguer  les  deux  raisons.  Quand  je  prétends  que  la  catastrophe  de  Gallus  put 
décider  Messala  à  se  retirer,  ce  n'est  évidemment  qu'une  hypothôBe  :  elle  me 
parait  vraisemblable  parce  que  Ton  peut  expliquer  ainsi  la  détermination  sou- 
daine que  prit  Messala  de  s^retirer.  Ce  qui  arrivait  à  Gallus  devait  donner  à 
réOcchir  à  Messala,  car  l'autorité  de  l'un  aussi  bien  que  de  l'autre  dérivait  de  la 
même  conception  politique  :  le  rétablissement  des  anciennes  prœfecturse, 

(2)  Dion,  53,  25;  Suét.,  Aug.,  30. . 

(3)  Suét.,  Aug.,  24-25.  Je  crois  que  les  faits  rapportés  dans  ce  passage  appar 


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LES    DÉBUTS    DE    l'eMPIRE    BOMAIN.  103 

évidemment,  un  peu  de  prestige  militaire  lui  allégerait  sa  tâche. 

Malheureusement  Auguste  n'était  pas  né  pour  commander  des 
armées.  Les  Cantabres  et  les  Astures,  sachant  que  s'ils  étaient 
vaincus,  ils  seraient  déportés  au  cœur  des  montagnes  pour  y 
extraire  de  For,  se  défendaient  avec  un  courage  désespéré  ;  et 
profitant  des  hésitations  d'Auguste,  ils  le  mirent  bientôt,  par  dos 
marches  habiles  et  rapides,  dans  une  situation  difficile.  Il  eut  la 
chance  de  tomber  malade  à  un  moment  opportun  :  et  cette  ma- 
ladie justifia  aux  yeux  des  légions  son  retour  à  Tarragone  et  la 
transmission  du  commandement  à  ses  deux  légats,  Caïus  Anlis- 
tius  et  Caïus  Furnius  (1).  Auguste,  le  pieux  Auguste,  se  contenta 
de  faire  le  vœu  de  bâtir  un  temple  à  Jupiter  tonnant  sur  le  Capi- 
tole,  cette  fois  pour  le  remercier  de  ce  que,  dans  une  marche,  il 
avait  échappé  miraculeusement  à  la  foudre  (2).  Si  donc  Rome 
ne  rentrait  pas,  grâce  à  lui,  en  possession  des  mines  d'or  des 
Asturies,  elle  aurait  du  moins  un  temple  de  plus. 

Mais  après  la  chute  de  Cornélius  Gallus,  un  autre  incident 
étrange  était  survenu  à  Rome.  Un  homme  obscur,  un  certain 
Marcus  Egnatius  Rufus,  élu  édile  pour  l'an  26,  s'était  mis  à 
exercer  sa  charge  avec  un  zèle  inusité;  et  tandis  que  les  édiles 
laissaient  ordinairement  brûler  les  maisons  du  bon  peuple,  en 
disant  qu'ils  n'avaient  pas  ce  qu'il  fallait  pour  éteindre  les  incen- 
dies, il  avait  voulu  faire  pour  le  feu  ce  qu  Agrippa  avait  fait 
.pour  Teau  et  Auguste  pour  les  comptes  de  TÉtat  :  il  avait  com- 
pose avec  ses  esclaves  quelques  compagnies  de  pompiers,  et 
comme  Crassus,  quand  les  incendies  se  déclaraient,  il  courait  les 
éteindre,  maïs  gratuitement  (3).  Cette  preuve  de  zèle  inusité 
avait  suffi  à  faire  Rufus  très  populaire  dans  les  classes  moyennes 
et  dans  le  petit  peuple,  qui  tenaient  à  leurs  maisons  et  à  leurs 
mobiliers  au   moins  autant  qu'à  la  constitution;  les  comices 

Ueunent  aux  premiers  temps  du  gouvernement  d'Auguste.  Nous  verrons  en  effet 
que  dans  les  derniers  temps  la  discipline  dans  les  années  s'était  de  nouveau  tout 
à  fait  perdue. 

(1)  Dion  (53,  25)  ne  cite  qu'un  seul  légat  :  C.  Antistius.  Florus,  2,  33,  51  (i,  12, 
51)  en  nomme  trois  ;  Antistius,  Furnius  et  Agrippa.  Orose  (6,  21,  6)  en  cite  deux  : 
Antistius  et  Firmius.  U  n'y  a  donc  pas  de  doute  au  sujet  d'Antistius.  Pour  ce  qui 
est  d'Agrippa,  je  suis  porté  à  croire  que  Florus  a  fait  une  confusion  avec  les  guerres 
postérieures.  Nous  savons  en  effet  qu'en  l'an  27  et  en  Tan  25  Agrippa  élait  à  Kome  ; 
Bt  en  outre,  Orose  ne  parle  pas  de  lui  dans  cette  guerre.  Quant  au  Icfjatus  au  sujet 
''uquel  Orose  et  Florus  ne  sont  pas  d'accord,  il  est  assez  vraisemblable  de  sup- 

oser  que  ce  fut  ce  C.  Furnius,  qui  fut  consul  en  l'an  H  av.  J.-C. 

(2)  Suét.,  Aug.,  39;  Mon.  Ane,  i,  5. 

(3)  Dion,  53,  24;  Vell.,  2,  91,  3. 


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REVUE  1>ËS   DECX   mondés.^ 

approitvé  une  loi,  qui  ordonnait  de  lui  rembourser  tout 
[  avait  dépensé  pour  le  public  (1);  et  comme  les  élefetions 
25  approchaient,  ses  admirateurs  voulaient  le  nommer 
t  préteur  (2),  en  dépit  de  la  loi,  et  à  Tencontre  de$  prin- 
[e  légalité  constitutionnelle  qu'Auguste  et  ses  amis  se 
îut  tant  de  peine  pour  rétablir.  La  noblesse  s'irrita.  Elle 
le  pompier  trop  zélé  d'éteindre  à  Rome  les  incendies,  mais 
umer  dans  les  esprits  les  passions  démagogiques  (3).  La 
noblesse  et  les  conservateurs  à  outrance  reprenaient  cou- 
mesure  que  dans  les  classes  élevées,  parmi  les  sénateurs 
s  respectables,  parmi  les  chevaliers,  et  même  dans  la 
noyenne,  s'accentuait  l'aversion  pour  les  hommes  et  les 
de  la  révolution  ;  à  mesure  que  l'opinion  publique  dans 
les  classes  sociales,  comme  il  arrive  souvent  après  les 
ions,  était  plus  portée  au  respect  de  l'aristocratie  histo- 
de  la  richesse,  des  gloires  antiques  et  prenait  en  haine  les 
s  ambitieux  qui  étaient  entrés  au  Sénat  après  les  ides  de 
[es  considérant  comme  indignes  de  représenter  la  majesté 
ne  dans  la  grande  assemblée.  Enhardie  par  la  chute  de 
la  vieille  noblesse  osait  donc  maintenant  accuser  Rufus 
er  une  sédition  avec  ses  pompiers,  de  renouveler  les  pires 
)ns  démagogiques  d'autrefois;  saris  même  prendre  garde 
fus  ne  faisait  que  suivre  l'exemple  d'Agrippa  et  d'Auguste. 
is  cette  fois  la  noblesse  se  trompa.  Rufus  n'avait  pas  seu- 
,  comme  Gallus,  écrit  de  belles  poésies  et  conquis  des  pro- 
il  avait  sauvé  du  feu  les  habitations  du  petit  peuple  de 
La  faveur  du  peuple  pour  sa  candidature  illégale  à  la 
5,  grandit  très  vite;  Statilius  Taurus  qui,  en  qualité  de 
,  présidait  les  élections,  n'osa  pas  effacer  son  nom  de  la 


ion,  53,  24. 
îU.,  2,  91,  .3. 

ion,  53,  24.  La  haine  politique  des  grands  pour  Rufus  remplit  le  cha- 
du  livre  11  de  Velléius.  Cette  haine  seule  peut  expliquer  Topposition 
hautes  classes  firent  à  Rufus.  Jusqu'à  la  conjuration  contre  Auguste, 
une  représaille  à  la  suite  de  l'InjusUce  qu'il  avait  subie,  —  si  toutefois 
ion  était  vraie,  —  Rufus  n'avait  commis  aucune  action  condamnable, 
lui-même,  qui  lui  est  si  opposé,  ne  sait  citer  aucun  fait  qui  justifie  l'aver- 
!  la  noblesse  avait  pour  lui.  Son  zèle  pour  éteindre  les  incendies^  même 
un  peu  bruyant  et  intéressé,  n'en  était  pas  moins  louable  et  la  haine  poH- 
Lile  pouvait  lui  en  faire  un  reproche.  Rufus  ne  faisait  pour  les  incendies  que 
grippa  avait  fait  pour  les  eaux.  Dion  d'ailleurs  le  loue  en  disant  (53,  24}  : 


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LESs  DÉBUTS   DE   l'eMPIBE   ROMAIN.  105 

liste  des  candidats;  et  Rufus  fut  élu  (1).  Tandis  qu'Auguste  était 
au  loin,  dans  cette  Rome  où  Ton  était  si  pressé  en  paroles  de 
rétablir  la  constitution  aristocratique  et  de  Tadapter  aux  besoins 
de  ('époque,  un  homme  allait  donc  remettre  les  partis  aux  prises, 
surexciter  à  la  fois  les  impatiences  révolutionnaires  des  classes 
populaires  et  l'outrecuidance  de  la  noblesse  redevenue  puis- 
sante. Cet  homme  était  un  pompier  !  Pourvu  que  les  inceadîos^ 
fussent  promptement  éteints,  le  peuple  n'hésitait  pas  à  violer  Uis^ 
principes  fondamentaux  de  la  constitution  rétablie   deux  ans 
auparavant  au  milieu  de  la  joie  universelle.  Et  pour  faire  sentir 
de  nouveau  sa  force,  l'aristocratie,  sous  prétexte  de  combattre  la 
démagogie,  voulait  que  le  peuple  laissât  brûler  ses  maisons;  elle 
ne  s'attaquait  pas  seulement  à  Rufus,  elle  s'élevait  aussi  contre 
ce  premier  essai  de  réforme  des  services  publics  qu'Auguste  et 
Agrippa  cherchaient  prudemment  à  introduire  dans  l'adminis- 
tration, en  organisant  d'abord  des  services ,  privés  d'esclaves. 
Cepeûdant  l'aristocratie  qui  avait  si  facilement  renversé  Gallus, 
poète  célèbre,  guerrier  illustre,  homme  très  puissant,  avait  été 
vaincue  à  son  tour  par  Rufus,  qui  n'avait  pas  d'autre  mérite 
que  d'avoir  éteint  quatre  incendies.  Quelque  ridicule  que  fût  le 
contraste,  tout  le  monde  se  résigna  à  le  subir  en  silence.  Auguste 
lui-même  prît  le  parti  de  donner  la  préfecture  de  l'Egypte,  c'est-à- 
dire  la  charge  la  plus  importante  de  l'empire  après  la  sienne,  à 
un  obscur  chevalier,  un  certain  Caïus  Pétronius,  probablement 
parce  que  tous  les  personnages  de  marque,  effrayés  du  sort  de 
Gallus,  refusaient  cette  charge  (2)  ;  et  i]  continua  à  s'occuper 

(1)  Dion,  53,  24. 

(2)  Qui  fut  le  second  prse^ectus  Mgypii?  iElius  Gallus  ou  Pétronius?  La  ques- 
tion a  été  très  discutée  par  les  savans  allemands.  Mais  s'il  est  impossible  d'arriver 
à  une  conclusion  certaine,  il  me  semble  que  les  plus  grandes  probabilités  sont 
pour  Pétronius.  J'admets  avec  Gardthausen  que  fe  vague  ûorrepov  de  Strabon  (11, 
1,  53)  n'est  qu'un  faible  argument;  mais  il  y  en  a  d'autres.  Notons  d'abord  qu'un 
autre  passage  de  Strabon  (17,  1,  54)  nous  indique  que  la  même  année,  —  l'an  25 
av.  J.-C.  comme  nous  le  verrons  bientôt,  —  ^lius  Gallus  et  Pétroniuô  étaient 
tous  les  deux  en  Egypte,  et  que  l'un  fit  l'expédition  d'Arabie,  l'autre  celle  de 
Nnmidie.  L'un  devait  donc  agir  en  qualité  de  prœfeclus  ASgypti,  l'autre  en  qualité 
d'officier  subordonné.  Or  Josèphe  (15,  9,  1  et  2)  nous  dit  clairement  que  dans  la 
treizième  année  du  règne  d'Hérode  (du  printemps  de  l'an  25  au  printemps  de 

m  24  av.  J.-G.)^  i^étronius  était  iiçapx^Ç  d«  l'Egypte,  c'est-à-dire  prœfecius;  et 
3)  que  iElius  Gallus  fit  l'expédition  dans  la  Mer-Rouge.  Ainsi,  selon  Josèphe, 

iilius  Gallus  était  un  officier  subordonné.  Pline  confirme  la  chose  ;  en  effet,  quand 
raconte  (6,  29, 181)  l'expédition  de  Pétronius  en  Ethiopie,  il  rappelle  «  chevalier 

t  préfet  d'Egypte;  »  tandis  que,  quand  il  raconte  l'expédition  d'^filius  en  Arabie 
,  28,  160),  il  rappelle  seulement  cheyaUejr.  Ce  ténioi^a^e,  à  lui  seul,  n'au-» 


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106   '  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

seulement  de  chercher  dans  toutes  les  régions  de  l'empire  des 
métaux  précieux,  tandis  qu'il  suivait  de  Tarragone  la  guerre 
contre  les  Cantabres  et  les  Aslures,  dirigée  par  ses  généraux. 
Il  préparait  pour  Tannée  suivante  (Fan  25)  deux  expéditions  : 
Tune  dans  le  territoire  des  Salasses,  —  aujourd'hui  le  val 
d'Aoste,  —  pour  s'emparer 'dans  les  Alpes  de  la  vallée  la  plus 
riche  en  mines  d'or;  et  une  autre  à  l'intérieur  de  l'Arabie,  pour 
s'emparer  des  trésors  des  Arabes. 

Rome  était  ainsi  abandonnée  à  elle-même,  dans  la  tranquil- 
lité somnolente  de  cette  époque  sans  grandes  entreprisés,  sans 
événemens  retentissans,  sans  impressions  vives  ;  et  dans  ce  néant, 
la  concorde,  qui  s'était  rétablie  en  apparence  après  Actium,  se 
désagrégeait  peu  à  peu.  Peu  à  peu,  une  incohérence  étrange 
d'idées  et  de  sentimens  contradictoires  avait  troublé  chez  tous  la 
notion  exacte  des  moyens  et  des  fins,  l'accord  entre  les  paroles  et 
les  actes,  entre  les  doctrines  et  la  praticjue.  Si  l'ordre  était  rétabli 
tant  bien  que  mal  et  si,  des  anciennes  discordes,  il  ne  restait 
plus,  répandu  dans  l'air,  qu'un  nuage  léger  de  vagues  ressenti- 
ïnens,  Rome  n'en  commençait  pas  moins  à  se  mettre  en  contra- 
diction et  en  guerre  avec  elle-même.  La  République  avait  été 
rétablie;  on  s'efforçait  de  revenir  aux  institutions  d'autrefois;  il 
se  reformait  dans  la  noblesse  un  parti  qui  travaillait  à  assurer 
de  nouveau  aux  grandes  familles  le  pouvoir,  écartant  des  ma- 

rait  pas  grande  valeur;  ce  (|ui  lui  en  donne,  c'est  qu'il  est  confirmé  par 
Josèphe.  En  outre,  comme  il  s'agit  d'une  expédition  secondaire,  il  n'est  pas  sur- 
prenant que  l'on  ait  envoyé  un  officier^subordonné  et  que  le  prœfectus  soit  resté 
en  Egypte.  Rome  était  trop  désireuse  de  voir  l'ordre  se  -maintenir  dans  ce  pays 
pour  en  éloigner  à  la  légère  son  premier  magistrat.  Enfin  Strabon  nous  fournit 
un  autre  arguujent  pour  soutenir  qu'^Ëlius  Gallus  fut  préfet  de  l'Egypte  non  seu- 
lement après  Pétronius,  mais  même  plusieurs  années  après  celles  dont  il  est  ici 
queh'tion,  et  que,  par  conséquent,  il  est  probable  que  Pétronius  fut  préfet  pendant 
de  longues  années,  ou  qu'entre  Pétronius  et  .Elius  Gallus,  il  y  eut  d'autres  préfets. 
En.eiret,  Strabon  ('2,  5, 12)  nous  dit  que  quand  ^\\\xs  Gallus  éiOiii  prœfectus  jEffypli, 
il  vit  avec  lui  le  port  de  Miosorme  dans  la  Mer-Rouge,  où  étaient  réunis 
i20  vaisseaux,  qui  faisaient  le  commerce  avec  l'Inde,  tandis  que  sous  les  Ptolé- 
mées,  le  nombre  en  était  beaucoup  moins  considérable.  Il  nous  dit  encore  (16,  4, 
24)  qu'au  temps  de  l'expédition  de  Gallus  en  Arabie,  le  commerce  indien  et  arabe 
passait  par  la  route  de  Leucocome,  de  Pctra  et  de  Syrie;  tandis  qu'ensuite  (vwi  Se) 
presque  tout  le  commerce  passait  par  Miosorme.  Il  y  eut  donc  une  déviation  des 
cuurans  commerciaux  qui,  quatre  ou  cinq  ans  après  la  chute»  des  Ptolémées,  ne 

•  pouvait  encore  être  advenue.  Le  voyage  de  Strabon  et  de  Gallus  à  Miosorme  dut, 
par  conséquent,  avoir  lieu  beaucoup  d'années  après  l'expédition  en  Arabie.  Pétro- 
nius fut  donr  le  second  prspfeclus  A^rfypti;ei  Jillius  dirigea  l'expédition  d'Arabie 
comme  legatus  d'Auguste,  mais  en  qualité  d'officier  subordonné.  On  n'est  pas  d'ac 

■*"cord  sur  le  prsenomen  de  Pétronius  :  Pline  l'appelle  Publius  et  Dion  Caïus. 


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LES   DÉBUTS   DE   l'eMPIRE   ROMAIN.  107 

gistratures  les  sénatetirs  d'origine  plébéienne  qui  n'étaient  entrés 
dans  la  Curie  que  par  les  portes  que  la  révolution  avait  ouvertes; 
on  voyait  môme  renaître  la  morgue  et  toutes  les  vanités  d'une 
aristocratie  trop  puissante;  et  cela  allait  si  loin  que  ces  nobles 
affectaient  même  du  dédain  pour  Agrippa,  dont  ils  étaient  en 
réalité  furieusement  jaloux  (1).  Mais  le  zèle  civique,  qui  était 
Tàme  de  l'ancien  régime  aristocratique,  ne  se  rallumait  pas;  tout 
le  monde  évitait  maintenant  les  charges  laborieuses  et  dispen- 
dieuses, qui  étaient  si  recherchées  autrefois.  Bien  qu'on  eût 
ouvert  aux  jeunes  gens  la  route  des  honneurs,  il  n'était  pas  facile 
d'emplir  de  noms  honorables  les  listes  des  candidats.  11  fallait 
continuellement  recourir  à  des  expédiens  extraordinaires,  pour 
empêcher  les  services  publics  les  plus  importans,  celui  des  routes 
par  exemple,  de  tomber  dans  un  abandon  complet  (2).  La  plu- 
part des  sénateurs,  au  lieu  de  dépen  gt  leur  fortune  dans  les 
charges  publiques,  comme  Tavait  con:>eillé  Cicéron,  se  dispu- 
taient les  magistratures  lucratives,  comme  celle  du  prœfectiis 
xrarii  Satumi  (administrateur  du  trésor),  ou  cherchaient  à 
gagner  de  l'argent  comme  avocats,  en  acceptant  des  indemnités 
pour  les  plaidoiries,  malgré  la  lex  Cintia  qui  défendait  de  rece- 
voir aucune  récompense  pour  des  actes  d'assistance  légale  (3).  11 
était  facile  de  déplorer  ce  désordre,  mais  comment  y  remédier? 
La  plupart  des  sénateurs  possédaient  à  peine  le  cens  sénatorial, 
et  avec  400000  sesterces,  non  seulement  il  était  impossible  de 
faire  des  largesses  au  public,  mais  c'était  à  peine  si  Ton  pouvait 
vivre  hon9ètément.  Le  principe  de  la  gratuité  des  fonctions 
publiques,  si  essentiel  à  l'ancienne  constitution,  s'accordait  mal 
avec  la  nouvelle  situation  économique  de  la  société  romaine, 
où  les  uns  étaient  trop  riches  et  les  autres  trop  pauvTes.  D^autres 
contradictions  venaient  encore  aggraver  et  compliquer,  dans  lî^ 
vieille  République,  le  contraste  entre  les  exigences  de  la  vie 
privée  et  le  devoir  civique.  Tout  le  monde  vantait  la  simplicité 
et  la  parcimonie  d'autrefois  ;  cependant,  Auguste  lui-même  et  ses 
amis,  par  les  grandes  dépenses  qu'ils  faisaient  à  Rome,  éveil- 
laient dans  toutes  les  classes  le  goût  du  luxe. 

(î)  Voyez  Sénèque,  Conlrov.,  2,  4  (12),  13;  page  lo5  B. 

2)  Pour  ce  qui  est  de  la  difûculté  de  pourvoir  à  l'entretien  des  routes,  voyez 
I.  L.,.VI,  1464  et  loOl,  et  les  observations  de  Hirschfeld,  Vntersuckungen  auf 
n  Geifieie  der  rôm.  Verwallung^  Berlin,  1876,  1,  pa^es  110  et  iil. 
[Z]  Noos  verrons  en  effet  que  quelques  années  plus  tard  Auguste  renouvela  la 

Cintia. 


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REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

s'imaginait  avoir  repoussé  à  Actium  une  agrès 
,  elle  jie  savait  pas,  après  la  victoire,  résist 
B  invasion  égyptienne,  moins  visible,  mais 
que  celle  des  armées  d'Antoine  et  de  Gléop^ 
ute  de  la  dynastie  des  Ptolémées,  les  artistes 
'objets  de  luxe,  les  artisans  qui  avaient  travaillé  ] 
îxandrie,  pour  ses  eunuques  et  ses  hauts  peri 
t  allés  chercher  du  travail  et  du  pain  dans  la  gr« 
t  le  successeur  des  Ptolémées  et  où  avaient  été  tri 
imenses  trésors  de  TÉgypte.  Ils  étaient  revenu 
les  uns  après  les  autres  en  Italie;  ils  débarqua 
et  si  les  plus  modestes  d'entre  eux  s'arrêtaient  c 
a  Gampanie,  depuis  Pompéi  jusqu'à  Naples,  d'au 
me  où  ils  ne  trouvaient  pas  des  palais  somptuei 
successeur  des  Ptolémées.  Auguste  habitait  su 
lille  maison  d'Hortensius,  et  plusieurs  maisons  < 
•uites  par  différens  propriétaires,  qu'il  avait  lo 
même  à  différentes  époques  et  réunies  tant  1 
y  faisant  des  réparations  (1). 
es  trouvaient  au  contraire  du  travail  auprès 
les  plus  riches  de  l'aristocratie  sénatoriale 
s'occupaient  à  reconstruire,  sur  les  ruines  d 
ne  nouvelle  Rome  plus  somptueuse  que  l'ancier 
t  disposés  à  leur  faire  bon  accueil.  La  conquête 
légende  d'Antoine  et  de  Cléopâtre,  pBr  une 
s  si  nombreuses  de  cette  époque,  avaient  attiré  1 
es  choses  égyptiennes.  Bon  nombre  des  homme 
1  parti  d'Auguste  avaient  fait  la  campagne  d'Égy[ 
lOurné  de  longs  mois  à  Alexandrie  ;  ils  avaient  v 
ons  àèê  riches  seigneurs  égyptiens  ;  ils  s'étaient  [ 
sèment  parmi  les  splendeurs  de  l'immense  pa 
s;  ils  avaient  rapporté  d'Egypte  des  meubles, 
sus  et  des  objets  d'art.  Beaucoup  y  avaient  fait  1 
partageant  les  biens  de  la  couronne  et  les  bi 
est  probable  que  la  partie  la  plus  considérable 
'Auguste,  de   sa  famille  (2)  et  de  ses  amis  é 

5;  Suét., /!w.7.,  72. 

s  déjà  dit,  à  la  page  250  du  tome  IV  de  Grandeur  et  D 
u'Auguste  et  Mécène  avaient  des  propriétés  en  Egypte;  Jost 
it  qu'Antonia,  la  mère  de  Drusus,  avait  un  administrateui 


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LES   DÉBUTS  DE   l'eMPIRE   ROMAIN.  109 

venu  d'Egypte.  Le  nouveau  luxe  qui  se  répandait  en  Italie  était 
alimenté  surtout  par  TÉgypte;  beaucoup  de  riches  Romains 
avaient  des  affaires  en  Egypte  et  étaient  obligés  d'y  aller  de 
temps  en  temps  ou  d'y  envoyer  des  agens.  Les  contacts  entre 
l'Italie  et  l'ancien  royaume  des  Ptolémées  devenaient  donc  de 
plus  en  plus  fréquens;  le  commerce  se  développait  en  faisant 
la  richesse  de  Pouzzoles;  avec  les  marchandises,  l'or  et  l'argent, 
on  transportait  en  Italie  aussi  des  usages,  des  mœurs  et  des  idées 
égyptiennes. 

La  conquête  de  l'Egypte  ne  tarda  pas  à  faire  sentir  son 
influence  sur  la  vie  romaine,  contre-balançant  bien  vite  ce  goût 
pour  le  romanisme  archaïque,  ce  fanatisme  national,  que  la 
crise  d'Actium  avait  surexcité.  Un  grand  désir  d'art,  de  luxe,  de 
choses  nouvelles,  avait  ainsi  été  contracté  par  bien  des  gens  en 
Egypte,  et,  la  contagion  aidant;  il  gagnait  peu  à  peu  en  Italie 
ceux  qui  n'avaient  jamais  mis  le  pied  dans  le  royaume  des 
Ptolémées,  et  qui  avaient  fait  fortune  ou  qui  n'avaient  pas  été 
ruinés  pendant  la  révolution.  Aussi,  bien  que  tout  le  monde 
continuât  à  se  dire  l'admirateur  de  l'antique  simplicité  romaine, 
des  palais  s'élevaient  dans  les  différens  quartiers  de  Rome  et 
jusque  sur  l'Esquilin,  l'ancien  cimetière  des  pauvres,  qui  se 
garnissait  de  belles  habitations,  grandes  et  petites,  depuis  que 
Mécène  y  avait  construit  une  somptueuse  demeure  (1).  Il  était  si 
doux,  après  tant  de  périls  et  d'émotions,  de  jouir  de  la  paix  et  du 
repos  dans  une  belle  maison!  L'art  alexandrin, qui  était  le  plus 
raffiné,  le  plus  riche,  le  plus  vivant  de  tous,  se  présentait  au 
bon  moment,  pour  satisfaire  ce  désir  confus  de  nouveauté  et 
d'élégance,  et  aussi  pour  l'exciter  et  le  répandre;  pour  trans- 
porter de  la  métropole  des  Ptolémées  à  Rome*,  dans  les  de- 
meures des  nouveaux  maîtres  du  monde,  sur  les  murs,  sur  les 
voûte»,  sur  le  mobilier  domestique,  toutes  les  belles  décorations 
inventées  pour  le  plaisir  des  anciens  maîtres  de  l'Egypte.  Les 
parois  des  salles  étaient  divisées  en  compartimens  encadrés  de 
festons,  d'amours  ailés,  de  masques,  et  les  peintres  alexandrins 
y  peignaient,  les  uns  des  scènes  tirées  d'Homère,  de  Théocrite. 
de  la  mythologie;  d'autres,  certaines  de  ces  scènes  dionysiaques 

^ypte,  ce  qui  prouve  qu'elle  y  avait  de  grandes  propriétés.  Ce  devaient  être 
ie  partie ;de  la  fortune  accumulée  par. Antoine  en  Egypte;  Dion  (5J,  i'6)  nous  dit, 
i  effet,  que  les  filles  d'Antoine  et  d'OctaVie  reçurent  ypr^itAxa,  anro  tcSv  ^arpcocov. 
(1)  flor.,  Sat.,  1,  8>  14;  Carm.,  3,  29,  10. 


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HO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  plaisaient  tant  h  l'Egypte  des  Ptolémées;  d'autres,  comme  le 
célèbre  Ludius,  y  faisaient  de  petits  tableaux  de  genre  où  ils 
mêlaient  avec  un  grand  talent  les  élégances  de  Tart  et  les  beautés 
de  la  nature.  On  y  voyait  des  collines  et  des  plaines  parsemées 
de  villas,  de  pavillons,  de  tours,  de  belvédères,  de  portiques,  de 
colonnades,  de  terrasses;  ombragées  de  palmiers  élancés  et  de 
grands  pins  parasols;  sillonnées  de  ruisseaux  sur  lesquels  étaient 
d'élégans  petits  ponts  d'une  seule  arche  ;  peuplées  d'hommes  et 
de  femmes  qui  se  promenaient,  se  rencontraient  et  conversaient 
gaiement.  On  peut,  dans  la  maison  de  Livie  sur  le  Palatin  ou  dans 
le  musée  des  Thermes  de  Dioclétien,  admirer  plusieurs  chefs- 
d'œuvre  de  cette  peinture  décorative,  raffinée,  élégante,  tout 
imprégnée  d'un  vague  érotisme,  et  qui,  dans  certaines  pièces  plus 
retirées  de  la  maison,  jette  les  voiles  et  devient  obscène.  D'autres 
artistes  recouvraient  les  voûtes  de  stucs  semblables  à  ceux  dont 
il  reste  aussi  des  vestiges  si  merveilleux  dans  le  musée  des  Thermes 
de  Dioclétien,  réalisant  les  mêmes  petits  tableaux  de  genre,  les 
mêmes  paysages  ingénieux,  les  mêmes  scènes  bachicpes  sur  la 
blancheur  uniforme  du  stuc,  non  plus  par  le  relief  des  couleurs, 
mais  par  la  légèreté  et  la  vigueur  incomparable  du  modelé. 
Chaque  petit  tableau  était  encadré  d'ornemens  très  gracieux, 
d'arabesques  et  de  plantes,  d'amours,  de  griflfons  qui  se  termi- 
naient parfois  en  arabesques,  de  victoires  ailées  qui  se  dressaient 
sur  la  pointe  de  leurs  pieds.  Des  sculpteurs  alexandrins  incrus- 
taient aussi  les  murs  de  marbres  précieux  ;  des  mosaïstes  d'Alexan- 
drie composaient  sur  les  pavemens  des  dessins  merveilleux;  et 
pour  orner  ces  salles  les  marchands  offraient  encore  des  ouvrages 
d'Alexandrie,  de  somptueux  tapis,  de  magnifique  vaisselle,  des 
tasses  d'onyx  et  de  myrrhe  (1). 

Mais  ces  demeures  si  élégantes,  où  les  Grâces  s'empressaient 
autour  du  maître  pour  charmer  à  chaque  instant  ses  regards 
par  la  vue  de  quelque  beau  paysage,  de  quelque  joli  orne- 
ment, de  quelque  gracieux  corps  de  femme  nue,  ces  maisons 
peintes,  revêtues  de  stucs,  pleines  de  marbres  magnifiques,  de 
meubles  riches,  d'Amours,  de  Vénus,  de  Bacchus,  de  peintures 
sensuelles  et  obscènes,  pouvaient-elles  être  en  même  temps  les 
enceintes  presque  sacrées,  où  se  réunirait  de  nouveau,  pour 
les  devoirs  et  les  occupations  sévères,  l'ancienne  petite  mo- 

(1)  J'ai  puisé  les  éléinens  de  celte  description  dans  le  bel  ouvrage  de  M.  Courbaud, 
Le  Bcts-Relief  romain  à  représentations  historiques.  Paris,  1^99,  p.  344  et  sniv. 


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•LES   DÉBUTS    DE   l'eMPIRE    ROMAIN.  IH 

narchie  familiale  de  Rome  que  tout  le  monde  disait  vouloir 
recoxistituer?  L'architecture  de  la  maison  traduit  à  toutes  les 
époques  la  structure  de  la  société,  et  le  fond  des  âmes.  Ces  nids 
des  Grâces  ne  pouvaient  plus  donner  asile  à  Tamour  antique, 
qui  n'était  que  le  devoir  civique  de  la  propagation  de  Tespèce  à 
accomplir  dans  le  mariage,  mais  seulement  à  Tamour  nouveau, 
â  l'amour  des  civilisations  intellectuelles,  raffiné  par  mille  arti- 
fices et  qui  n'est  plus  qu'une  jouissance  égoïste  des  sens  et  de 
l'esprit;  dans  ces  belles  demeures  s'achevait  l'évolution  qui,  en 
quatre  siècles,  avait  transformé  la  famille,  en  avait  fait  d'une 
organisation  autoritaire,  rigide  et  fermée,  la  forme  la  plus 
libre  d'union  sexuelle  qui  se  suit  jamais  vue  dans  la  civilisation 
occidentale,  assez  semblable  à  cet  amour  libre  que  les  socia- 
listes considèrent  aujourd'hui  comme  le  mariage  de  l'avenir.  Ce 
n^étaient  plus  les  formalités  et  les  rites,  mais  le  consentement, 
une  certaine  condition  de  dignité  morale  et,  pour  employer  les 
termes  romains,  «  l'affection  maritale  »  qui  faisaient  le  ma- 
riage, de  même  que  les  dissentimens,  l'indignité  et  une  indiffé- 
rence réciproque  le  défaisaient.  Le  seul  signe  visible  de  l'union, 
et  cela  plutôt  par  habitude  que  par  nécessité  juridique,  était  la 
dot.  Si  un  homme  emmenait  vivre  avec  lui  une  femme  libre, 
de  famille  honnête,  ils  étaient  par  cela  même  considérés 
comme  mari  et  femme,  et  ils  avaient  des  enfans  légitimes.  S'il 
ne  leur  plaisait  plus  d'être  mari  et  femme,  ils  se  séparaient,  et 
le  mariage  était  rompu.  Tel  était  dans  ses  traits  essentiels  le 
mariage  à  l'époque  d'Auguste.  La.  femme  était  désormais  dans 
la  famille  à  peu  près  libre  et  l'égale  de  l'homme.  De  son  an- 
cienne condition  d'éternelle  pupille,  il  ne  lui  restait  plus  que 
l'obligation  d'être  assistée  d'un  tuteur,  quand  elle  n'avait  ni  père, 
ni  mari,  et  qu'elle  voulait  prendre  un  engagement,  faire  un  tes- 
tament, intenter  des  procès,  ou  vendre  une  res  mancipi.  Avec 
cette  forme  toute  nouvelle  du  mariage,  que  devenait  la 
famille,  maintenant  que  disparaissaient,  chez  les  femmes  de  la 
haute  société,  les  anciennes  vertus  féminines,  la  modestie, 
l'obéissance,  le  goût  du  travail  et  la  pudeur  (1)?  maintenant 

(1)  Que    Ton    remarque    combien    paraissent    exceptionnelles    les    louanges . 
idressées  à  la  femme  dans  ce   qu'on   est  convenu  d'appeler  l'éloge  de  Turia. 
Z»  1.  L.,  VI,  1527,  V.  30-31  :  domestica  bona  pudicitiae^  obsequii,  comifatis,  facilitatis, 
lanificii  axlsiduilatis,  religionis  sine  superstilione,  omalus  non  conspicuiy  cultus 
modici  ? 


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REVUE   DES   DEUX  FONDES. 

oète  souhaitait  mal  de  mort  à  ceux  qui 
5  émeraudes  et  teignent  avec  la  pourpri 
nches  »  parce  qu'  «  ils  excitent  les  jeun 
es  vêtemens  de  soie,  et  les  brillans  coqi 
je?  » 

itume,  sans  l'appui  d^aucune  loi,  avait  pi 
'lias  de  jadis  le  mariage  comme  un  dev< 
itume  et  la  loi  lui  reconnaissaient  aussi  d 
linistration  de  tous  les  biens,  et  un  pou 
e  sur  les  membres  de  la  famille.  Mais  le 
ne  d'Auguste  n'était  plus  que  l'ombre  et  1 

solennel  et  terrible  paterfamilias  romaii 
it-il,  hormis  celui  de  dépenser  une  partie  d 
d  il  épousait  une  femme  intelligente,  ruséi 
:[ui  avait  pour  se  défendre  un  haut  parente 
d'admirateurs?  Non  seulement  il  ne  pouve 
ir  beaucoup  d'enfans  et  à  donner  tous  sei 
,  mais  il  ne  pouvait  même  plus  s'opposer  i 
ni  la  contraindre  à  lui  rester  fidèle.  La 
iites  les  libertés,  mêm^e  celle  de  l'adultère^ 
s  osé  usurper  les  droits  du  paterfamilias  e 
tnestique,  en  punissant  l'adultère;  et  per 
oquer  le  tribunal  domestique  qui  seul  aun 

coupable.  D'ailleurs,  il  n'aurait  plus  ét^ 
nort  la  femme  qui  avait  failli  ;  et  elle  pouvî 
aux  autres  peines  plus  douces,  infligées  p 

relégation  à  la  campagne,  en  divorçant.  C 
jues  idéalistes  qui  subsistaient  encore,  on 
devoir  civique,  mais  par  calcul,  soit  que 
me  belle,  que  l'on  convoitât  une  riche  dol 
Hier  à  une  famille  puissante.  Bien  des  gen 
ne  trouvaient  plus  leur  compte  dans  l'unio 
îherchaient  à  se  consoler  en  changeant 
ijourd'hui  on  change  de  domestique  ;  d'ï 
célibataires  ou  prenaient  pour  concubine 

unions  n'étaient  pas  considérées  comi 
par  conséquent  ne  donnaient  pas  d'enfai 

encore   là  un   avantage   pour  le  père 

5,  2,  4,  27  et  suivftnte§. 


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LES  DIÊBUTS   DE   l'eMPIRE   ROMAIN.  113 

adopter  les  enfans  qu'il  préférait  et  leur  donner  son  nom  (1). 
Le  contact  des  grandes  fortunes  avec  la  gêne  de  ceux  qui 
n'avaient  qt'une  petite  aisance  et  qui  étaient  de  plus  en  plus 
attirés  pgr  le  grand  luxe,  faisait  naître  une  dépravation  encore 
pire.  Parmi  les  femmes  issues  de  familles  de  chevaliers  ou  de 
sénateurs  peu  riches  et  qui  avaient  épousé  des  chevaliers  ou 
des  sénateurs  n'ayant  eux-mêmes  qu'une  petite  fortune,  bon 
nombre  travaillaient,  avec  le  consentement  de  leurs  maris,  à 
faire  une  sorte  de  contre-révolution  singulière,  en  reprenant  aux 
Grésus  de  Rome,  grâce  à  leurs  caresses,  une  partie  des  biens  dont 
ceux-ci  s'étaient  emparés  par  violence  et  gr&ce  à  la  révolution. 
Malgré  leur  goût  pour  la  morale  sévère  des  anciennes  époques, 
les  hautes  classes  jugeaient  avec  indulgence  cette  prostitution 
élégante,  parce  que  les  uns  en  tiraient  du  plaisir  et  les  autres  de 
l'argent.  L'adultère,  que  dans  l'ancien  droit  le  mari  pouvait  punir 
en  tuant  sa  femme  et  son  amant,  devenait  pour  beaucoup  de 
chevaliers  et  de  sénateurs  un  excellent  commerce  ;  et  l'on  voyait 
grandir  à  Rome  le  nombre  des  femmes  dont  on  savait  que  leur 
cœur  se  vendait  aux  enchères*  Quelle  chute  pour  cette  noblesse 
qui  était  restée  si  longtemps  à  l'abri  du  soupçon  et  du  mépris  !  Un 
des  poètes  les  plus  sceptiques  de  l'époque  semble  avoir  lui-même 
éprouvé  un  jour  un  frémissement  de  douleur  et  d'horreur  en 
voyant  la  noblesse  romaine  précipitée  des  hauteurs  d'une  vertu 
impérieuse  et  fière  dans  l'avilissement  de  cette  prostitution  mon- 
daine; et  il  a  fait  raconter  cet  obscur  mais  terrible  drame  de 
rhistoire  de  Rome,  par  la  porte  d'une  maison  illustre,  en  quelques 
vers  que  l'on  ne  peut  pas  lire  sans  émotion,  tant  ils  sont  tragiques, 
bien  que  le  poète  veuille  plaisanter  comme  à  l'ordinaire.  «  Moi 
qui  m'ouvrais  jadis,  dit  la  porte  pour  les  grands  triomphes...., 
moi  dont  le  seuil  a  été  foulé  par  tant  de  chars  dorés  et  qui  fus 
baignée  par  les  larmes  de  tant  de  prisonniers  supplians,  je  gémis 

(1)  Voici  une  liste  de  passages  trouvés  dans  les  poètes  de  ce  temps  qui  font 
allusion  à  cette  dépravation  et  lancent  leurs  imprécations  contre  les  vénalités  de 
ramour  :  Horace,  Carm.,  3,  6,  29.  —  Tibulle,  1,  4,  59;  1,  5,  47  et  suiv.;  1,  8,  29  et 
suiT. ;  2,  3,  49  et  suiv.;  2,  4  (toute  l'élégie);  i,  7.  —  Properce,  1,  8,  33  et  suiv.  — 
Ovide,  Am.,  i,  8;  1,  10;  3,  8;  3,  12,  10;  Ars  Amat,,  2,  161  et  suiv.;  2,  275  et  suiv. 
II  me  semble  peu  probable  qu'un  motif  répété  aussi  souvent  et  sous  tant  de 
'ormes  diverses,  avec  tant  de  détails  vifs  et  précis,  soit  purement  conventionnel 

it  provienne  d'imitations  littéraires.  11  pouvait  y  avoir  de  l'exagération  dans 

ette  peinture  de  mœurs,  mais  elle  devait  cependant  être  prise  sur  la  réalité. 

9ous  verrons  en  effet  que  la  legc  JuUa  de  aduUeriis  essaya  de  punir  ce  honteux 

>mmerce. 

TOME  XXXIX.  r-  1907.  8 


» .  - 


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114  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

maintenant  la  nuit  sous  les  coups  d'hommes  qui  se  quet*ellent 
ivres  devant  moi,  sous  les  mains  indignes  qui  viennent  me  frapper. 
Tous  les  jours  je  suis  ornée  de  couronnes  Infâmei,  et  je  vois 
à  mes  pieds  les  torches  laissées  par  Tamant  qui  n'a  pas  été  reçu. 
Je  ne  peux  plus  défendre  les  nuits  d'une  femme  trop  célèbre, 
moi  qu'on  a,  après  tant  de  gloire,  livrée  au  scandale  par  des 
vers  obscènes.  Ah  !  cette  grande  dame  ne  se  soucie  guère  de  mé- 
nager mon  honneur;  elle  tient  à  être  plus  dissolue  encore  que 
l'époque  où  nous  vivons  (1).  »  Cependant,  si  en  Italie  il  y  avait 
encore  des  familles  fécondes,  personne  dans  cette  petite  oli- 
garchie, qui  croyait  présider  à  Rome  à  la  reconstitution  du  passé, 
ne  donnait  l'exemple  d'avoir  beaucoup  d'enfans.  Auguste  n'avait 
qu'une  fille  ;  Agrippa  n'en  avait  qu'une  également  ;  Marcus 
Crassus,  le  fils  du  richissime  triumvir,  n'avait  qu'un  fils  ;  Mécène 
n'avait  pas  d'enfans,  ni  non  plus  Lucius  Cornélius  Balbus  qui 
était  célibataire.  M.  Silanus  avait  deux  enfans,  et  Messala,  Asi- 
nius  et  Statilius  Taurus  en  avaient  trois.  Les  familles  de  sept  ou 
huit  enfans,  si  nombreuses  jadis,  ne  se  rencontraient  plus.  On 
croyait  avoir  bien  rempli  son  devoir  envers  la  République  quand 
on  en  avait  un  ou  deux,  et  même  bien  des  gens  cherchaient  à 
se  soustraire  au  devoir  ainsi  réduit. 

,,,  ut  careat  rugarum  crimine  venter  (2). 

Au  lieu  de  se  marier,  il  était  pour  les  hommes  plus  sûr  et 
plus  agréable  de  choisir  une  maîtresse  parmi  ces  grandes  dames 
ou  parmi  les  affranchies,  les  chanteuses  syriaques,  les  danseuses 
grecques  et  espagnoles,  les  blondes  et  belles  esclaves  de  Germa- 
nie et  de  Thrace,  qu'on  instruisait  dans  l'art  du  plaisir  pour  les 
maîtres  du  monde.  L'amour  égoïste,  la  volupté  stérile  et  le  plaisir 
contre  nature  que  les  anciens  Romains  avaient  chassés  de  leur 
ville  avec  tant  d'horreur,  étaient  maintenant,  et  à  l'heure  même 
où  Ton  vantait  si  fort  le  passé,  admis  aussi  bien  dans  les  mœurs 
que  dans  la  littérature.  Deux  poètes  illustres,  choyés  et  pro- 
tégés par  les  grands,  Tibulle  qui  était  le  favori  de  Messala,  et 
Properce  qui  était  l'ami  de  Mécène,  créaient  définitivement  la 
poésie  erotique  romaine  qui  développait  dans  des  formes  lit- 
téraires imitées   des  Grecs   une   psychologie   de  l'amour  sen- 

(1)  Properce,  1,  16,  1  et  suiv. 

(2)  Voyez  les  deux  élégies  d'Ovide,  dont  on  pourrait  dire  qu'elles  sont  d'une 
naïveté  terrible  :  Amor.,.  2,  43  et  14. 


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LES    DÉBUTS   DE    l'eMPIRE   ROMAIN.  H5 

suel,  puisée  en  partie  à  la  poésie  grecque,  en  partie  à  l'expé- 
rience. 

Elégans,  tendres,  parfois  aussi  fades  et  maniérés,  les  deux 
poètes  se  plaisaient  à  décrire  les  beautés  visibles  ou  cachées  de 
leurs  maîtresses,  vraies  ou  imaginaires  ;  h  analyser  le  souvenir 
des  voluptés  déjà  éprouvées,  ou  le  désir  des  voluptés  attendues; 
à  exprimer  la  joie  et  lïvresse  de  Famour  partagé  ou  les  impré- 
cations et  les  fureurs  de  la  jalousie  ;  à  évoquer  autour  de  leurs 
amours  les  fables  de  la  mythologie  grecque  ou  à  les  entourer  de 
descriptions  exactes  des  mœurs  contemporaines.  Mais  tous  les 
deux,  en  composant  leurs  beaux  distiques,  travaillaient  sans  le 
savoir  à  affaiblir  non  seulement  la  \neille  famille  et  la  vieille 
morale,  mais  aussi  la  vieille  armée  romaine.  Properce  et  Tibulle 
commençaient  au*  nom  du  dieu  Éros  cette  propagande  antio^ili- 
tariste  qui  sera  continuée  pédant  trois  siècles  sous  différens 
points  de  vue  et  par  de  très  nombreux  écrivains,  jusqu'à  ce 
qu'elle  livre  TEmpire  désarmé  aux  barbares. 

«  Tu  te  plais,  ô  Messala,  s'écrie  Tibulle,  à  combattre  sur 
terre  et  sur  mer,  pour  montrer  ensuite  dans  ta  demeure  des 
dépouilles  ennemies,  mais  moi  je  suis  enchaîné  par  les  caresses 
d'une  jeune  beauté  (1).  »  «'  Il  était  de  fer,  ô  belle,  celui  qui 
pouvant  t'a  voir  a  préféré  le  butin  et  la  guerre  (2).  »  Tibulle 
vante  la  simplicité  des  mœurs,  il  aime  la  campagne,  sa  tran- 
quillité et  ses  vertus;  il  songe  avec  émotion  et  mélancolie 
à  l'âge  d'or,  alors  que  les  hommes  étaient  bons  et  heureux,  et 
il  maudit  les  convoitises  impures  de  son  époque  de  désordre  et 
d'agitations.  Mais  les  éloges  qu'il  fait  de  la  simplicité  ont  pour 
origine  des  motifs  bien  différens  de  ceux  sur  lesquels  s'ap- 
puyaient les  traditionalistes  et  les  militaristes  de  son  temps. 
Ceux-ci  désiraient  corriger  les  mœurs  et  les  ramener  à  la  simpli- 
cité et  à  l'austérité  de  jadis,  pour  refaire  une  génération  d'hommes 
vaillans.  Us  considéraient  la  simplicité  des  mœurs  comme  la 
condition  nécessaire  de  toutes  les  vertus  militaires.  Tibulle  au 
contraire  regarde  la  guerre,  la  cupidité,  le  luxe,  comme  des 
fléaux  de  même  famille  et  également  détestables,  car  l'un  ne 
vient  jamais  sans  l'autre.  «  Combien  l'homme  était  heureux  sous 
'    règne  de  Saturne  (3)...  Il  n'y  avait  ni  armées,  ni  haines,  ni 

[i\  Tibulle,  1, 1,  53  et  suiv. 

2)  Ibid.,  I.  2,  63  et  ?uiv.5 

3)  Ibid.,  3,  33. 


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116  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

guerres  ;  Fart  criminel  d'un  cruel  forgeron 
martelé  Tépée  (1)...  »  «  Quel  est  celui  qui 
Tépée  terrible  ?  Ce  fut  un  barbare,  un  homn 
qui  déchaîna  les  massacres  et  les  guerres,  et 
de  la  mort.  Mais  non,  ce  n'est  pas  la  faute 
c'est  la  nôtre,  à  nous  qui  tournons  contre  nouî 
nous  avait  donné  pour  lutter  contre  les  bêt 
faute  de  l'or.  Il  n'y  a  pas  eu  de  guerre,  tant 
dans  une  coupe  en  bois  (2)...  0  dieux  Lares,  < 
flèches  d'airain  (3)...  Âimez-moi  ainsi,  et  qu( 
la  guerre  (4)...  Quelle  folie  de  courir  au-devc 
Combien  il  est  plus  digne  d'éloges  celui  qu'i 
seuse  surprend  parmi  ses  enfans  dans  une  pe 
Oh  !  vienne  la  paix  et  qu'elle  féconde  nos  cai 
qui  la  première  a  courbé  soiis  le  joug  le  cou 
labour;  c'est  elle  qui  a  cultivé  la  vigne  et  tii 
pour  que  le  fils  pût  boire  le  vin  récolté  pa 
pendant  la  paix  reluire  le  soc  de  la  charrue 
que  l'épée  se  rouille  (7).  »  Et  cet  amour  qui 
qui  a  peur  de  l'épée,  qui  cherche  ime  retra 
des  villes  populeuses  et  des  campagnes  solita 
de  plaisirs  sensuels  et  de  fantaisies  sentimen 
la  première  élégie  du  second  livre,  l'invoque 
des  dieux  Lares  ;  il  le  place  parmi  les  divini 
famille  qu'il  rend  stérile!  Il  finit  par  imagin 
pourra  triompher  de  la  férocité  qu'ont  fait  n 
les  guerres  civiles  ;  si  bien  que  les  voluptés  d 
raissent  comme  la  force  purificatrice  et  réj 
époque  pervertie  et  corrompue  (8).  Moins  U 
mental,  mais  plus  passionné.  Properce  se  van 
pour  un  ancien  Romain  !  —  de  renoncer  { 
femme  à  la  gloire,  à  la  guerre,  et  au  pouvoir 

(1)  TibuUe,  I,  3,  47. 

(2)  Ibid.,  I,  10,  1  et  suiv. 

(3)  Ibid.,  I,  10,  25. 

(4)  Ibid.,  1,  10,  29. 

(5)  Ibid.,  I,  10,  33. 

(6)  /6trf„  I,  10,  39. 

(7)  Ibid.,  I,  10,  45. 

(8)  Ibid.,  2,  3,  35  :  Ferrea  non  Venerem,  sed  praedam  s 

(9)  Propérce,  1,  6,  29. 


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LES   DÉBUTS  DE   l'eMPIRE   ROMAIN.  117 

d'6tre  devenu  célèbre  à  cause  de  l'amour  qu'il  a  pour  elle,  et  il 
déclare  qu'il  ne  veut  point  d'autre  renommée  que  celle  de  poète 
erotique  (1).  Il  s'écrie  qu'il  peut  monter  jusqu'aux  astres  les 
plus  hauts  maintenant  c[ue  Gintîa  s'est  donnée  à  lui  (2),  et  il 
affirme  que  rien  ne  vaut  une  nuit  passée  avec  elle  (3).  «  Que 
serait  pour  moi  la  vie  sans  toi?  Tu  es  à  toi  seule  ma  famille, 
ma  patrie,  tu  es  mon  unique  joie,  ma  joie  éternelle  (4).  »  Et 
après  avoir  fait  se  lamenter  la  porte  de  l'illustre  maison  patri- 
cicmne  sur  la  décadence  de  la  grande  dame  qui  y  habite,  il  la 
fait  s'attendrir  devant  les  plaintes  de  l'amant  qui  n'a  pas  encore 
réussi  c<  à  l'ouvrir  avec  des  présens.  » 

Et  les  hommes  qui  devaient  présider  au  rétablissement  du 
passé,  admiraient  ces  poésies  et  en  protégeaient  les  auteurs!  Mais 
la  contradiction  était  partout..  On  voulait  de  nouveau  faire  de  la 
guerre  et  de  la  politique,  la  seule  occupation  des  grands;  et 
parmi  les  sénateurs  et  les  chevaliers  se  répandait  au  contraire 
le  goût  de  toutes  les  œuvres  que  la  morale  antique  considérait 
comme  indignes.  Combien  d'entre  eux,  par  exemple,  n'auraient- 
ils  pas  voulu  se  faire  acteurs  (5)  I  Le  théâtre  fascinait  les  neveux 
des  conquérans  du  monde,  qui  avaient  pourtant  joué  bien  d'au- 
tres drames,  sur  des  scènes  plus  vastes  et  devant  un  public  plus 
nombreux.  On  réparait  partout  à  Rome  des  temples  et  des  sanc- 
tuaires ;  on  en  construisait  de  nouveaux;  on  rétablissait  avec  une 
minutie  prétentieuse  l'ancien  cérémonial  religieux  ;  mais  l'esprit 
de  la  religion  latine  agonisait  dans  les  formes  trdp  artistiques  et 
trop  grecques  dont  on  revêtait  maintenant  les  choses  sacrées. 
L'ancien  culte  romain  était  une  austère  discipline  des  passions, 
qui  devait  préparer  les  hommes  aux  devoirs  les  plus  pénibles  de 
la  vie  privée  et  publique;  mais  les  dieux  austères,  qui  symboli- 
saient les  principes  essentiels  de  cette  discipline,  n'étaient  plus  h 
leur  place  dans  les  somptueux  temples  de  marbre,  comme  celui 
d'Apollon  qu'Auguste  avait  inauguré  en  Tan  28.  Ils  perdaient 
leur  caractère  en  prenant  le  nom  des  divinités  grecques  et  en 
se  montrant  comme  elles  sous  la  forme  de  très  belles  statues  à 
demi  nues.  Si  le  polythéisme  grec  venait  de  la  même  source  que 

(1)  Properce,  1,  7,  9. 

(2)  Ibid.,  1-,  8,  43. 

(3)  Wirf.,1,  14,  9. 

(4)  Ibid.,  1, 11,  22. 

{3..  Plusieurs  dispositions  furent  prises  à  cette  époque  pour  interdire  cet  art  aux 
antes  classe». 


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Ii8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  polythéisme  romain,  c'est-à-dire  des  mêmes  idées  et  des 
mêmes  mythes  fondamentaux,  il  les  avait  développés  d'une  façon 
toute  différente,  en  divinisant,  non  pas  les  principes  moraux 
qui  refrènent  les  passions,  mais  les  aspirations  de  Thommevers 
le  plaisir  jphysique  et  intellectuel.  Il  était  contradicloire  de  pré- 
senter une  religion  de  la  morale  sous  les  formes  d'une  religion 
du  plaisir  ;  mais  Tadmiration  que  Ton  avait  pour  la  mythologie 
grecque  et  pour  ses  représentations  littéraii*es  et  artistiques  était 

.  maintenant  trop  profonde  en  Italie.  Les  Romains  eux-mêmes  ne 
pouvaient  plus  supporter  une  religion  sans  art. 

Il  y  avait  donc  dans  tout  cela  des  contradictions  multiples, 
étranges  et  incessantes  ;  mais  elles  se  résument  toutes  dans  une 
contradiction  plus  générale,  celle  où  Tltalie  se  trouvait  à  la  fin 
des  guerres  civiles  et  où  elle  va  se  meurtrir  pendant  tout  un 
siècle:  la  contradiction  entre  le  principe  latin  et  le  principe 
gréco-oriental  de  la  vie  sociale  ;  entre  TÉtat  considéré  comme 
un  organe  de  domination  politique  et  TÉtat  considéré  comme 
Torgane  d'une  culture  élevée  et  raffinée;  entre  le  militarisme 
romain  et  la  civilisation  asiatique.  Il  est  nécessaire  de  bien  se 
pénétrer  de  cette  contradiction,  si  Ton  veut  comprendre  Thistoire 
du  premier  siècle  de  TEmpire.  L'admiration  pour  les  vieux  -âges 
de  Rome  n'était  pas  alors,  comme  Tout  cru  beaucoup  d'histo- 
riens, un  anachronisme  sentimental,  mais  une  nécessité. 
Qu'était  l'ancien  État  romain,  sinon  un  ensemble  de  traditions, 
d'idées,  de  sentimens,  d'institutions,  de  lois  qui  toutes  avaient 
pour  unique  objet  de  vaincre  l'égoïsme  de  l'individu  chaque 
fois  qu'il  se  trouvait  en  opposition  avec  l'intérêt  public ,  et 
d'obliger  tout  le  monde,  depuis  le  sénateur  jusqu'au  paysan,  à 
agir  pour  le  bien  public;  fallait-il  sacrifier  ce  que  l'on  a  de  plus 
précieux,  les  affections  de  famille,  les  plaisirs,  la  fortune,  la  vie 
même?  L'Italie  comprenait  qu'elle  avait  encore  besoin  de  ce 
puissant  instrument  pour    contenir  les  égoïsmes   individuels, 

'  si  elle  voulait  conserver  l'empire  conquis  par  les  armes;  elle 
comprenait  qu'elle  avait  besoin  de  prudens  hommes  d'État,  de 
diplomates  avisés,  d'administrateurs  éclairés,  de  soldats  vail- 
lans,  de  citoyens  zélés,  et  qu'elle  ne  pourrait  les  avoir  qu'en 
conservant  les  traditions  et  les  institutions  de  l'État  latin. 
C'était  là  un  déF^r  sincère,  bien  qu'en  partie  chimérique.  Mais 
ce  n'était  plus  sealenient  pour  le  conserver  que  l'Italie  se  don- 
nait pour  tâche  de  veiller  sur  son  empire  ;  c'était  pour  en  jouir, 


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LES  DÉBUTS  DE   L' EMPIRE   ROMAIN.  119 

pour  avoir  les  moyens  de  satisfaire  le  besoin ,  maintenant 
répandu  dans  toutes  les  classes,  de  cette  culture  plus  raffinée, 
plus  sensuelle,  plus  artistique ,  plus  philosophique,  dont  TÉtat 
asiatique  était  Torgane,  et  qui  avait  pour  effet  d'exciter  tous  les 
égoïsmes  personnels  que  l'État  latin  se  proposait  au  contraire 
d' enchaîner  et  de  contenir.  La  culture  gréco-asiatique  entravait 
la  restauration  de  Tancien  État  latin  que  tout  le  monde  réclamait 
pour  sauver  l'Empire;  mais  tout  le  monde  ou  presque  tout  le 
monde  voulait  justement  sauver  TEmpire,  pour  quck  l'Italie  eût 
les  moyens  de  s'assimiler  la  culture  gréco-asiatique.  Telle  était 
dans  ses  grandes  lignes  la  contradiction  insoluble  dans  laquelle 
se  débattait  l'Italie  ;  la  contradiction  que  la  politique  de  Cléopâtre 
et  la  conquête  de  l'Egypte  avaient  démesurément  grandie,  en 
excitant  d'une  part  l'esprit  dè^ tradition,  et  de  l'autre  le  goût  de 
l'orientalisme;  la  contradiction  qui  apportait  le  désordre  à  la 
fois  dans  la  vie  privée  et  dans  la  politique,  dans  la  religion  et 
dans  la  littérature,  et  qui  est  l'âme  du  merveilleux  poème  com- 
posé à  cette  époque  par  Horace. 

Horace  nous  a  laissé  en  effet,  ciselé  dans  des  vers  d'une 
beauté  inimitable,  le  document  le  plus  profond  sur  cette  crise 
décisive,  qui  revient  périodiquement  dans  l'histoire  de  toutes  les 
civilisations  auxquelles  Athènes  et  Rome  ont  donné  naissance. 
Horace  avait  chanté  la  grande  restauration  nationale  dont,  après 
Âctium,  tout  le  monde  avait  senti  la  nécessité,  en  dressant, 
avec  de  merveilleux  blocs  de  strophes  alcaïques  et  saphiques,  le 
monument  magnifique  de  ses  odes  ci\nles,  nationales  et  reli- 
gieuses à  l'ancienne  société  aristocratique.  Mais  il  n'était  ni  par 
tempérament,  ni  par  inclination,  ni  par  ambition,  le  poète 
national,  tel  qu'Auguste  l'aurait  peut-être  désiré  ;  il  n'était  pas 
non  plus  le' poète  de  cour  cpi'ont  voulu  voir  en  lui  ceux  qui 
l'ont  mal  compris.  Ce  fils  d'un  affranchi,  qui  avait  peut-être  du 
sang  oriental  dans  les  veines;  ce  Méridional,  né  en  Apulie, 
pays  alors  à  moitié  grec  et  où  l'on  parlait  encore  les  deux  lan- 
gues, ce  penseur  subtil  et  ce  maître  souverain  de  la  parole,  qui 
n'avait  d'autre  but  dans  la  vie  que  d'étudier,  d'observer  et  de 
représenter  le  monde  sensible ,  de  comprendre  et  d'analyser 
testes  lois  du  monde  idéal;  ce  philosophe  lettré  n'était  pas 
'ucoup  porté  à.  apprécier  Rome,  sa  grandeur,  sa  tradition,  son 
^it  trop  peu  enclin  à  l'art  et  à  la  philosophie,  trop  pratique  et 
*)  politique.  Lui  qui  avait  chanté  les  grandes  traditions  de 


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120  REVUE  DES  DEUX  MOND 

Rome,  il  en  connaissait  si  mal  l'histoire,  que,,  dans  une  de  ses 
odes,  il  fait  détruire  Garthage  par  Scipion  l'Africain  qu'il  con- 
fond avec  Scipion  Émilien  (1).  Son  Age,  ses  études,  un  certain 
dégoût  de  tout  et  de  tous,  le  plaisir  qu'il  prenait  à  son  travail 
poétique,  le  poussaient  même  à  vivre  le  plus  possible  dans  le 
recueillement,  à  la  campagne,  loin  de  Rome,  de  ses  amis  et  de 
ses  protecteurs.  Il  avait  horreur  de  lire  ses  vers  en  public;  il  ne 
fréquentait  guère  les  dilettantes  de  la  littérature,  les  grammai- 
riens qui  ^talent  les  professeurs  et  les  critiquas  d'alors;  il  fai- 
sait des  séjours  de  plus  en  plus  rares  chez  ses  illustres  amis, 
et  bien  des  gens  commençaient  à  le  traiter  d'orgueilleux,  puîs- 
C[u'il  ne  jugeait  plus  digne  d'entendre  ses  poésies  que  les  grands 
personnages,  Auguste  et  Mécène  (2).  Ceux-ci,  de  leur  côté, 
regrettant  de  l'avoir  si  rarement  chez  eux,  l'accusaient  presque 
d'ingratitude  (3).  Il  lui  était  difficile,  dans  ces  conditions,  de 
devenir  le  poète  national,  et  de  se  consacrer  tout  entier  à  la 
tâche  d'encourager  par  sa  poésie  le  grand  mouvement  des 
esprits  qui  se  tournaient  vers  1^  passé.  Mais  il  ne  pouvait  non 
plus  rester  inactif.  Il  était  alors,  h  trente-neuf  ans,  dans  sa 
pleine  maturité,  admiré,  suffisamment  fortuné,  sans  crainte 
pour  le  présent  ni  l'avenir  ;  il  avait  beaucoup  étudié  et  beaucoup 
vu;  il  avait  été  témoin  d'une  grande  révolution;  il  se  trouvait 
maintenant  placé  comme  au  centre  du  monde  et  au  milieu  des 
courans  d'idées,  de  sentimens,  d'intérêts  qui  se  croisaient  à  Rome, 
à  cette  époque  où  de  si' grandes  questions  inquiétaient  les  esprits. 
Malgré  le  recueillement  où  il  se  tenait  d'habitude,  malgré  son 
goût  pour  la  campagne  et  pour  la  vie  du  penseur  solitaire,  il 
avait  toutes  les  facilités  pour  observer  le  microcosme  qui  gou- 
vernait l'empire  et  où  se  formaient  tant  de  germes  de  l'avenir. 
II  pouvait  discuter  avec  Auguste,  avec  Agrippa  et  Mécène  des 
maux  du  temps  et  de  leurs  remèdes,  et  suivre  la  chronique  mon- 
daine de  la  haute  société,  les  fêtes,  les  scandales,  les  aventures 
galantes,  les  querelles  des  jeunes  gens  et  de^  courtisanes.  Il  assis- 
tait aux  efforts  que  l'on  faisait  pour  restaurer  le  culte  antique 
des  dieux,  de  même  qu'il  pouvait  admirer  les  nouvelles  maisons 


(1)  Carw.,  4,  8, 17  :  on  a  voulu  considérer  ces  vers  comme  interpolés,  mais  j€ 
n'en  vois  pas  la  raison.  Il  n'y  a  aucune  preuve  qu'Horace  connût  bien  l'histoire 
romaine.  Il  pouvait  donc  commettre  cette  erreur.  '  ' 

(2)  HoT.,Epist.,  1,19,  37. 

(3)  ypyez  Spiéf.,  Horat,  Vita;  et  Hor.  EpisL,  1,  7, 


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LES   DÉBUTS   DE  l'eMPIRE  ROMAIN.  121 

que  les  artistes  alexandrins  décoraient  pour  les  maîtres  du  monde. 
11  voyait  croître  et  se  répandre  à  Rome  le  luxe  et  les  voluptés 
qu'entretenait  l'argent  égyptien,  tandis  qu'il  entendait  partout 
maudire  l'avarice,  la  cupidité  et  la  corruption  débordante.  11  pos- 
sédait en  somme  tout  ce  qu'il  faut  à  un  grand  écrivain  pour 
créer  une  grande  œuvre. 

Horace  en  effet  avait  congu  le  projet  de  créer  une  poésie 

lyrique  latine,  qui,  par  les  mètres  et  les  sujets,  fût  aussi  variée 

que  la  poésie  lyrique  grecque.  Il  voulait  devenir  le  Pindare  et 

l'Ânacréôn,  l'Âlcée  et  le  Bacchylide  de  l'Italie,  exprimer  dans 

tous  les  mètres  tous  les  aspects  de  la  vie  qui  se  déroulait  sous 

ses  yeux.  Et  peu  à  peu,  le  chef-d  œuvre  se  formait  dans  l'esprit 

du  poète.  Â  mesure  que  les  mille  incidens  de  cette  vie  romaine 

si  intense  suscitaient  en  lui  des  images,  des  pensées,  des  senti- 

mens,  et  rappelaient  &  sa  mémoire  des  strophes  ou  des  vers  des 

poètes  grecs;  à  mesure  que  de  ces  images,  de  ces  pensées,  de 

ces  sentimens,  de  ces  réminiscences  naissait  en  lui  l'idée  d'une 

courte  composition  lyrique,  il  écrivait  en  adoptant  parmi  les 

mètres  grecs  tantôt  l'un  et  tantôt  l'autre.  Il  composait  petit  à 

petit,  l'un  après  l'autre,  avec  sa  lenteur  et  son  soin  habituels, 

entre  un  voyage  et  un  autre,  entre  un  festin  et  une  lecture,  les 

quatre-vingt-huit  petits  poèmes  des  trois  prmiers  livres  des 

Odes.  11  n'exprimait  pas  dans  ses  poèmes  comme  Catulle,,  une 

passion  véritable  et  sincère  ;  il  élaborait  au  contraire  toutes  ses 

odes,  pensée  par  pensée,  image  par  image,  strophe  par  strophe, 

vers  par  vers,  mot  par  mot;  il  choisissait  avec  soin  les  motifs, 

les  pensées,  les  images  qu'il  pouvait  imiter  dans  Âicée,  dans 

Sapho,  dans  Bacchylide,  dans  Simonide,  dans   Pindare,  dans 

Anacréon  ;  il  employait  avec  art  et  très  souvent  les  motifs  de  la 

mythologie  grecque;  il  composait  en  somme  une  poésie  lyrique 

réfléchie,  en  s'efforçant  d'atteindre  à  la  perfection  du  style  et  de 

développer,  à  travers  la  variété  des  motifs,  un  sujet  unique  qui 

est  sous-entendu,  mais  n'en  est  pas  moins  la  véritable  matière 

du  poème.  On  se  laisse  tromper  par  la  division  matérielle  des 

OdeSj  quand  on  les  lit  et  qu'on  les  admire  séparément  comme  un 

recueil  de  poésies  variées.  Pour  comprendre  Tœuvre  la  plus. 

^ne  et  la  plus  achevée  de  la  littérature  latine,  il  est  nécessaire 

\  lire  tout  l'ensemble  de  ces  poèmes,  aussi  bien  les  plus  longs 

les  plus  sérieux  que  les  plus  courts  et  les  plus  légers,  en 

)servant  comment  le  motif  d'une  ode  correspond  à  celui  d'une 


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122  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

autre  ou  le  contredit ,  en  cherchant  à  découvri 
qui  les  tient  toutes  ensemble,  comme  les  pei 
Ce  fil  idéal,  ce  sujet  unique  sous-entendu  dai 
c'est  la  douloureuse  confusion  dans  laquelle  1 
débattait  alors,  et  que  le  poète  ne  cesse  de  cou 
contradictions  insolubles ,  sans  avoir  ni  Tesj 
semble-t-il,  la  volonté  de  les  résoudre. 

Au  sortir  de  conversations  avec  Auguste,  av 
Mécène,  le  poète  compose  les  fameuses  odes  civil 
dans  lesquelles  il  évoque,  en  magnifiques  stropl 
alcaïques,  le  passé  de  Rome  et-  la  tradition  séci 
publiques  et  privées.  Parfois  il  énumère  en  belle! 
ques  d'abord  les  dieux  et  les  héros  de  la  Grèce, 
nages  illustres  de  Rome;  il  rappelle  Paul-Ém 
grande  âme  aux  Carthaginois  victorieux,  »  et  la 
celliis,  et  la  mort  courageuse  de  Caton,  et  la  spl 
des  Jules,  pour  se  réjouir  à  la  fin  de  Tordre  rétabl 
sous  le  règne  de  Jupiter,  qu'Auguste  représente 
Ailleurs,  il  admire  avec  ferveur  la  vertu  aristoci 
point,  comme  la  gloire  des  ambitieux,  le  jouet  d< 
laire  (2).  Se  souvenant  des  soldats  de  Crassus  qu 
en  Perse,  et  ont  oublié  le  temple  de  Vesia,  il 
une  pose  sculpturale  le  simple  et  sublime  hér 
Régulus  (3).  Il  rappelle  par  de  nobles  images  ( 
nesse  qui  «  teignit  la  mer  du  sang  carthaginois  j 
d'une  façon  austère  dans  la  famille,  qui  n  avai 
corrompue  par  une  époque  criminelle  (4).  Mais 
les  métopes,  les  triglyphes  de  ce  monument  maj 
la  grandeur  légendaire  de  la  société  aristocratiqu 
tout  un  vol  de  pièces  où  Horace  a  célébré  Tan 
les  festins.  Au  sortir  des  maisons  patriciennes,  c 
fort  le  passé,  Horace  retrouvait  la  bande  joyeu 
amis,  qui,  maintenant  que  la  paix  était  revenu 
qu'à  bien  profiter  des  revenus  des  biens  acquis 
des  Ptolémées,  et  qui  aimaient  les  loisirs  de  la 
festins,  les  jolies  femmes,  les  distractions.  Et  le 

(1)  Horace,  I,  12. 

(2)  III,  2,  V.  17  et  suiv. 

(3)  m,  5. 

(4)  111,  6,  V.  33  et  suiv. 


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LES   DÉBUTS   DE    l'eMPIRE    ROMAIN.  123 

servant  des  mètres  grecs  les  plus  souples,  adresse  des  invita- 
tions à  ses  amis  ou  leur  demande  de  préparer  un  bon  repas;  ou 
il  vient  interrompre  par  des  menaces  ironiques  des  convives 
avinés,  priant  Tun  d'eux  de  lui  révéler  le  nom  de  sa  belle  (1)  ;  ou 
encore  il  peint  avec  une  grande  richesse  de  motifs  mytholo- 
giques de  petits  tableaux  erotiques  dans  lesquels  dominent 
tantôt  le  sentiment,  tantôt  la  sensualité,  et  tantôt  l'ironie.  Le 
poète  reproche  en  plaisantant  à  Lydie  d'avoir  inspiré  à  Sybaris 
une  telle  passion  qu'il  n'est  plus  visible  pour  aucun  de  ses 
amis  (2)  ;  ailleurs,  il  dépeint  avec  de  brûlantes  images  le^  tour- 
mens  de  la  jalousie  (3);  ailleurs,  en  lui  faisant  de  gracieuses 
descriptions,  il  invite  Tyndaris  à  se  retirer  dans  une  vallée 
éloignée  de  la  Sabine,  où  Faunus  enfle  ses  pipeaux,  pour  y  fuir 
les  feux  de  la  canicule  et  l'insolent  Cirus  qui  trop  souvent  porte 
sur  elle  ses  mains  violentes  (4)  ;  ailleurs  encore  il  dit  son  amour 
pour  Glycère  «  dont  le  corps  brille  d'un  éclat  plus  pur  que  le 
marbre  de  Paros  (5).  »  Un  jour,  tandis  qu'il  se  promène  seul 
et  sans  armes  dans  les  bois  en  pensant  à  Lalagé,  il  rencontre 
un  loup,  et  le  loup  s  enfuit.  Horace  tire  de  là  une  singulière  phi- 
losophie :  c'est  l'amour  qui  donne  à  l'homme  un  caractère  sacré  ; 
l'amoureux  est  un  homme  pur.  Aussi,  quoi  qu*il  arrive  : 

Dulce  ridentem  Lalagen  amabo 
Dulce  loquentem  (6). 

Et  nous  voyons  passer  rapidement  sous  nos  yeux  d'autres 
femmes  et  d'autres  amoureux.  Voici  Chloé  qui  s'enfuit  comme 
un  faon  effrayé  par  le  vent  qui  mugit  (7);  des  jeunes  gens  qui 
frappent  désespérément  à  la  porte  que  leur  a  fermée  brusque- 
ment Lydie  (8)  ;  un  amant  qui  se  laisse  dominer  par  une  esclave 
avide,  rusée  et  autoritaire  (9)  ;  un  jeune  homme  qui  s'est  épris 
d'une  fille  arrivée  à  peine  h  la  puberté  et  à  qui  le  poète,  usant 
d'images  compliquées,  donne  des  conseils  sages  et  ironiques,  en 

(1)  Horace,  I,  27. 

(2)  I,  8. 

(3)  T,  13. 

(4)  I,  17. 

1  I,  18,  V.  6. 

I,  22. 
•  }  I,  23. 
')  î,  23.' 

)  n,  i. 


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REVUE   DES   DEUX    MONDES. 


lui  disant  qu'il  a  tort  de  vouloir  du  «  raisin  vei 
courtisane  Barine,  l'effroi  des  mères,  des  père 
épouses,  dont  les  sermens  font  sourire  le  poète, 
une  solennité  plaisante  qu'il  est  permis  en  amoui 


Ridet  hoc,  inquam,  Venus  ipsa,  rident 
Simplices  Nymphse,  férus  et  Cupido  (2). 


Astérie  qui  attend  Gygès,  obligé  de  s'abse] 
hiver,  et  qui  se  laisse  consoler  par  son  voisin  Eni 
d'un  petit  tableau  peint,  comme  à  l'ordinaire,  £ 
amplifications  mythologiques  (3).  Plus  loin,  c' 
dialogue  entre  des  amans  qui  se  querellent  et  ex 
ment  leur  jalousie,  puis  finissent  par  se  récon< 
aussi  des  supplications  adressées  aux  belles  au 
une  prière  à  Mercure,  qui  «  pouvant  conduire 
tigres  et  les  forêts,  »  doit  aussi  pouvoir  appris 
cruelle;  il  lui  raconte  tout  au  long,  avec  une  e 
lue,  toute  rhistoire  des  Danaïdes  (5).  Et  il  termi 
ton  plaisant  ses  poésies  erotiques,  en  se  compa 
soldat  de  l'amour  qui,  «  après  avoir  combattu  ne 
va  déposer  ses  armes  dans  le  temple  de  Vénus  ; 
aussitôt  la  déesse  pour  qu'elle  le  délivre  de  Chl 

Ces  petits  tableaux  et  ces  -personnages  étaie 
sans  doute  tirés  de  la  poésie  grecque  et  de  la  cl 
de  Rome  ;  ils  étaient  étrangers  au  poète  qui  prei 
qu'il  inventait  ou  ce  qui  était  arrivé  à  autrui.  C 
en  effet  une  poésie  amoureuse  personnelle  ( 
Catulle.  C'était  une  poésie  amoureuse  littéraire,  c 
le  poète  composait  paisiblement,  auprès  de  sei 
d'une  fantaisie  agile  et  heureuse,  où  se  mélaie 
et  l'ironie,  la  fine  psychologie  et  la  virtuosité  1 
était  dans  la  littérature  le  signe  du  changement  c 
dans  les  mœurs,  à  mesure  que  l'amour,  Tanciei 
de  la  propagation  de  la  race'dans  la  famille/  dev 


(1)  Horace,  II,  3. 

(2)  II,  8. 

(3)  III,  7. 

(i)  III,  9. 

(5)  III,  11. 

(6)  III,  26. 


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LES   DÉBUTS   DE   l'eMPIRE   ROMAIN.  125 

volupté  personnelle,  un  caprice  de  Timagination,  une  source 
de  plaisirs  esthétiques,  un  sujet  de  plaisanteries  et  de 
risées. 

C'est  ainsi  que  le  poète  exprimait  tantôt  la  philosophie  delà 
vertu  qui  dérivait  de  ia  tradition,  tantôt  la  philosophie  du  plaisir 
qui  dérivait  de  Tart  grec  et  des  mœurs  contemporaines.  Mais 
Horace  ne  fait  aucune  tentative  pour  concilier  ces  deux  philo-, 
sophies  discordantes  ;  il  s'abandonne  tantôt  à  Tune  et  tantôt  à 
Tâutre,  et  il  n'est  satisfait  ni  de  l'une  ni  de  l'autre.  Il  avait  con- 
science de  la  force  et  de  la  grandeur  de  la  tradition;  mais  il 
comprenait  aussi  que  cette  grande  philosophie  du   devoir  ne 
convenait  plus  ni  à  la  mollesse  de  son  époque,  ni  à  ss  propre 
faiblesse  morale,  et  il  l'avoue  très  franchement.  Il  a  condensé 
dans  les  quelques  vers  de  l'ode  merveilleuse  à  la  déesse  qui  avait 
son  temple  à  Antium,  à  la  Fortune,  toute  une    philosophie 
amère  de  l'histoire  et  de  la  vie.  La  fortune,  et  non  la  vertu, 
est  la  maîtresse  du  monde  ;  la  destinée  en  est  l'esclave  docile  ; 
les  hommes  et  les  empires  sont  en  son  pouvoir;  c'est  à  elle 
aussi  que  doit  se  fier  Auguste  qui  part  pour  de  lointaines  expé- 
ditions; c'est  d'elle,  mais  sans  trop  de  confiance,  qu'il  faut  espé- 
rer un  rem^ède  aux   tristesses  du  temps  (i).  La  guerre  et  les 
affaires  publiques  étaient  les  occupations  les  plus  nobles,  d'après 
l'ancienne  morale;   mais  Horace  ne  sait  pas    cacher   qu'elles 
répugnent  à  son  égoïsme  intellectuel,  et  de  temps  en  temps  il 
loue  ouvertement  la  paresse  civique;  il  adresse  à  son  ami  Iccius, 
qui  se  prépare  à  partir  pour  la  guerre   d'Arabie  dans  l'espoir 
d'en  rapporter  de  l'argent,  une  ode  dans  laquelle  il  s'émerveille 
qu'un  homme  qui  s'était  tourné  vers  les  études,  et  «  avait  donné 
d'autres  espérances,  »  parte  pour  la  guerre  (2).  Dans  une  belle 
ode  saphique  adressée  à  Crispus  Sallustius,  le  neveu  de  l'histo- 
rien, il  traduit   la  pensée  stoïcienne,  très  noble  assurément, 
mais  tout  à  fait  antiromaine,  d'après  laquelle  le  véritable  empire 
de  l'homme,  le  seul  qui  compte,  n'est  pas  celui  qu'il  exerce  sur 
les  choses  matérielles,  mais  celui  qu'il  a  sur  ses  propres  pas- 
sions (3).  Ainsi  l'égoïsme  intellectuel  arrive  chez  lui  à  défigurer 
un  des  principes  fondamentaux  de  l'ancienne  morale  romaine, 
le  culte  de  la  simplicité.  Horace  blâme  leluxe,  l'avarice  et  la 

(1)  Horace,  T,  35. 

(2)  I,  29. 

(3)  II,  2. 


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126  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cupidité,  les  constructions  royales  qui  usurpent  les  terrains 
qu'il  fallait  laisser  aux  laboureurs  (1)  :  il  considère  comme  plus 
sages  que  les  Romains,  les  Scythes  qui  portent  leurs  maisons 
sur  des  chars^  et  les  Gètes  qui  ne  connaissent  pas  la  propriété 
terrienne  (2).  Mais  en  faisant  Téloge  de  la  simplicité,  il  en  arrive 
à  une  doctrine  de  nihilisme  politique  qui  ressemble  à  celui  de 
TibuUe  f  ce  ne  sont  ni  les  richesses,  ni  les  honneurs,  ni  les  ma- 
gistratures, ni  les  tourmens  de  la  politique  qui  rendent  la  vie 
parfaite.  C'est  la  santé,  et,  avec  elle,  Tétude.  Que  demande  le 
poète  dans  sa  belle  prière  à  Apollon?  «  De  vivre  d'olives,  de 
chicorée  et  de  mauve  ;  de  demeurer  en  bonne  santé  ;  d'arriver  à 
une  vîeHlesse  dont  la  poésie  fera  l'honneur  et  le  charme  (3).  » 
Il  va  plus  loin,  et  rompant  absolument  avec  tes  traditions  ro- 
maines, il  déclare  dans  certaines  odes  que  le  but  de  la  vie,  c'est 
le  plaisir  physique  ;  il  conseille  de  se  hâter  de  boire  et  d'aimer, 
car  ce  sont  là  les  deux  vraies  voluptés  de  la  vie  ;  il  s'abandonne 
à  un  mol  épicurisme,  dont  le  détournent  cependant  de  temps  à 
autre  des  scrupules  religieux.  Mais,  même  dans  sa  religion,  le 
poète  demeure  incertain  et  plein  de  contradictions.  Parfois, 
cédant  sans  doute  au  mouvement  qui  se  produisait  en  faveur 
du  rétablissement  de  la  vieille  religion  nationale,  il  déclare  qu'il 
a  trop  navigué  sur  les  mers  de  la  philosophie,  et  qu'il  veut 
maintenant  tourner  sa  voile  pour  le  retour;  et  il  décrit  le  Dies- 
piler  national  à  la  façon  antique,  comme  le  dieu  qui  fend  les 
nues  avec  l'éclair  et  qui  frappe  de  coups  terribles  les  humains  (4). 
Mais  il  admire  et  il  aime  trop  la  religion  artistique  du  plaisir 
et  de  la  beauté  créée  par  les  Grecs;  et  presque  toujours  il  in- 
voque, décrit  et  fait  agir  les  dieux  de  l'Olympe  hellénique,  en 
les  représentant  sous  les  formes  et  dans  les  attitudes  que  leur 
avaient  données  la  sculpture  et  la  peinture,  et  aussi  avec  la  si- 
gnification et  les  fonctions  qu'ils  ont  dans  la  mythologie 
grecque.  Quels  sont  donc  les  dieux  qui,  d'après  Horace,  gouver- 
nent véritablement  le  mondé?  Sont-ce  les  dieux  austères,  imper- 
sonnels et  presque  informes  du  bon  vieux  temps,  qui  accablent 
l'Italie  de  calamités,  parce  que  leurs  temples  tombent  en  ruine? 
Sont- ce  les  symboles  de  la  Ptidor,  de  la  Justitia^  de  la  Fides^ 

(1)  Horace,  II,  lo. 

(2)  m,  24,  V.  9. 

(3)  I,  31,  V.  15  et  suiv. 

(4)  1,  3i,  5. 


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tES    DÉBUTS    DE    i/eMPIRE    ROMAIN.  127 

delà  VeriiaSj  si  chers  aux  anciens  Romains,  qu'Horace  évoque 
encore  dans  les  vers  écrits  pour  la  mort  de  Quintilius  Varus,  où 
le  sentiment  d'amitié  est  exprimé  avec  une  si  grande  douceur  (1)? 
Ou  ce  Mercure  homérique,  qui  a  sauvé  le  poète  dans  la  bataille 
de  Philippes,  en  l'entourant  d'un  nuage?  Ou  ce  dieu  Faune  qu'il 
invoque  aux  nones  de  décembre,  dans  un  délicieux  petit  tableau 
bucolique,  pour  qu'il  protège  sa  propriété  (2)?  Ou  Vénus  et 
Cupidon  et  Diane  sous  leur  forme  grecque?  Ou  ces  innombrables 
divinités  que  le  polythéisme  grec  avait  disséminées  dans  tous  les 
recoins  les  plus  cachés  de  la  nature,  et  qu'Horace  entrevoyait 
jusque  dans  la  fontaine  Bandusie,  «  aux  eaux  plus  limpides  que 
le  verre  (3)  ?» 

On  ne  saurait  dire  si  les  croyances  d'Horace  sont  une  reli- 
gion morale  ou  une  religion  esthétique.  Parfois  dans  ses  poésies 
civiles  il  invoque  les  dieux  comme  les  régulateurs  suprêmes  du 
monde,  mais  dans  d'autres  poésies  il  les  mêle  à  tous  les  actes  et 
à  tous  les  événemens  humains,  parce  qu'ils  sont  beaux  et  lui 
donnent  l'occasion  de  composer  des  strophes  magnifiques.  Sa 
conception  politique  et  morale  de  la  vie  étant  contradictoire,  et 
sa  conception  religieuse  incertaine,  quel  but  bien  défini  la  vie 
peut-elle  donc  avoir  pour  Horace?  Ce  ne  sont  pas  les  vertus  pu- 
bliques et  privées  dont  il  ne  se  sent  pas  capable,  et  dont  il  ne 
croit  pas  que  ses  contemporains  le  soient  plus  que  lui;  ce  n'est 
pas  le  plaisir  physique,  ni  le  plaisir  intellectuel  qui,  il  le  com- 
prend bien,  ruineraient  le  monde  si  ou  les  prenait  comme  fin 
suprême  de  tous  les  efforts  humains  ;  ce  n'est  pas  non  plus  un 
mélange  de  devoir  et  de  plaisir,  car  il  ne  voit  pas  comment  on 
pourrait  faire  le  partage  de  l'un  et  de  l'autre  ;  ce  n'est  pas  une 
obéissance  servile  à  la  volonté  des  dieux,  qui  sont  maintenant 
trop  nombreux,  trop  différens  les  uns  des  autres  et  qui  s'ac- 
cordent trop  mal  entre  eux.  Aussi,  effet  naturel  de  tant  d'in- 
certitude, on  voit  apparaître,  à  l'extrême  horizon  de  ce  grand 
vide  moral,  le  fantôme  qui  projette  son  ombre  sur  toutes  les 
époques  peu  sûres  d'elles-mêmes,  la  peur  de  la  mort.  Quand 
l'homme  ne  réussit  pas  à  se  persuader  que  la  vie  tend  vers  un 
but  idéal  que  nul  homme,  à  lui  seul  et  réduit  à  ses  propres 
forces,  ne  pourra  jamais  atteindre;  quand  le  fait  de  vivre  appa- 

(1)  Horace,  I,  24,  6. 

(2)  IIÏ,  18. 

(3)  III,  13. 


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128  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

raît  comme  le  seul  but  de  la  vie,  la  brève  durée  de  l'existence  in- 
quiète, trouble  et  attriste.  Et  elle  troublait  profondément  Horace. 
La  pensée  de  la  mort  lui  était  toujours  présente;  les  poésies 
qu'il  a  composées  en  souvenir  de  ses  amis  morts  sont  à  coup  sûr 
celles  où  il  a  mis  le  plus  de  sentiment  et  de  sincérité.  II  faut  se 
hftter  de  vivre;  le  temps  passe;  la  mort  ne  respecte  personne; 
elle  nous  attend  tous  au  passage  ;  tout  doit  disparaître  dans  le 
néant  : 

Eheu  !  fugaceSf  Postume,  Postumef 

Labuntur  anni,,,  (1). 

Ces  motifs  sont  répétés  sous  les  formes  les  plus  diverses  et 
les  plus  admirables,  étrangement  mêlés  à  des  poésies  joyeuses 
et  voluptueuses,  mais  répandant  sur  Tœuvre  tout  entière  une 
tristesse  vague  et  pénétrante. 

Étrange  poème,  dont  l'unité  idéale  est  formée  justement  des 
contradictions  de  ses  différentes  parties.  Si  on  comprend  ce 
poème,  on  comprend  aussi  les  incertitudes  de  la  politique  d'Au- 
guste. Nul  mieux  qu'Horace  n'est  allé  jusqu'au  fond  du  grand 
vide  spirituel  sur  lequel  reposait  le  gigantesque  édifice  de  l'em- 
pire. Qui  donc  pouvait  oser  de  grandes  choses,  quand  la  nation 
tout  entière  était  plongée  dwis  une  si  grande  contradiction? 
Comment  travailler  vigoureusement  avec  des  instrumens  aussi 
usés?  Il  est  vraiment  d'un  esprit  trop  étroit  de  ne  voir,  comme 
le  font  certains  historiens,  dans  toute  l'œuvre  d'Auguste  qu'une 
«  comédie  politique  »  destinée  à  cacher  une  monarchie  sous  les 
formes  d'une  république.  C'était  une  tragédie  véritable  que  cette 
nécessité  de  concilier  le  militarisme  de  la  vieille  Italie  et  la 
culture  de  l'Asie  hellénisée,  —  surtout  depuis  que  la  conquête 
de  l'Egypte  avait  rendu  ces  deux  élémens  plus  inconciliables 
que  jamais. 

GUGLIELMO    FeRRERO. 
(1)  Horace,  H,  14. 


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NOUVEAUX  APERÇUS 


SUB 


JEAN-JAGQUES  ROUSSEAU 


Jean-Jacques  Rousseau,  a  new  study  in  cHHcism,  by  Frederica  Macdonald  (2  toI. 
m-8«,  Londres,  1906).  —  Cf.  du  môme  auteur,  Siudies  in  the  France  of  Voltaire 
and  Rousseau  (in*8«,  Londres,  1895),  et  les  fragmens  de  ces  ouvrages  publiés 
en  traduction  française  dans  la  Revue  des  Revues  des  15  mars  190D  et  1"'  et 
15  août  1906. 

Jean-Jacques  Rousseau,  par  M.  Jules  Lemaltre,  1  vol.  in-18,  Calmann-Lévy. 


De  période  en  période,  la  discussion  se  rouvre  sur  le  cer- 
cueil de  Rousseau.  Des  critiques  différens  reprennent  les  mêmes 
questions;  sans  fatigue  et  sans  les  épuiser  ni  les  résoudre  :  fut-i) 
égoïste,  ingrat,  perfide,  vaniteux,  pervers,  ou  tendre,  généreux, 
reconnaissant,  sincère  en  toutes  choses,  loyal  envers  ses  amis? 
S'il  fut  coupable  des  fautes  ou  des  i)assesses  qu'on  lui  impute, 
dans  quelle  mesure  sa  responsabilité  est-elle  atténuée  par  ses 
maladies  et  son  état  mental?  Fut-il  fou,  ne  le  fut-il  pas?  S'il  le 
fut,  quand  le  devint-il,  quelles  furent  les  causes  et  la  nature  de 
sa  folie?  Faut-il  admirer  et  plaindre  en  lui  un  «  homme  ver- 
tueux »  victime  de  la  calomnie,  ou  condamner  un  monstre  d'hy- 
pocrisie et  de  charlatanisme?  Les  réponses  ne  s'accordent  pas. 
Elles  ne  se  sont  jamais  accordées.  S'accorderônt-elles  jamais? 
On  en  douterait,  en  pensant  aux  colères,  aux  rancunes  et  aux 
aifestations  quasiment  cultuelles  cpi'on  a  récemment  provo- 
§es  en  touchant  &  ce  grand  mort.  C'est  que  le  problème  de 
'  caractère  n'est  pas,  comme  il  devrait  l'être,  un  simple  pro- 
TOMB  xxiix.  —  1907.  9 


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130  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

blême  d'histoire  et  de  psychologie  relevant  du  passé  :  obstiné- 
ment actuel,  il  touche  à  la  politique  par  toutes  sortes  de  rami- 
fications, et  demeure  au  centre  même  de  nos  querelles  les  plus 
aiguës.  On  ne  sépare  pas  Ténigme  de  son  âme  du  mystère  de 
son  influence.  On  se  refuse  à.  croire  que,  si  sa  pensée  a  été 
bienfaisante,  son  indignité  personnelle,  fût-elle  dix  fois  prouvée, 
n'en  réduirait  pas  plus  la  valeur  qu'elle  n'en  arrêterait  les  effets; 
ou  qu'au  contraire,  si  sa  pensée  est  nuisible,  toutes  ses  vertus 
privées  n'en  neutraliseraient  pas  le  venin,  puisque,  à  tort  ou  à 
raison,  pour  notre  bien  ou  pour  notre  mal,  cette  pensée  est  de- 
venue un  des  élémens  constitutifs  de  notre  vie  politique,  mo- 
rale, sentimentale,  peut-être  même  religieuse,  et  puisqu'il  n'y  a 
peut-être  pas,  dans  toute  l'histoire  littéraire,  un  seul  exemple 
d'une  influence  aussi  formidable  et  universelle. 

C'est  cependant  à.  ce  point  de  vue  désintéressé  que  nous  vou- 
drions essayer  de  nous  élever,  pour  examiner,  sans  entrer 
dans  la  discussion  des  idées  de  Jean-Jacques,  l'important  ou- 
vrage que  M""*  Macdonald  a  publié  il  y  a  quelques  mois,  et  les 
belles  conférences  que  M.  Jules  Lemaitre  vient  de  recueillir  en 
volume.  Ces  deux  livres,  rapprochés  par  le  hasard  de  l'actualité, 
diffèrent  d'abord  par  les  idées  générales,  ou  si  l'on  veut  par  les 
opinions  ou  les  convictions  qui  en  font  l'armature  :  l'auteur  du 
premier  croyant  avec  ferveur  que,  depuis  la  Révolution  française, 
le  monde  est  entré  dans  une  ère  nouvelle  de  bonheur  et  de 
justice,  celui  du  second  le  voyant  au  contraire  tituber  dans  la 
fièvre  et  dans  la  folie.  Ils  diffèrent  aussi  par  la  méthode  :  M.  Le- 
maitre s'est  borné  à  relire  l'œuvre  complète  de  Rousseau  en 
s'entourant  des  renseignemens  indispensables,  et  à  coup  sûr, 
une  telle  préparation  suffisait,  puisqu'il  n'avait  d'autre  dessein 
que  d'appliquer  sa  lumineuse  intelligence  à  ce  vaste  sujet,  afin 
d'en  donner  son  interprétation  personnelle  ;  M""*  Macdonald,  au 
contraire,  qui  se  proposait  de  reviser  la  biographie  de  Rousseau, 
est  remontée  à  certaines  sources  jusqu'à  elle  insuffisamment 
explorées,  les  a  soumises  à  une  critique  ingénieuse,  a  rapporté 
de  son  travail  des  conclusions  précises,  dont  il  faudra  désormais 
tenir  compte.  Cependant,  ces  deux  livres  si  différens  se  res- 
semblent par  ce  trait  négatif,  qu'ils  ne  sont  impartiaux  ni  Tui? 
ni  l'autre.  Que  leurs  lecteurs  en  soient  avertis  :  M""*  Macdonalc 
est  rousseautste  jusqu'à  la  moelle,  de  toute  son  âme,  comm( 
durent  l'être  les  premières  lectrices  de  VÉmile^  jusqu'à  prendre 


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NOUVEAUX  APERÇUS  SUK  JEAN-JACQUBS  ROUSSEAU.      131 

Jean  Jacques  pour  une  façon  de  prophète,  dépositaire  et  annon- 
ciateur de  la  Vérité  ;  et  M.  Lemaître  est  (xntirousseauiste  avec  une 
passion  presque  égale.  Du  moins  Tétait-il,  de  son  propre  aveu, 
quand  il  a  entrepris  son  étude.  Si,  chemin  faisant,  il  a  sensi*- 
blement  changé,  ses  amis  et  ses  adversaires  se  sont  accordés,  — 
pour  une  fois!  —  à  empêcher  qu'on  s'en  aperçoive.  Bon  gré  mal 
gré,  il  est  resté  dans  la  dépendance  des  uns  et  des  autres  ;  on  lui 
a  fait  dire  beaucoup  de  choses  qu'il  ne  disait  pas  ;  on  n'en  a  pas 
écouté  beaucoup  d'autres  que  les  lecteurs  attentifs  seront  bien 
obligés  de  remarquer  dans  son  volume,  puisqu'elles  s'y  trouvent, 
au  risque  d'en  être  surpris.  —  D'autres  ouvrages  ont  paru,  ces 
dernières  années,  dont  Jean-Jacques  a  fourni  la  matière.  J'aurai 
l'occasion  d'en  citer  quelques-uns  ;  mais  je  m'en  tiendrai  autant 
que  possible  &  ces  deux-ci  :  le  champ  qu'ils  ouvrent  à  la  cri* 
tique  est  déjà  trop  vaste  pour  les  limites  de  cet  article.  Je  signa-* 
lerai  pourtant  l'espèce  d'enquête,  complète  et  puissante,  abon-< 
dante  et  minutieuse,  à  laquelle  s'est  livré  M.  L.  Brédif  sur  son 
«  caractère  intellectuel  et  moral  (1)  :  »  un  certain  désordre  appa* 
rent,  qui  ne  gêne  plus  lorsqu'on  en  a  compris  les  raisons,  n'em- 
pêche pas  ce  livre  d'être  un  guide  très  utile  dans  l'étude  d'une 
àme  dont  il  marque  toutes  les  contradictions  et  qu'en  mémo 
temps  il  ramène  à  l'unité. 

I 

M"'  Macdonald  distingue,  avec  raison,  trois  périodes  dans 
l'histoire  des  jugemens  portés  sur  Fauteur  du  Contrat  social. 
D'abord,  pour  la  majorité  de  ses  contemporains,  c'est-à-dire  pour 
les  témoins  de  sa  vie,  il  est  «  le  vertueux  Rousseau.  »  M"**  Mac- 
donald nous  dira  pourquoi  les  Encyclopédistes  et  la  coterie  de 
M**  d'Épinay  font  exception.  Ensuite,  pendant  la  Révolution, 
toute  critique  se  tait  dans  une  apothéose  qu'aucun  malveillant 
n'oserait  troubler.  Enfin,  pendant  l'époque  de  réaction  qu'inau- 

(1)  Du  caractère  intellectuel  et  moral  de  J.-J.  Rousseau,  par  L.  Brédif  (iiira% 
Hachette,  1906).  —  On  trouvera  également  des  aperçus  intéressans  dans  le  Roman- 
H$m€  français,  par  M.  P.  Lasserre  (ln-8»  Mercure  de  France,  1907),  dans  Vlmpérior 
e  démocratique,  par  E.  Seilliôre  (in-8%  Pion,  1907),  et  dans  Jean-Jacques  Rous^ 
\  et  le  Droit  des  gens,  par  G.  Lassudrie-Duchône  (in-8%  JouTe,  1906).  —  Je  ne 
lale  ici  que  des  livres  récens.  A  signaler  aussi  les  deux  premiers  et  fort  inté- 
ans  volumes  des  Annales  dont  la  Société  J.-J.  Rousseau^  récemment  fondée  à 
feve,  «  entrepris  la  publication. 


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132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gure  le  Dix-Huit  Brumaire,  surtout  après  la  publication  de  la 
Co)T€spondance  littéraire  de  Grimm  et  consorts  (1812)  et  des 
Mémoires  de  M"**  d'Épinay  (1818),  on  voit  se  former  la  légende 
gui  le  présente  soùs  le  plus  fâcheux  aspect  et  n'a  pas  encore  ^té 
revisée.  —  On  pourrait  répondre  à  ces  observations  préliminaires  : 
que  les  témoins  qpii  ont  déposé  contre  Jean-Jacques  ne  peuvent 
être  tous  rangés  dans  la  «  clique  »  dirigée  par  Grimm  et  Diderot, 
ni  considérés  comme  affiliés  au  «  complot  »  dont  il  sera  parlé 
tout  à  rheure  ;  qu'ils  le  connaissaient  moins  de.  son  vivant  qu'on 
ne  le  connaît  depuis  sa  mort,  puisqu'ils  ignoraient  le  contenu 
des  Confessions;  que  la  légende  diffamatoire  dont  la  Correspon- 
dance littéraire  et  les  Mémoires  de  M"'  d'Épinay  furent  les 
outils  les  plus  efficaces,  rencontra  toujours  des  adversaires 
résolus,  —  tel  Musset-Pathay,  dont  VHistoire  de  la  vie  et  des 
ouvrages  de  J.-J.  Rousseau  est  de  1821;  —  que  dans  le  courant 
du  XIX*  siècle,  il  a  paru  partout,  sur  Jean-Jacques,  nombre 
d'études  équitables,  dont  les  auteurs  ont  pressenti  ou  reconnu 
le  peu  de  valeur  de  ces  sources  suspectes;  que  beaucoup  de 
points  de  sa  biographie  ont  été  examinés  avec  une  évidente  sym- 
pathie par  des  érudits  scrupuleux,  parmi  lesquels  je  ne  citerai 
que  le  plus  éminent,  M.  Eugène  Rit  1er;  enfin,  que  des  honneurs 
publics  lui  ont  été  rendus  avec  abondance,  à  Genève  et  en 
France,  et  qu'en  dernière  analyse,  il' y  a  pour  le  moins  quelque 
bizarrerie  k  parler  de  la  réhabilitation  d'un  homme  dont  les 
cendres  sont  au  Panthéon.  Mais  ces  réserves,  que  je  devais  indi- 
quer, sont  plus  spécieuses  que  fondées,  et  n'empêchent  pas  la 
ce  courbe  »  dessinée  par  M™*  Macdonald  d'être,  en  somme, 
exacte. 

En  constatant  que  la  Correspondance  et  les  Mémoires  de- 
meurent la  base  de  presque  toutes  les  accusations  portées  contre 
Jean-Jacques,  M"*  Macdonald  se  dit  que,  si  les  allégations  de  ces 
deux  ouvrages  étaient  fausses,  il  se  pouvait  que  leurs  auteurs  ne 
se  fussent  pas  rencontrés  par  hasard  dans  leurs  mauvais  propos, 
mais  qu'ils  les  eussent  combinés  dans  le  dessein  de  déshonorer 
leur  victime  :  cas  auquel  ils  ne  seraient  plus  de  simples  calom- 
niateurs, mais  les  fauteurs  authentiques  d'un  véritable  complot, 
de  ce  complot  même  que  Rousseau  dénonça  si  gouvent  sans  par- 
venir à  en  saisir  les  fils.  Après  de  longues  recherches,  elle  re- 
trouva dans  les  bibliothèques,  d'abord  le  manuscrit  original  deî 
Mémoires,  rempli  d'interpolations,  de  notes  et  de  surcharges 


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nOUYEAUX  APERÇUS   SUR  JEAN -JACQUES   ROUSSEAU.  133 

puis  la  copie  de  ce  manuscrit  dont  s'étaient  servis  les  premiers 
éditeurs,  Brunet  et  Parison.  En  les  étudiant  les  uns  et  les  autres, 
elle  reconnut  que  le  premier  était  de  l'écriture  d'un  secrétaire  à 
qui  M"*  d'Épinay  l'avait  certainement  dicté,  tandis  que  la  plupart 
des  corrections  et  des  notes  étaient  de  sa  propre*  main,  ou  de 
celle  de  Diderot,  facile  à  reconnaître,  ou  d'une  troisième  écriture 
qui  n'a  pu  être  identifiée;  qu'à  chaque  note  correspondait  un 
chiffre  de  renvoi,  qui  permettait  de  retrouver  l'endroit  où  la  note 
avait  trouvé  son  application  ;  que  la  plupart  de  ces  notes  ten- 
daient à  présenter  Rousseau  [René]  sous  un  aspect  plus  défavo- 
rable que  la  rédaction  primitive  ;  que  le  second  manuscrit  était 
la  copie  exacte  du  premier,  avec  les  remaniemens  incorporés 
au  texte;  qu'en  le  publiant,  Brunet  et  Parison  l'avaient  encore 
modifié,  surtout  en  y  pratiquant  des  coupures.  Le  système  de 
dénigrement  se  trouvant  ainsi  percé  à  jour,  M""*  Macdonald 
conclut  ou  établit  :  que  le  texte  primitif  des  Mémoires  avait  été 
sûrement  modifié  par  M""*  d'Épinay  elle-même,  sur  les  conseils 
de  Diderot,  et  aussi  de  Grimm,  préoccupé  de  le  mettre  d'accord 
avec  les  jugemens  de  sa  Correspondance  littéraire;  que,  la  com- 
position des  Mémoires  étant  antérieure  aux  lectures  des  Confes^ 
siqns  que  fit  Jean-Jacques  devant  un  petit  nombre  de  personnes, 
les  altérations  avaient  été  introduites,  selon  toute  vraisemblance, 
après  ces  lectures,  pour  y  répondre;  que,  dans  la  pensée  de 
l'auteur  et  de  ses  complices,  les  Méritoires  diinsi  remaniés  devaient 
attendre  au  fond  d'un  tiroir  l'heure  d'une  publication  posthume 
qui  sonnerait  un  jour;  que,  rapprochés  de  la  Correspondance 
littéraire,  ils  formeraient  alors  un  formidable  outil  de  calomnie, 
d'autant  moins  suspect  que  leur  caractère  d'ouvrage  resté  inédit 
et  exhumé  du  passé,  garantirai l  leur  sincérité;  qu'un  homme  de 
confiance  de  M°*  d'Epinay,  nommé  Lecourt  de  Villières,  fut 
choisi  par  Grimm  pour  en  garder  le  dépôt  jusqu'au  jour  où,  les 
fidèles  de  Rousseau  étant  tous  morts,  ils  pourraient  paraître  sans 
trouver  de  contradicteurs  et  produiraient  ainsi  tout  leur  effet; 
que,  grâce  aux  sentimens  de  leurs  premiers  éditeurs,  dévoués  à 
la  gloire  des  Encyclopédistes,  grâce  aussi  à  la  réprobation  qu'en- 
courait le  nom  de  Rousseau  sous  le  règne  de  Louis  XVIII,  ce 
nlan  réussit  au  delà  de  toute  espérance;  que,  par  suite,  l'his- 
se entière  de  Rousseau  se  trouva  falsifiée.  —  Telle  est,  som- 
irement  résumée,  la  théorie  que  M™*  Macdonald  expose  avec 
eiucoup  de  clarté,  en  l'appuyant  d'argumens  toujours  spécieux. 


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i34  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

souvent  probans.  Elle  soulève  trois  objections  principales,  qu'il 
nous  faut  examiner  : 

La  première,  c'est  que  les  jeux  du  hasard  ont  tellement  fa- 
vorisé les  calculs  prêtés  aux  conspirateurs,  qu'on  a  peine  à 
admettre  une  si  persistante  complicité  des  événemens.  Confier  h 
un  serviteur  dont  la  destinée  est  incertaine,  en  un  temps  d'orage 
comme  cette  année  1793  où  M"**  Macdonald  place  l'achèvement 
de  la  copie  du  manuscrit  «  tripatouillé,  »  un  texte  recopié 
qu'on  veut  à  tout  prix  transmettre  &  la  postérité,  et  négliger  en 
même  temps  de  détruire  l'original,  c'est-à-dire  la  seule  preuve 
de  la  falsification  qui  pourrait  plus  tard  en  compromettre  les 
effets,  voilà  une  double  inconséquence  qui  forme  un  piquant 
contraste  avec  les  précautions  de  Jean-Jacques  pour  assurer 
l'avenir  à  ses  apologies.  M"*  Macdonald  nous  dira  que  Grimm, 
guetté  par  la  guillotine,  n'eut  pas  le  loisir  de  brûler  le  manuscrit 
révélateur;  mais  puisqu'il  eut  celui  de  le  faire  copier?...  AUé- 
guera-t-on,  d'autre  part,  qu'il  n'avait  guère  le  choix  des  moyens? 
C'est  justement  là  qu'est  le  miracle  :  pour  que  son  calcul  aboutît, 
il  a  fallu  que  Lecourt  de  Villières  traversât  sain  et  sauf  la  tem- 
pête, qu'il  mourût  au  moment  opportun,  que  le  manuscrit  fût 
vendu  par  ses  héritiers  à  l'heure  la  plus  propice  au  succès  de 
ses  ténébreux  desseins,  et  qu'il  fût  précisément  acquis  par  un 
homme  que  ses  opinions  et  ses  passions,  assez  violentes  pour  lui 
enlever  le  sens  critique,  poussèrent  à  en  tirer  parti  dans  le  sens 
désiré  par  Grimm  !  Une  telle  chance  tient  du  prodige,  et  ferait 
croire  que  Grimm  avait  vendu  son  âme  au  diable..  Mais  tout 
arrive  :  si  l'on  doit  signaler  la  singularité  d'une  telle  série  de  ren- 
contres favorables,  on  n'en  saurait  tirer  aucun  argument  contre 
une  théorie  qu'appuient  de  solides  présomptions,  et  presque  des 
preuves. 

La  seconde  objection  est  d'un  autre  ordre  :  le  fait  étant 
acquis,  —  grâce  à  M"*  Macdonald,  —  que  M""*  d'Épinay  a  corrigé 
le  premier  texte  des  Mémoires  dans  un  sens  préjudiciable  à  Rous- 
seau, selon  les  conseils  de  Grimm  et  de  Diderot,  la  véritable 
question  est  de  savoir  si  ces  corrections  ont  été  ou  non  faites  de 
bonne  foi.  Qu'on  me  permette  de  m'expliquer  par  un  exemple 
abstrait,  en  oubliant  un  instant  de  quels  personnages  authen- 
tiques il  s'agit.  M™'  A...  écrit  des  Mémoires,  dans  la  forme  d'un 
roman  à  clé.  Elle  y  met  en  scène,  sous  des  noms  supposés,  ses 
amis  B...,  G...  et  D...  Quelque  temps  après  avoir  achevé  sa  ré- 


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NOUVEAUX   APERÇUS   SUR   JEAN-JÂCQUES   ROUSSEAU.  435 

daction,  elle  se  brouille  avec  B...  et  le  juge  indigne  de  l'amitié 
qu'elle  lui  avait  vouée.  De  son  côté,  B...  se  fâche  avec  G...  et 
D...  lesquels,  à  tort  ou  à  raison,  s'accordent  à  le  juger  avec  une 
égale  sévérité.  M"'  A...,  G...  et  D...  apprennent  un  jour  que  B... 
prépare  un  ouvrage  où  il  raconte  leurs  démêlés,  les  confesse 
en  se  confessant,  se  défend  en  les  attaquant.  Ils  s'inquiètent, 
tiennent  conseil,  relisent  les  fragmens  des  Mémoires  qui  con- 
cernent B...,  s'étonnent  d'avoir  tracé  de  lui  un  portrait  si  flatté, 
décident  qu'ils  vont  retoucher  ce  portrait,  pour  le  rendre  plus 
conforme  à  la  nouvelle  image  qu'ils  se  font  du  modèle.  Qu'y 
aurait-il  de  plus  légitime,  si  même  le  second  «  état  »  devenait 
moins  ressemblant  que  le  premier?  Par  malheur  pour  la. répu- 
tation de  Grimm,  de  Diderot  et  de  M""*  d'Épinay,  leur  action  n'a 
pas  eu  ce  caractère  de  loyale  défensive  :  ils  ne  se  sont  pas  bornés 
à  retoucher  leur  peinture  en  pleine  sincérité,  ils  ont  inventé  cer- 
tains faits  et  en  ont  dénaturé  d'autres.  M""*  Macdonald  le  montre 
avec  beaucoup  de  force  (1).  La  seule  excuse  qui  leur  reste,  c'est 
que  la  forme  des  Mémoires^  celle  du  roman,  ne  les  obligeait 
pas  à  la  véracité.  On  l'acceptera  pour  ce  qu'elle  vaut  :  pourquoi 
auraient-ils  pris  la  peine  de  remanier  leur  ouvrage,  non  certes 
par  scrupule  d'artistes  conteurs,  cela  se  voit,  mais  pour  s'y 
magnifier  aux  dépens  de  leur  ancien  ami,  s'ils  n'avaient  pensé 
que  les  lecteurs  de  l'avenir  leur  prêteraient  quelque  créance?  Je 
n'insiste  pas  sur  les  lettres  de  M"'  d'Épinay  [de  Montbrillant]  à 
Rousseau  [René],  transcrites  dans  les  Mémoires  avec  de  graves 
altérations  :  elles  ont  pourtant  trompé  presque  toute  la  critique, 
qui  s'est  obstinée  à  préférer  leur  texte  inexact  au  texte  irrépro- 
chable des  Confessions,  et  cela,  comme  M°*  Macdonald  n'a  pas 
manqué  de  le  relever,  même  après  la  publication  des  originaux 
par  Streckeisen-Moultou  (2)  :  en  sorte  que,  parce  qu'il  plut  à 
M""*  d'Épinay  de  truquer  ces  documens,  Rousseau  passa  long- 
temps, et  passe  encore  auprès  de  gens  mal  informés,  pour  s'en 
être  servi  avec  une  liberté  coupable!  M™*  Macdonald,  qui  est 
juste,  mais  sévère,  qualifie  ces  tripatouillages  de  »  falsifications  ;  » 
M.  Eugène  Ritter  (3)  les  attribue  avec  plus  de  charité  au  fait  que 


il)  Voyez  entre  autres  l'histoire  de  la  prétendue  lettre  à  Saint-Lem[ibert,  II, 
-26. 

2)  /.-/.  RouaseaUf  ses  amis  et  ses  ennemis,  2  vol.  in-8,  Paris,  1865, 1. 1,  p.  335-5:<. 
})  J.-J,  Rouueau  9i  Madame  d'Houdetot,  extrait  du  t.  II  des  Annales  de  la 
léié  J.-J,  BùuueaUt  Genève,  1906,  p.  9-13. 


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136  RFVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M"'  d'Épinay,  n'ayant  pas  gardé  les  brouillons  de  ses  lettres,  les 
refit  «  tellement  quellenxent.  »  L'aimable  femme  ayant  traité 
avec  le  mémo  sans-gêne  une  lettre  de  Rousseau  au  docteur  Tron- 
chin,  l'explication  devient  plus  difficile  à  soutenir.  M.  Ritter  n'y 
renonce  pourtant  pas  encore  : 

Le  lecteur,  dit-il,  après  avoir  confronté  les  deux  textes,  ne  comprendra 
pas  comment  M™«  d'Épinay  a  pu  dire  :  «  Voici,  mot  pour  mot,  l'article  que 
j'ai  copié.  » 

Je  m'explique  la  difficulté  en  supposant  qu'elle  avait,  dans  le  temps, 
après  la  visite  de  Tronchin,  refait  de  mémoire  la  lettre  qu'il  lui  avait  lue. 
En  revoyant  son  papier  douze  ans  après,  elle  crut  qu'elle  l'avait  copié  sur 
l'original;  et  elle  mit  alors  en  tête  une  phrase  qui  nous  étonne  à  bon 
droit. 

C'est  que  M.  Eugène  Ritter  n'est  pas  seulement  un  admirable 
érudit  :  il  est  un  sage,  d'esprit  bienveillant,  qui  se  plait  à  cou- 
vrir d'un  voile  d'humaine  et  chevaleresque  indulgence  les  dé- 
faillances dont  les  vieux  papiers  lui  livrent  les  secrets.  Espérons 
qu'il  a  raison,  mais  ne  lisons  plus  les  lettres  de  Jean- Jacques 
dans  les  Mémoires  de  M"**  d'Épinay  ! 

Ayant  établi  son  opinion  sur  la  découverte  faite  par  elle 
dans  ces  manuscrits,  M""*  Macdonald  a  cru  tenir  la  clé  de  l'in- 
trigue qu'elle  voulait  démasquer  :  elle  a  donc  consacré  les  pre- 
miers chapitres  de  son  livre  à  l'examen  de  ce  vaste  «  faux  ;  » 
puis  elle  est  remontée  à  la  lettre  de  Diderot  adressée  censément 
à  L[andois],  le  30  juin  1756,  et  que  Grimm  publie  dans  sa  Corres- 
pondance littéraire  en  l'y  qualifiant  de  «  petit  chef-d'œuvre,  »  et 
sur  laquelle  nous  reviendrons  ;  après  quoi,  elle  a  suivi  le  déve- 
loppement du  «  complot  »  jusqu'à  la  savante  série  des  articles 
perfides  publiés  dans  la  Correspondance  littéraire  de  4762  à 
1767,  et  jusqu'à  la  querelle  avec  Hume.  Elle  a  donc  interverti 
l'ordre  chronologique  des  faits,  puisqu'elle  a  commencé  par  la 
fin.  Or,  la  chronologie  est  le  fil  conducteur  qui  seul  permet  de 
circuler  dans  le  labyrinthe  des  hypothèses  historiques.  En  le 
gardant  dans  sa  main.  M'"''  Macdonald  eût  évité  d'exagérer  la 
portée,  —  considérable,  à  vrai  dire,  —  de  sa  trouvaille,  et  peut- 
être  serré  d'un  peu  plus  près  cette  vérité  que  l'histoire  n'atteint 
jamais,  mais  dont  elle  doit  chercher  à  s'approcher  toujours  da- 
vantage. Les  trois  «  conspirateurs  »  en  sembleraient  moins  noirs, 

(i)  Éd.  Toumeux,  III,  249-57. 


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^UYEAUX  APERÇUS   SUR  JEAK-JACQUES  ROUSSEAU.  137 

res  de  mélodrame,  sans  que  la  justification  de  Rous- 
iir  cela  moins  complète.  Il  est  évident,  en  effet,  que 
Brot  écrivit  sa  lettre  à  L[andois],  le  «  complot  » 
tô  encore  ;  et  il  me  parait  probable  que  ce  «  complot  » 
eu  la  réalité  concrète,  calculée  et  prolongée  que  lui 
facdonald,  ou,  en  tout  cas,  qu'il  ne  l'eut  que  beaucoup 
Un  «  complot  »  suppose  une  entente  consciente,  ré- 
plusieurs  personnes,  pour  des  fins  déterminées.  Or, 
entente  exista  jamais  entre  les  trois  complices,  ce  ne 
nt  qu'au  moment  de  la  revision  des  Mémoires»  Jusque- 
prouve  absolument  que  M"**  d'Épinay  ait  fait  le  jeu 
et  de  Diderot,  ni  même  que  ceux-ci  aient  poursuivi  un 
rté  :  tous  trois  furent  entraînés  par  les  conséquences 
emières  fautes,  par  leurs  mauvais  sentimens,  par  le 
imun,  par  les  événemens.  Nous  allons  le  voir  en  rap- 
îuccession  de  leurs  méfaits  dans  l'ordre  des  dates, 
^é  pour  l'examen  d'incidens  qui  se  sont  produits  dans 
B  du  temps. 

II 

i'entrer  dans  le  détail  de  l'intrigue,  nous  tâcherons 
r  les  relations  singulièrement  complexes  de  ses  prota- 

)  qui  est  de  leur  carrière,  —  si  l'on  ose  employer  un  . 
inapproprié  à  Vactivité  littéraire  de  Rousseau,  — voici 
it  retenir.  Ayant  introduit  Rousseau  dans  les  lettres, 

considérait  comme  son  patron,  entendait  exercer  sur 
îpèce  d'autorité,  prétendait  même   avoir  inspiré  ses 

Discours.  »  Rousseau,  qui  subit  longtemps  cet  ascen- 
Luique,  avait  de  son  côté  chaperonné  Grimm  :  avec 
iousiasme  sincère,  et  surtout  plus  de  discrétion.  Mais 
1  gardait  une  vive  reconnaissance  à  Diderot,  comme 
t  juger  par  la  phrase  môme  de  la  préface  de  la  Lettre 
ert  qui  consacre  leur  rupture  (1),  Grimm  n'en  avait 
)ur  lui.  Grimm  et  Diderot,  d'ailleurs,  s'entendirent 
eux  ensemble  qu'avec  Jean- Jacques,  qu'ils  observaient 

ivois  un  Aristarque  séTère  et  judicieux,  je  ne  l'ai  plus,  je  n'en  veux 
)  le  regretterai  sans  cesse,  et  U  manquera  bien  plus  encore  à  mon 
»  écrits.  » 


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if  ^*"» .  " 


138 


REVUE  DES   DEUX   MONDES. 


avec  une  condescendance  étonnée.  Sans  méconnaître  son  talent, 
ils  admiraient  le  leur  davantage  ;  ils  le  trouvaient  puéril  dans 
ses  manières  d'être,  singulier  dans  ses  allures,  et  Técrasaient  de 
leurs  avis.  L'un  étant  médiocre  et  l'autre  grossier,  ils  ne  com- 
prenaient rien  à  ses  scrupules  ni  à  ses  délicatesses.  Ses  aspira- 
tions à  la  pureté  paraissaient  au  cynisme  de  Diderot  une  hypo- 
crite aifectation  ;  son  indépendance  offusquait  la  phénoménale 
platitude  que  Grimm  étalait  dans  ses  lettres  aux  grands  de  la 
terre.  De  quel  œil  ces  deux  hommes  pouvaient-ils  le  voir  s'élever 
au-dessus  de  tous  les  écrivains  de  son  temps,  eux  compris,  jus- 
qu'à balancer  bientôt  la  gloire  rayonnante  de  Voltaire  ?  Il  faut 
ignorer  les  sentimens  que  développent  les  jeux  de  la  concur- 
rence, surtout  dans  les  états  où  [l'amour-propre  est  au  premier 
plan,  pour  méconnaître  que,  dans  ces  foudroyans  triomphes,  il  y 
avait  déjà  les  élémens  de  beaucoup  de  froissemens  et  de  malen- 
tendus (1). 

D'autres  facteurs  compliquaient  encore  cette  situation. 

Rousseau,  comme  on  sait,  avait  été  introduit  auprès  de 
M"**  d'Épinay  par  Francueil,  son  ancien  amant  ;  et  il  lui  avait 
présenté  Grimm,  qui  recueillit  la  succession  de  Francueil. 
Même  après  avoir  agréé  les  hommages  du  nouveau  venu, 
M°®  d'Epinay  aurait  désiré  conserver  avec  l'autre  des  relations 
amicales.  Grimm  ne  le  supporta  pas  :  il  était  jaloux,  personnel, 
despote  ;  il  éloigna  Francueil,  et  Ton  conçoit  qu'il  voulût  de 
même  éloigner  Jean-Jacques.  Comment,  en  effet,  aurait-il  vu 
sans  ombrage  l'amitié  de  sa  maîtresse  pour  un  homme  qui  la 
connaissait  si  bien,  et  leur  intimité  dans  l'isolement  de  la  cam- 
pagne, surtout  quand  cet  homme  était  un  maître  en  éloquence 
enflammée,  en  sentimens  extrêmes,  en  passion  toujours  prête  à 
éclater?  Là-dessus, Rousseau  devint  amoureux  de  M"""  d'Houde- 
tot.  Celle-ci  n'était  pas  seulement  la  belle-sœur  de  M"''  d'Épinay  : 
elle  en  était  l'amie  intime,  une  de  ces  amies  qu'on  subit  plus 
qu'on  ne  les  aime,  à  laquelle  on  adresse,  sans  les  formuler, 
toutes  sortes  de  petits  reproches  aigres  et  tendres,  dont  les 
bonheurs  vous  réjouissent  avec  un  rien  de  jalousie,  dont  on  est 
toujours  tenté  d'exagérer  les  moindres  faiblesses  ;  de  plus,  elle 
était  la  maîtresse  de  Saint-Lambert,  leur  ami  commun,  et  s'avi- 
sait de  l'aimer  avec  autant  de  tendresse  que  de  constance.  Est- 


(1)  Cf.  Macdonaid,  II,  p.  i-40,  passim. 


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NOUVEAUX   APERÇUS   SDR  JEAN-JAGQUBS   ROUSSEAU.  139 

ce  tout?  Pas  encore.  Il  y  avdt  le  faux  ménage  où  Jean- Jacques 
s'efforçait,  avec  une  si  touchante  impuissance,  de  mettre  un  peu 
de  dignité  :  la  mère  Levasseur,  toujours  en  intrigue  pour  garder 
barre  sur  lui,  et  Thérèse,  jalouse  de  M""**  d'Houdetot,  et  môme 
de  M"*  d'Épinay.  Voilà,  n* est-il  pas  vrai,  bien  du  combustible  ! 
Songez  encore  aux  caractères  accentués  de  tous  ces  gens. 
Représentez-vous  Grimm  âpre,  calculateur,  froid,  sec,  égoïste; 
Diderot  ardent,  impulsif,  emballé  ;  Jean-Jacques  tourmenté  de 
mille  inquiétudes,  valétudinaire  et  vraiment  malade,  neuras- 
thénique, passionné,  bientôt  méfiant.  Songez  à  l'intervention 
continuelle,  dans  leurs  affaires,  d'élémens  étrangers,  aux  com- 
mérages apportés  du  dehors,  aux  frémissemens  continuels  de 
susceptibilité  qu'irrite  le  sentiment  de  la  notoriété,  la  certitude 
que 'tous  les  «potins  »  deviendront  de  Thistoire,  aux  malenten- 
dus que  provoquent  les  lenteurs  des  correspondances,  Saint- 
Lambert  étant  alors  à  l'arniée  :  vous  comprendrez  qu'il  devait 
nécessairement  surgir  entre  eux  un  monde  de  difficultés.  Rous- 
seau seul  était  assez  romanesque  et  assez  sincère  pour  vouloir 
avant  tout  manœuvrer  loyalement  à  travers  tant  d'écueils.  Seul, 
il  devait  apporter  dans  sa  conduite  avec  ses  amis  toutes  sortes  de 
scrupules.  C'est  peut-être  parce  qu'il  en  eut  trop  que  ses  inten- 
tions iuren^  méconnues,  et  si  facilement  travesties. 

De  bonne  heure,  nous  voyons  surgir  un  incident  où  se 
révèle  cette  puissance  de  malentendu*  M""*  Macdonald  le  ra- 
conte (1),  avant  d'aborder  «  le  premier  acte  de  la  conspiration 
ourdie  entre  Grimm  et  Diderot,  »  et  comme  si  l'incident  consti- 
tuait une  sorte  de  prologue  à  la  tragédie.  11  s'agit  de  la  nou- 
veHe  édition  des  Poèmes  sur  la  Loi  ncUurelle  et  sur  le  Disastre 
de  Lisbonne^  que  Voltaire  avait  prié  Thiériot  de  distribuer  à 
d'Alembert,  Diderot  et  Rousseau,  en  ajoutant  : 

Us  m'entendront  assez;  ils  verront  que  je  n'ai  pu  m'exprimer  autrement, 
et  ils  seront  édifiés  de  quelques  restes;  ils  ne  dénonceront  point  ces 
sermons  (2). 

Rousseau  se  trouvait  alors  à  l'Ermitage:  la  brochure  lui  fut 

<»Tivoyée  sans  le  message  restrictif  qui   devait  l'accompagner. 

itté  de  l'attention  que  lui  marquait  ainsi  le  «  patriarche,  »  il 

voulut  répondre  de  son  mieux;  et  il  écrivit  la  magnifique 

n  n,  p.  6-7. 

I  4  jain  \'ÔQ,  ôd.  Garnieri  t.  XXXIX,  n»  3180. 


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140 


REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


lettre  du  18  avril  1756,  que  Tronchin  fut  chargé  de  porter  à 
Ferney. 

Dans  ces  conditions,  dit  M™«  Macdonald  en  achevant  le  récit  de  cet  épi- 
sode, Voltaire  put  croire,,  et  crut  sans  doute  qu'il  avait  à  se  plaindre  de 
Téloquente  lettre  écrite  par  Rousseau  pour  défendre  Toptimisme  attaqué 
dans  les  poèmes.  Rousseau,  de  son  cdté,  ignorant  le  message  de  Voltaire, 
fut  froissé  du  fait  que  cette  lettre  demeurait  sans  réponse  :  et  les  premiers 
germes  dé  Tirritation  furent  ainsi  semés  entre  les  deux  grands  maîtres  qui 
n'auraient  jamais  dû  se  quereller. 

Les  détails  ne  sont  pas  tout  à  fait  exacts  t  en  réalité,  Voltaire 
répondit  par  un  billet  qui  n'est  pas  sans  ironie  (1),  et  où  cepen- 
dant le  bon  Jean-Jacques,  encore  confiant,  ne  vit  que  des  com- 
plimens  (2).  A  vrai  dire.  Voltaire  ne  put  regarder  cette  lettre 
comme  une  «  dénonciation;  »  mais,  peut-être  pour  d'autres 
raisons,  et  sans  doute  parce  qu'il  en  sentit  l'éclatante  supériorité, 
aurait-il  préféré  qu'elle  n'eût  pas  été  écrite.  Or,  il  est  possible 
que  Rousseau  se  fût  abstenu  de  l'écrire,  s'il  avait  eu  connaissance 
du  message  de  Voltaire.  On  peut  donc  estimer  qu'en  négligeant 
de  le  lui  communiquer,  ses  amis  contribuèrent  à  lui  aliéner  son 
grand  rival.  Mais  pour  croire  que  cette  négligence  fut  calculée, 
il  faudrait  admettre  que  Diderot  et  Grimm  en  mesurèrent  les 
effets,  mirent  Thiériot  dans  leur  jeu,  prévirent  que  Rousseau 
répondrait,  qu'il  le  ferait  par  un  chef-d'œuvre,  que  même  ce 
chef-d'œuvre  serait  publié  plus  tard,  sans  l'autorisation  de  l'au- 
teur ni  du  destinataire.  C'eût  été  de  la  divination!  En  réalité,  si 
cet  incident  a  de  l'importance  et  si  nous  l'avons  signalé,  c'est 
parce  qu'il  nous  offre  le  type  ou  le  schéma  d'autres  incidens 
qui  devaient  se  multiplier  dans  la  suite. 

Mais,  s'il  s'en  produisit  plusieurs  qui  peuvent  être  pareille- 
ment attribués  à.  la  négligence  ou  au  hasard,  il  y  en  eut  aussi 
où  la  malveillance  et  la  perfidie  éclatent  dans  la  crue  lumière 
dont  M™'  Macdonald  a  réussi  à  les  éclairer.  En  voici  un  frap- 
pant exemple. 

On  peut  lire,  dans  la  Correspondance  littéraire  de  juillet  1756(3), 


(1)  Le  12  septembre,  N"  3233  de  l'édition  Garnier. 

(2)  Voyez  sa  lettre  à  Tronchin,  25  janvier  1757,  dont  un  passage  est  publié  dai 
Sayous,  le  Dix-huitième  siècle  à  l'étranger,  I,  p.  238-59.  Cf.  H.  Tronchin,  Théodoi 
Tronchin,  Paris,  1906,  p.  246-59. 

(3)  Éd.  Tourneux,  III,  p.  249-55. 


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lïOUYEAUX  APERÇUS  SUR  JEÂN-JACQUES   ROUSSEAU.  141 

une  lettre  de  Diderot,  datée  du  29  juin  et  adressée  à  M.  Grimm,  qui 
se  félicite  de  l'offrir  à  ses  abonnés,  et  l'introduit  par  le  gali- 
matias que  voici  : 

* 

La  liberté  est  un  mot  vide  de  sens,  comme  vous  allez  voir  dans  la  lettre 
de  M.  Diderot.  L'arbitraire  produirait  le  chaos,  et  le  chaos  est  aussi  un  mot 
vide  de  sens;  car  rien  ne  peut  exister  sans  une  certaine  loi  constante, 
quelle  qu'elle  soit;  et  cette  loi  ne  finit  pas  sitôt  que  ce  qui  existait  par  elle 
périt  avec  elle,  et  disparaît  de  la  chaîne  des  êtres. 

Cette  lettre  reproche  au  destinataire,  à  qui  Diderot  envoie 
des  secours,  et  qui  en  demande  toujours  davantage,  des  soup- 
çons injurieux,  un  caractère  hargneux,  toutes  sortes  de  mauvais 
procédés.  «...  Depuis  trois  ou  quatre  ans  que  je  ne  reçois  que 
des  injures  en  réponse  de  mon  attachement  pour  vous,  ne  le 
suis-je  pas  [patient]!  Et  ne  faut-il  pas  que  je  me  mette  à  tous 
momens  à  votre  place  pour  les  oublier,  ou  n'y  voir  que  les  effets 
naturels  d'un  tempérament  aigri  par  les  disgrâces  et  devenu 
féroce?  »  Certaines  expressions  font  supposer  que  ces  injustes 
plaintes  de  L...  ont  fait  grand  bruit  :  «...  N'est-il  pas  vrai  que  si 
tous  ceux  qui  sont  plus  malheureux  que  vous  faisaient  autant 
de  vacarme,  on  ne  tiendrait  pas  dans  ce  monde?  ce  serait  uq 
sabbat  infernal.  »  Dans  la  Correspondance  générale  de  Diderot, 
le  destinataire  de  cette  lettre  est  donné  pour  Landois  (1),  et 
l'on  ne  voit  pas  comment  les  jérémiades  de  cet  obscur  auteur 
auraient  causé  tant  de  tapage.  Mais  M""'  Macdonald  Ta  re- 
trouvée, transcrite  dans  un  des  cahiers  du  manuscrit  original 
des  Mémoires  de  M"**  d'Épinay  (2).  Et  là,  elle  est  censée  adressée 
à  «  un  nommé  Verrety  homme  sans  aveu,  tombé  du  ciel,  mourant 
de  faim,  »  qui  «  fut  un  jour  rencontré  dans  un  café  par  Garnier 
[Diderot],  »  sauvé  et  nourri  par  lui,  et  qui,  après  s'être  réfugié 
«  dans  une  petite  ville  de  province,  »  accabla  son  sauveur  de 
reproches  injustes  et  finit  par  s'attirer,  en  réponse,  la  lettre  en 
question.  Ce  fragment,  —  le  seul  où  il  soit  question  du  nommé 
Verret,  —  disparut  des  Mémoires,  M"*"  Macdonald  en  conclut 
qu'en  réalité,  la  lettre  de  Diderot  était  véritablement  adressée  à 
Rousseau,  destinée  à  le  noircir  auprès  des  «  souverains  étran- 
rs,  princes,  hommes  d'État  et  leaders  de  la  société  qui  patron- 
lent  le  journal  secret.  »  Cette  conclusion,  sans  être  certaine,. 

(1)  Éd.  Tonmenx,  XEL,  p.  432-38. 

(2)  a,  p.  7-14  et  appendioesi  note  F. 


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142  iifiyuft  Dfift  Dfltnt  MotiDin. 

paratt  extrêmement  probable,  surtout  quand  on  rapproche  de  la 
lettre  à  L[andoi8]  un  fragment  du  Fils  naturel  où  Rousseau 
crut  se  reconnaître  (1),  et  la  fameuse  lettre  de  Diderot  à  Grimm 
dfae  M.  Toumeux  date  d'octobre  ou  de  novembre  1757  (2),  et  qui 
est  un  réquisitoire  à  la  fois  fougueux,  haineux  et  larmoyant  contre 
l'ami  commun,  où  l'on  relève  des  traits  dont  l'exagération  et 
rinvraieemblance  sautent  aux  yeux  : 

Que  je  ne  voie  plus  cet  homme-là,  il  me  ferait  croire  aux  diables  de 
l'enfer.  Si  je  suis  jamais  forcé  de  retourner  chez  lui,  je  suis  sûr  que  je 
frémirai  tout  le  long  du  chemin  ;  j'avais  la  fièvre  en  revenant.  Je  suis  fâché 
de  ne  pas  lui  avoir  laissé  voir  l'horreur  qu'il  mHnspirait,  et  je  ne  me  récon- 
cilie avec  moi  qu'en  pensant  que  vous,  avec  toute  votre  fermeté,  vous  n6 
l'auriez  pas  pu  à  ma  place  :  je  ne  sais  pas  s'il  ne  m'aurait  pas  tué.  On  en- 
tendait ses  cris  jusqu'au  bout  du  jardin. 

Cette  fois,  aucun  doute  n'est  possible,  et  l'on  ne  saurait  in- 
terpréter de  deux  manières  cet  inconcevable  document.  Écrite» 
comme  le  remarque  M""*  Macdonald,  «  dix  mois  avant  la  publi» 
cation  de  la  Lettre  à  dAlemberty  et  cinq  mois  avant  que  Rous- 
seau soupçonnât  qu'il  avait  en  Diderot  un  ennemi  masqué  plus 
qu'un  ami  sans  jugement  »  (unjudiciom),  une  pareille  lettre 
suffit  à  mettre  en  garde  contre  tout  ce  que  fit  et  tout  ce  que  dit 
son  auteur  par  rapport  à  Jean-Jacques. 

Cependant,  la  Correspondance  littérairey  exception  faite  pour 
la  lettre  à  L[andois],  s'abstint  assez  longtemps  de  toute  attaque 
personnelle  contre  Rousseau.  Elle  juge  sévèrement  la  Lettre  à 
i^Alembert,  sans  y  relever  le  trait  si  mérité  qui  frappait  Diderot 
en  pleine  poitrine  (3).  Dans  un  autre  article  »  en  signalant  les 
pamphlets  qui  commencent  à  pulluler  autour  du  morceau  déjà 
fameux,  elle  en  signale  un,  particulièrement  injurieux,  en  ces 
termes  :  ce  II  a  couru  en  manuscrit  une  prétendue  lettre  d'Arle- 
quin, qui  m'a  paru  infâme,  en  ce  qu'elle  attaque  moins  les  prin- 
cipes que  la  personne  et  les  mœurs  du  citoyen  de  Genève  (4),  » 
Grimm  n'accuse  encore  Rousseau  que  d'être  «  un  sophiste.  » 
Après  la  Nouvelle  Héloïse,  le  «  sophiste  »  devient  atrabilaire  : 
«  En  quittant  son  genre,  on  ne  dépose  pas  son  naturel  :  aussi 

(1)  Macdonald,  tt,  42  sq. 

(2)  XIX,  446  sq. 

(3)  !•'  déc.  1758,  IV,  p.  52-55. 

(4)  1"  fév.  1759,  IV,  p.  75-78. 


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NOUVEAUX   APERÇUS    SDR   JEAN-JAGQUB8   BOUSSEAU.  443 

trouvez- VOUS  dans  la  Nouvelle  Béloïse  Tamoup  du  paradoxe  avec 
le  fiel  et  le  chagrin  dont  son  auteur  est  obsédé...  Aucun  des 
personnages  de  ce  roman  n'a  de  Fobservation.  Ils  ont  tous  ce 
ton  de  chagrin  et  de  dénigrement  que  la  misanthropie  a  rendu 
habituel  à  M.  Rousseau  (1).  »  C'est  seulement  après  TÉmi/e  que 
les  lettres  de  Grimm  deviennent  franchement  calomnieuses.  On 
dirait  qu'il  s'inquiète  de  voir  grandir  la  célébrité  de  Jean-Jacques 
et  veut  mettre  en  garde  ses  illustres  abonnés,  qui  pourraient  le 
prendre  en  faveur.  Le  18  juin  1762  (2),  il  esquisse  de  Tauteur 
à  la  mode  une  biographie  sommaire,  toute  pleine  de  petites 
inexactitudes  et  d'insinuations  qui  tendent  à  le  rendre  odieux  ou 
ridicule  : 

Il  avait  quitté  tous  ses  anciens  amis,  entre  lesquels  le  partageais  son 
intimité  avec  le  philosophe  Diderot;  et  il  nous  avait  remplacés  par  des  gens 
de  premier  rang.,,  J.-J.  Rousseau  a  passé  sa  vie  à  décrier  les  grands;  ensuite 
il  a  dit  qu'il  n'avait  trouvé  de  vertus  et  d'amitiés  que  parmi  eux...  M.  Rou8« 
seau  revint  à  Paris  [après  Venise],  indigent^  inconnu,  ignorant  ses  talens  et 
ses  ressources,  cherchant^  dans  un  délaissement  effrayant^  de  quai  ne  pas 
mourir  de  faim...  Sa  vie  privée  et  domestique  ne  serait  pas  moins  curieuse; 
mais  elle  est  écrite  dans  la  mémoire  de  deux  ou  trois  amis,  lesquels  se  sont 
respectés  en  ne  l'écrivant  nulle  part. 

Dès  lors,  la  campagne  se  poursuit  avec  une  violence  froide 
et  calculée,  qu'aucun  malheur  ne  désarme.  Je  ne  crois  pas  que 
personne,  avant  M""  Macdonald  (3),  ait  eu  l'idée  d'extraire,  de  la 
Correspondance  littéraire,  les  fragmens  qui  se  rapportent  h 
Jean-Jacques  et  de  les  rapprocher  des  événemens  douloureux 
qui,  de  1762  à  1767,  remplirent  cette  pauvre  existence  ballottée 
et  poursuivie  :  ils  montrent  avec  une  terrible  évidence  quelle 
haine  savante  traquait  le  proscrit.  Rousseau,  chassé  d'Yverdon 
par  le  gouvernement  bernois,  se  réfugie  à  Métiers,  dans  les  États 
de  Frédéric  II.  Aussitôt  la  Correspondance  écrit  :  «  Le  voilà  donc 
sous  la  protection  d'un  prince  qu'il  faisait  profession  de  haïr  parce 
qu'il  le  voyait  l'objet  de  l'admiration  publique  (4).  »  On  apprend 
qu'il  s'est  rapproché  de  la  foi  de  son  enfance  :  la  Correspon- 
dance insinue  à  l'instant  que,  par  conséquences  des  «sophismes  » 
soutenus  par  lui  dans  la  Lettre  à  rarchevêque,  il  «  dit  expres- 

(1)  3  fév.  1761,  IV,  p.  342-46. 

(2)  V,  p.  92-106. 

(3)  II,  95-182,  et  Indes. 

(4)  i"  août  1762,  V,  p.  139, 


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REVUE  DES   DEUX   MONDES. 


sèment  que  les  premiers  protestans  de  France  furent  légitime- 
ment persécutés,  et  que  l'oppression  qu'ils  essuyèrent  ne  cessa 
d'être  juste  que  lorsque,  par  des  conventions  solennelles,  leur 
culte  fut  reçu  par  l'Etat  (1).  m  Paoli  et  Buttafoco  lui  font  de- 
mander une  Constitution  pour  la  Corse  :  la  Correspondance 
s'empresse  de  leur  suggérer  de  s'adresser  à  d'autres  (2).  Sa  patrie 
se  divise  à  son  sujet  :  c'est  lui  seul  qui  est  coupable,  lui  qui  a 
voulu  l'émeute,  lui  dont  la  funeste  éloquence  arme  «  le  citoyen 
contre  le  citoyen  (3).  »  Inutile  d'ajouter  que  la  querelle  avec 
Hume  sera  racontée  avec  la  plus  insigne  perfidie  (4);  et  &  ce 
propos,  le  rédacteur  de  la  Correspondance  a  le  cynisme  d'écrire  : 
K  Depuis  l'instant  de  ma  rupture,  je  ne  me  suis  jamais  permis 
de  parler  mal  de  sa  personne;  j'ai  cru  qu'on  devait  ce  respect  et 
cette  pudeur  à  toute  liaison  rompue!  »  Naturellement,  la  Cor- 
respondance  étant  secrète,  Jean-Jacques,  comme  M"*  Macdonald 
Ta  montré,  ignorait  ces  rapports,  n'y  pouvait  répondre,  voyait 
ses  plus  chères  relations  d'amitié  troublées  par  eux  sans  savoir 
d'où  partaient  ces  flèches  empoisonnées.  Jamais  le  grand  prin- 
cipe de  la  calomnie  ne  fut  appliqué  avec  plus  de  persévérance 
et  d'adresse. 

Toutefois,  quelque  odieuses  que  soient  ces  manœuvres,  il 
parait  impossible  de  leur  reconnaître  encore  le  caractère  d'un 
«  complot  »  dont  Grimm  et  Diderot  tiendraient  les  fils ,  où 
seraient  affiliés  d'Alembert,  Tronchin,  Hume,  Walpole,  etc.  Le 
plus  probable,  c'est  qu'elles  restaient  des  actes  individuels.  Mais, 
peu  à  peu,  les  rancunes  de  Grimm  et  de  Diderot,  au  lieu  de  s'as- 
soupir, s'irritaient.  Inconsciemment  ou  de  dessein  prémédité, — 
admettons  que  ce  fut  inconsciemment,  —  ils  accablaient  Rous- 
seau chaque  fois  qu'ils  parlaient  de  lui,  avec  une  cruauté  crois- 
sante, une  mauvaise  foi  de  plus  en  plus  audacieuse;  et  comme  le 
mal  engendre  le  mal,  leur  méchanceté  devenait  toujours  plus 
noire  en  s'exerçant.  Quant  à  Jean-Jacques,  avec  sa  frémissante  et 
ombrageuse  sensibilité,  son  imagination  maladive,  l'hypereslhésie 
de  tous  ses  nerfs,  il  leur  faisait  la  partie  belle.  Les  autres  en 
profitaient,  en  abusaient.  Rien  qu'en  dénaturant  un  peu  les  faits, 
ils  arrivaient  à  leurs  fins  :  peut-être  parvenaient-ils  à  croire  eux- 


(1)  15  mai  1763.  V,  p.  290-93. 

(2)  !•'  nov.  1763,  VI,  p.  113-14. 

(3)  15  janv.  1765,  VI,  p.  176-82. 

(4)  15  oct.  1766,  VII,  p.  139-46. 


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NOUVEAUX   APERÇUS   SUR  JEAN-JACQUES   ROUSSEAU.  145 

mêmes  à  lenrs  demi-mensonges  et  à  leurs  broderies.  La  vérité 
ne  se  déforme-t-elle  pas  en  quelque  sorte  d'elle-même  dans  les 
relations  compliquées  entre  plusieurs  personnes,  par  les  rapports 
par  à  peu  près  de  propos  tenus  sans  témoins,  ou  devant  des 
témoins  qui  les  comprennent  avec  des  nuances  différentes,  ou 
par  des  interprétations  trop  libres  de  paroles  authentiques?  C'est 
vraiment  une  triste  histoire,  et  l'on  s'afflige  un  peu  de  la  voir 
entrer  dans  l'histoire.  Il  s'en  produit  souvent  de  pareilles,  à  tous 
les  degrés  de  l'échelle  sociale  :  dans  la  vie  ignorée  des  hommes 
qui  passent  sans  laisser  de  traces,  que  d'amitiés  se  rompent  de 
celte  pénible  manière  !  Ceux  que  nous  avons  sous  les  yeux,  peut- 
être,  agissaient  sous  la  pression  des  circonstances  qu'ils  ména- 
geaient en  les  subissant,  même,  si  l'on  veut,  en  s'excitant  et 
s'aidant  l'un  l'autre,  sans  que  le  terme  de  «  complot  »  pût 
encore  convenir  à  leurs  menées. 

Mais  il  faut  le  reconnaître,  ce  terme  s'applique  sans  exagéra- 
tion au  «  tripatouillage  »  des  Mémoires.  Jusqu'alors,  Grimm, 
Diderot,  M"**  d*Épinay,  je  le  répète,  avaient  agi  chacun  pour  son 
compte,  ou  à  peu  près  ;  et  même,  il  y  avait  eu  dans  leur  sévérité 
pour  l'ancien  ami  une  part  de  bonne  foi.  On  peut  admettre 
qu'ils  le  croyaient  avec  sincérité  coupable  envers  eux  et  envers 
les  hommes.  Maintenant,  la  bonne  foi  disparait  des  conseils  où 
ils  se  concertent.  C'est  en  commun  qu'ils  préparent  l'encre  dont 
ils  vont  noircir  le  malheureux  «  René,  »  qu'ils  arrangent  les  faits 
au  mieux  de  leur  cause  en  consultant  leurs  anciens  papiers, 
qu'ils  s'efforcent  d'être  habiles,  de  mettre  de  leur  côté  toutes 
les  vraisemblances.  M°*  Macdonald  a  eu  la  patience  de  recon- 
struire leur  travail,  à  travers  les  cahiers  des  Archives,  de  la 
Bibliothèque  de  TÂrsenal  et  de  celle  de  la  rue  de  Sévigné;  les 
exemples  qu'elle  a  recueillis  ne  laissent  place  à  aucun  doute. 
En  voici  quelques-uns  (1)  : 

Au  bas  d'une  des  pages  éparses  du  manuscrit  de  FArsenal, 
on  lit  : 

Reprendre  René  dès  le  commencement.  IL  faut  me  le  mettre  dans  leurs 
promenades  ou  conversations  de  défendre  quelques  thèses  bizarres.  II  faut 
qu'on  s'aperçoive  qu'il  a  de  la  délicatesse,  beaucoup  de  goût  pour  les  fem- 
mes... galamment  brusque  certain  temps  sans  le  voir.  M"**  de  Montbriliant 
demande  raison,  ~  il  répond  en  faisant  le  portrait  de  tous...  beaucoup 

(1)  T.  I,  p.  84-140;  appendices,  note  DD;  —  avec  fac-similés. 

TOME  xxziz.  —  1907.  10 


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146  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'honnêteté  et  point  de  mœurs,  -—  demande  ce  qu'il  pense  d'elle,  répond  ce 
qu'on  dit,  et  ce  qu'il  en  pense  (1). 

Et  M"**  M  acdonald  trouve  dans  le  cent-trente-neuvième  cahier 
du  manuscrit  les  effets  précis  de  cette  note  confuse  : 

Je  ne  sais  trop  si  je  lui  ferai  tort  de  dire  qu'il  est  plus  flatté  du  plaisir 
de  soutenir  des  thèses  bizarres  que  peiné  des  alarmes  que  peuvent  jeter 

ses  sophismes  dans  le  cœur  de  ceux  qui  l'écoutent, 

■ 

effets  qui,  d'après  sa  référence,  ont  subsisté  dans  le  texte  im- 
primé (2). 

Dans  un  autre  cahier  du  môme  manuscrit,  on  trouve  cette 
recommandation  : 

Dites  que  Garnier  [Diderot]  payait  l'entretien  des  Élois  [Levasseur]  ce 
qui  fait  qu'il  n'avait  plus  de  quoi  aller  voir  René  (3). 

Voilà  Rousseau  convaincu  d'avoir  été  nourri  par  Thérèse  et 
'  sa  mère  ! . . . 

Enfin,  toujours  dans  les  cahiers  de  l'Arsenal  ; 

La  femme  de  Garnier,  qui  n'est  qu'une  bonne  femme,  mais  qui  a  une 
pénétration  peu  commune^  voyant  son  mari  désolé  le  lendemain  lui  en 
demande  la  raison  et  l'ayant  appris  lui  dit  :  «  Vous  ne  connaissez  pas  cet 
homme-là,  il  est  dévoré  d'envie:  il  fera  un  jour  quelque  grand  forfait  plu» 
tôt  que  de  se  laisser  ignorer.  Tiens,  je  ne  jurerais  pas  qu'il  ne  prît  le  parti 
des  Jésuites.  »  La  femme  de  Garnier  a  senti  juste,  mais  ce  n'est  pas  cela  que 
René  fera;  c'est  contre  les  philosophes  qu'il  prendra  parti  et  finira  par 
écrire  contre  ses  amis,  tournez  cela  à  la  façon  de  Wolf  (4). 

On  voit  aisément  que  Tanecdote,  trouvée  après  coup,  tend  à 
rendre  suspectes  la  sincérité,  toute  l'œuvre  et  la  pensée  même 
de  Jean-Jacques,  d'accord  avec  la  Correspondance  littéraire  où 
Grimm  ne  manque  aucune  occasion  de  le  montrer  sous  les  traits 
d'un  <(  sophiste  »  sans  conscience,  mille  fois  plus  soucieux  de 
produire  de  l'effet  que  de  chercher  la  vérité  (5). 

Que  d'autres  inventions  ingénieuses,  un  peu  comiques  parfois 

(i)  Je  copie  ces  notes  teUes  que  M«»  Macdonald  les  a  données;  mais  certains 
mots  pourraient  se  lire  autrement;  par  exemple,  d'après  le  fac-similé,  je  lirais  : 
«  Dans  le  cas  (,)  promenade  ou  conversation  (,)  de  detTendre  »,  etc. 

(2)  Éd.  Brunet,  111,  p.  30  ;  Macdonald,  I,  p,  94. 

(3)  Appendices  DD,  I,  p.  388. 

(4)  Appendices  DD,  I,  p.  389. 
(5}  T.  IV,  p.  52-55,  342-46,  etc. 


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NOUVEAUX   APERÇUS   Stm  JEAN'JACQtnE&   ROUSSEAU.  147 

quand  il  s'agit  de  flatter  la  vanité  de  Grimm,  lequel  avait  toutes, 
les  vanités!  Telle  est  l'histoire  du  fameux  duel  où  il  défend 
l'honneur  de  M"*  d'Épinay,  et  dont  M"*  Macdonald  démontre 
avec  beaucoup  de  finesse  qu'il  ne  fut  jamais,  selon  toute  vraisem*- 
blance»  qu'une  agréable  fiction^  destinée  à  relever  d'un  point 
d'héroïsme  le  rôle  un  peu  plat  du  personnage  (1)  ';  ou  telle  est 
cette  recommandation  délicieuse  :  «  Donnez  le  titre  de  chevalier 
à  Voix  [Grimm]  (2).  »  —  Par  malheur,  l'imagination  des  com- 
plices n'est  pas  toujours  aussi  innocente  »  et  devient  volontiers 
perfide  ou  odieuse.  C'est  ainsi  qu'en  passant,  on  insinuera  que 
les  Élois  avaient  tiré  René  de  la  misère»  et  «  tout  sacrifié  pour 
lui  (3)  ;  »  ou  que,  dans  une  lettre  de  René,  on  lui  fera  dire  :  «  Il 
m'est  essentiel  d'avoir  du  loisir  et  de  la  tranquillité  pour  achever 
cet  hiver  un  grand  ouvrage;  il  s'agit  peut-être  de  2000  écus  de 
profit  (4)...  »  Notez  que  ces  perfidies  seront  adroitement  Suppri- 
mées par  Brunet»  qui  aurait  craint,  en  les  maintenant,  et  parce 
qu'il  les  jugeait  lui-même  par  trop  incroyables,  —  c'est  du 
moins  le  sentiment  que  lui  prête  M"*  Macdonald,  —  de  porter 
préjudice  à  la  crédibilité  du  texte.  On  en  pourrait  allonger  la 
liste.  Les  exemples  ci-dessuis  suffiront  à  montrer  l'importance 
de  la  découverte  de  M""*  Macdonald,  et  la  part  de  réalité  du 
complot  que  Rousseau  avait  toujours  pressenti,  qui  n'exista 
peut-être  pas  authentiquement  de  son  vivant,  mais  qui,  je  crois, 
se  réalisa  après  sa  mort.  Du  reste,  on  la  mesurera  mieux  encore 
en  constatant  tout  ce  qu'un  critique  aussi  renseigné  et  équitable 
que  M.  Brédif  a  tiré  des  Mémoires  de  M"^^  d'Épinay,  et  la  créance 
qu'il  leur  a  conservée  (S)  ;  et  l'on  abandonnera  définitivement 
cette  source  empoisonnée,  pour  tous  les  faits  qui  ne  peuvent 
être  établis  par  d'autres  témoignages. 


(1)  App.  DD,  1,  p.  385-^,  et  t.  H,  p.  65-76. 

(2)  App.  DD,  I,  p.  386. 

(3)  App.  DD,  I,  p.  398. 

(4)  llÀd,,  p.  401. 

(8)  Voyez  entre  autres,  p«  347-15.  —  M.  Brédif  suppose  que  la  cause  première 
de  la  rupture  de  Diderot  avec  Rousseau,  fut  le  «  flagrant  délit  »  où  Rousseau  aurait 
été  pris  par  son  ami,  «  d'avoir  essayé  de  donner  à  M"*  d'Houdetot  des  scrupules 
de  conscience,  avec  l'espoir  secret  de  supplanter  Saint-Lambert.  »  Et  nous  savons 
maintenant  oe  qu'il  faut  penser  de  cette  prétendue  hypocrisie,  et  de  la  lettre  où 
Diderot  raconte  mélodramatiquement  la  terrible  impression  qu'il  en  eut. 


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148  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

III 

On  comprend  que  M"**  Macdonald,  dans  la  joie  de  sa  décou- 
verte, ait  été  tentée  de  l'amplifier  et  d'en  tirer  des  conclusions 
extrêmes;  d'autant  plus  qu'elle  n'est  point  impartiale,  comme 
elle  l'a  reconnu,  comme  on  le  voit  bien,  comme  il  faut  le  rap- 
peler. Cela  n'a  pas  manqué  d'arriver.  Ayant  prouvé  que  Rous- 
seau eut  le  beau  rôle  dans  ses  relations  avec  Diderot,  Grimm  et 
jyjme  (j'Épinay,  elle  a  voulu  pousser  son  avantage  et  montrer  qu'à 
rencontre  de  l'opinion  presque  universelle,  il  était  demeuré  sain 
d'esprit  à  travers  toutes  ses  souffrances.  Son  raisonnement  est 
une  façon  de  syllogisme,  simple  et  spécieux  (1).  Les  partisans 
de  la  folie  s'appuient  sur  le  fait  que  Rousseau,  à  la  suite  de  ses 
différends  avec  ses  amis,  de  la  condamnation  de  ses  ouvrages  et 
de  son  séjour  en  Angleterre,  s'imagina  constamment  qu'il  était 
victime  d'un  complot,  dont  Grimm  et  Diderot  étaient  les  arti- 
sans; or  il  est  établi  que  ce  complot  a  existé;  donc,  Rousseau 
ne  se  figurait  rien  qui  ne  fût  conforme  à  la  réalité,  et,  par  consé- 
quent, n'était  pas  atteint  de  la  manie  des  persécutions. 

Gela  serait  très  juste  si  la  question  pouvait  se  ramener  à  des 
élémens  aussi  rudimentaires  ou  simplifiés.  Mais  ce  n'est  pas  le 
cas.  Rousseau  fut  calomnié  méthodiquement  par  Grimm  et 
Diderot,  c'est  entendu;  après  ses  lectures  des  Confessions  y  ces 
calomnies  systématiques  furent  reprises  et  coordonnées  de  telle 
sorte  par  ses  deux  ennemis,  avec  le  concours  de  M°*  d'Épinay, 
qu'on  peut  admettre, —  très  faciunt  collegium^ —  que  les  calom- 
niateurs deviennent  des  conspirateurs,  nous  l'avons  reconnu. 
Mais,  ces  deux  points  admis,  il  y  a  tout  le  reste.  Et  c'est  préci- 
sément le  reste  qui  peut  fixer  notre  conviction. 

L'état  mental  de  Rousseau  a  été  abondamment  étudié  par  des 
spécialistes.  Plusieurs  ont  proclamé  l'admiration  qu'ils  gardaient 
pour  ce  «  sujet  »  de  choix,  tout  en  observant  dans  ses  actes 
et  dans  ses  écrits  la  marche  de  la  terrible  maladie.  C'est  le  cas 
d'un  des  plus  éminens  d'entre  eux,  dont  le  témoignage  nous  suf- 
fira, le  docteur  Môbius  (2).  Sans  rien  connaître  encore  des  re- 

(1)  II,  p.  238. 

(2)  /.-/.  Rousseau,  t.  II,  des  Ausgewâhlle  Werke,  8*,  Leipzig,  1903.  La  première 
édition  est  de  1889.  Cf.  l'article  de  Bninetiëre,  dans  la  4*  série  des  Études  critiques 
sur  VHisloire  de  la  littérature  française,  p.  325-55;  puis,  entre  autres,  la  Folie  de 
J,-J.  Rousseau,  par  le  D'  Châtelain,  in-18,  Neuchàtel,  1890;  et  l'Histoire  médicale 
de  J.-J.  Rousseau,  par  Sibiril,  Bordeaux.  4900. 


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NOUVEAUX   APERÇUS    SUR   JEAN-JACQUES   ROUSSEAU.  .  149 

herches  de  M"*  Macdonald^  il  avait  très  bien  compris,  d'après 
es  documens  les  plus  répandus,  que  la  conduite  de  Grimm  et 
le  Diderot  envers  Rousseau  avait  pu  justifier  ses  pires  soupçons, 
roubler  profondément  son  âme  longtemps  confiante.  Mais  il 
l'en  avait  pas  moins  diagnostiqué,  à  la  seule  lecture  des  Confes- 
ions^  un  état  maladif.  Il  en  trouve  le  premier  éclat  positif,  ou 
a  première  preuve,  dans  la  grande  lettre  à  Hume  du  10  juil- 
et  1766  (1).  Non  qu'il  fût  tenté  de  donner  raison  à  Hume  :  au 
ontraire,  il  constate  que  Rousseau  eut  mille  bons  motifs  de  se 
Jaindre  de  lui  ;  mais  il  constate  en  même  temps  que  Rousseau 
e  figura  que  Hume,  d'accord  avec  ses  ennemis,  l'avait  délibé- 
ément  attiré  en  Angleterre  pour  le  déshonorer,  et  que  c'était 
casser  la  mesure  et  tomber  dans  le  délire  de  la  persécution  : 

Rousseau,  conclut-il,  ne  savait  pas  tout,  mais  il  en  savait  assez  pour  pou- 
oir  avec  raison  reprocher  à  Hume  son  manque  de  tact  et  rompre  le  lien 
e  leur  amitié.  Aussi  n'est-ce  pas  dans  sa  condamnation  [de  Hume  que  se 
pouve  Télément  maladif  (dos  Kran*^a/lt),  mais  en  ceci,  qu'il  fit  descendre  d'un 
lan  profondément  médité,  avec  les  actions  de  Hume,  presque  tout  ce  qui 
ai  arriva  en  Angleterre,  et  qu'en  enchaînant  les  faits  isolés  {das  Einzelné) 
vec  la  plus  grande  perspicacité,  il  reconnut  partout  l'intention  réfléchie 
le  lui  nuire  (p.  168). 

Bien  des  incidens  connus,  sur  lesquels  il  serait  oiseux  d'insis- 
er  ici,  montrent  à  quel  point  l'interprétation  du  docteur  Môbius 
ipproche  de  la  vérité,  et  de  quelle  [manière  Jean- Jacques  se 
aissait  emporter,  par  des  observations  vraies,  dans  le  règne  du 
[élire.  Les  témoignages  de  ses  plus  intimes  amis  viennent  aussi 
;orroborer  l'impression  douloureuse  et  certaine  que  dégagent 
ant  de  passages  des  Confessions^  des  Rêveries,  de  la  Correspon- 
lancCy  et  surtout  les  Dialogues,  H  est  à  peine  nécessaire  d'en 
nvoquer  aucun,  tant  ils  sont  connus.  Je  rappellerai  pourtant 
telui  de  Corancez,  parce  que  M""'  Macdonald  le  cite  parmi  'les 
imis  les  plus  fidèles  et  les  mieux  renseignés  de  Jean- Jacques  (2). 
)ans  les  lettres  que  ce  brave  homme  écrivit  au  Journal  de^ 
^aris  (3)  pour  répondre  à  l'ouvrage  de  Dusaulx  (4),  on  relève 
les  traits  comme  ceux-ci: 

(1)  Hachette,  DCCLXXXV. 

(2)  I.  14. 

(3)  De  J.-J.  Rousseau,  extrait  du  Journal  de  Paris,  des  n**  251,  256,  258,  259, 
60  et  261  de  Tan  VI.  Je  renvoie  au  tirage  à  part,  puhlié  sans  autre  indicaUon. 

(4)  Dtf  mes  rapvorls  avec  J.-J,  Rousseau^  in-12,  Paris,  Tan  VI,  1798. 


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180 


revus:  des  deux  mondes. 


Lorsqu'il  éloit  en  proie  aux  agitations  d'une  certaine  qualité  d'humeur 
qui  circuloi*  avec  son  sang,  il  étoit  alors  si  différent  de  lui-même,  qu'il 
inspiroit,  non  pas  la  colère,  non  pas  la  haine,  mais  la  pitié  ;  c'est  du  moins 
ce  sentiment  que  j'ai  longtemps  éprouvé.  Mon  attachement  pour  lui  n'en 
étoit  que  plus  étroit,  et  mon  respect  ètoit  tel,  que  de  peur  de  lui  ôter  de  la 
considération,  je  taisois  à  mes  amis  les  plus  intimes  les  observations  que 
me  mettoient  à  portée  de  faire  la  fréquence  de  mes  visites  et  la  confiance 
qu'il  sembioit  m'avoir  accordée  (p.  6)...  Il  m'a  réalisé  l'existence  possible 
de  Don  Quichotte  avec  lequel  je  lui  trouve  une  grande  conformité.  Chez 
tous  deux  se  trouve  une  corde  sensible.  Cette  corde,  en  vibration,  amène 
chez  l'un  les  idées  de  chevalerie  errante,  et  toutes  les  extravagances  qu'elle 
traîne  après  elle:  chez  l'autre,  cette  corde  résonnoit  ennuis,  conspirations, 
coalition  générale,  vaste  plan  pour  le  perdre,  etc.  ;  chex  tous  deux,  cette 
corde,  en  repos,  laisse  à  leur  esprit  toute  sa  liberté  (p.  36). .•  Depuis  long- 
temps je  m'appercevois  d'un  changement  frappant  dans  son  physique;  je  le 
voyois  souvent  dans  un  état  de  convulsion  qui  rendoit  son  visage  mécon- 
noissable,  et  surtout  l'expression  de  sa  figure  réellement  effrayante.  Dans 
cet  état,  ses  regards  sembloient  embrasser  la  totalité  de  l'espace,  et  ses 
yeux  paroissoient  voir  tout  à  la  fois  ;  mais  dans  le  fait,  ils  ne  voyoient  rien. 
U  se  retournoit  sur  sa  chaise  et  pa^soit  le  bras  par-dessus  le  dossier.  Ce 
bras,  ainsi  suspendu,  avoit  un  mouvement  accéléré  comme  celui  du  balan- 
cier d'une  pendule;  et  je  fis  cette  remarque  plus  de  quatre  ans  avant  sa  mort; 
de  façon  que  j'ai  eu  tout  le  temps  de  l'observer.  Lorsque  je  lui  voyois 
prendre  cette  posture  à  mon  arrivée,  j'avois  le  cœur  ulcéré,  et  je  m'atten- 
dois  aux  propos  les  plus  extravagant;  jamais  je  n'ai  été  trompé  dans  mon 
attente  (p.  40-41). 

Mais,  ce  «  délire  de  la  persécution,  »  dont  il  est  impossible 
de  méconnaître  les  douloureux  symptômes  dans  Tesprit  de 
Rousseau,  doit-il  rendre  suspecte  son  œuvre  et  l'ensemble  de  sa 
vie?  A  l'extrême  opposé  de  M""*  Macdonald,  M.  Jules  Lemaître 
paraît  l'admettre.  En  parlant  de  V Emile,  du  Contrat  social,  de 
la  Nouvelle  Héloïse,  il  insiste  volontiers  sur  les  traits  qui  lui 
semblent  les  plus  singuliers,  excentriques  ou  morbides  ;  et,  les 
groupant  dans  une  page  extrêmement  ingénieuse  et  brillante  de 
ses  «  conclusions,  »  il  essaye  de  montrer  qu'un  même  principe 
maladif  gouverna  les  plus  diverses  manifestations  de  cette  vie 
tourmentée  et  de  ce  tumultueux  génie  : 

...  L'on  se  demande:  —  Comment  peut-il  être  fou,  et  écrire  en  même 
temps  des  choses  si  parfaites,  si  émouvantes  et  si  belles?  Je  réponds  : 
—  C'est  peut-être  qu'au  fond  il  l'a  toujours  été,  —  par  intermittences,  mais 
toujours  de  la  même  manière  et  à  toutes  les  époques  de  sa  vie. 

En  quoi  consiste,  en  effet,  la  folie  avérée  de  ses  années  déclinantes?  — 
Il  est  sensible,  tendre,  crédule.  Il  se  jette  à  la  tête  d'ua  homme  à  qui  il 


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I     NOUVEAUX  ÂPBRCUS  SUR  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU.      ISi 

prête  toutes  les  vertus  et  dont  il  croit  être  adoré.  Puis  il  s'aperçoit  que  son 
nouvel  ami  est  inférieur  à  l'image  qu'il  s'en  formait,  et  aussi  que  cet  ami 
aime  moins  qu'il  n'est  aimé.  Douloureusement  déçu,  il  se  croit  trahi;  et  de 
cette  prétendue  trahison  de  quelques  personnes,  il  conclut  à  une  trahison 
universelle,  &  un  vaste  complot  organisé  contre  lui.  Déformation  des  choses 
par  la  sensibilité  et  généralisation  hâtive,  tel  est  le  cas  de  Rousseau,  fla- 
grant surtout  dans  ses  Dialogues. 

Mais  ne  déforme-t-il  pas  la  réalité  de  la  même  manière  dans  ses  autres 
écrits? 

Croire  la  nature  bonne  parce  qu'il  se  sent  bon  en  suivant  la  nature, 
c'est-à-dire  en  faisant  tout  ce  qui  lui  plaît  ;  croire  la  société  mauvaise  parce 
qu'il  a  souffert  de  la  société,  et  conclure  de  tout  cela  que  c'est  la  société  qui 
a  corrompu  la  nature;  —  ou  bien,  parce  qu'il  aime  la  vertu  surtout  dans 
ses  gestes  exceptionnels,  et  parce  qu'il  n'a  pas  les  sens  jaloux  et  qu'il  n'a 
guère  connu,  de  la  passion,  qu'une  certaine  langueur  à  la  fois  brûlante  et 
inactive,  croire  qu'un  mari,  une  femme,  son  ancien  amant  et  une  tendre 
amie  de  cet  amant  pourront  vivre  tranquillement  ensemble  sans  avoir  entre 
eux  rien  de  caché,  trois  de  ces  personnages  n'ayant  d'ailleurs  d'autre  occu- 
pation que  d'adorer,  ménager  et  soigner  l'amant,  qui  est  Rousseau  lui- 
même  sous  le  nom  de  Saint-Preux;  —  ou  bien  parce  qu'il  se  ressouvient  vi- 
vement de  la  cordialité  de  quelque  fête  municipale  dans  sa  petite  république, 
et  parce  qu'un  jour  il  a  pleuré  de  tendresse  de  se  sentir  en  communion  ci- 
vique avec  ses  chers  Genevois  retrouvés,  croire  que  c'est  assurer  le  bonheur 
et  la  liberté  de  l'homme  que  de  le  livrer  tout  entier  à  l'État;  —  ou  bien, 
dans  sa  vie  même,  parce  qu'il  aime  la  vertu^  se  croire  vertueux,  et,  parce 
qu'il  est  sensible,  se  croire  le  meilleur  des  hommes,  et  le  croire  au  point  où 
il  le  croit;  —  ou  bien  enfin,  comme  dans  les  Dialogues,  croire  que  l'univers 
le  persécute  parce  qu'il  a  rencontré  quelques  amis  infidèles;  tout  cela, 
n'est-ce  pas,  en  somme,  la  môme  opération  de  l'esprit,  le  même  triomphe 
exorbitant  de  l'imagination  et  de  la  sensibilité  sur  la  raison?  Et  si  Rousseau 
peut  être  qualifié  de  dément  dans  le  dernier  des  cas  que  j'ai  énumérés,  qui 
osera  dire  que,  sauf  le  degré,  il  ne  Tétait  pas  aussi  dans  les  autres?  Il 
l'était...  oh!  mon  Dieu,  comme  le  seraient  beaucoup  d'hommes  à  nos  yeux, 
si  nous  les  connaissions,  s'ils  écrivaient  des  livres  et  si,  parmi  leur  dérai- 
son, ils  avaient  quelque  génie  (pp.  341-42). 

Le  dernier  trait  remet  les  choses  au  point  :  s'il  ne  s'agit  plus 
que  d'une  sorte  de  «  folie  commune,  »  on  n'en  peut  alors 
discuter  que  la  nuance  ou  le  degré.  Remarquons  pourtant  que 
les  réformateurs  sociaux,  les  utopistes,  les  éducateurs,  les  péda- 
gogues, depuis  Platon  jusqu'à  Karl  Marx  et  au  delà,  ont  tous 
conçu  des  idées  que  certains  de  leurs  lecteurs  trouvent  folles, 
qui  le  sont  peut-être  quelquefois,  dont  quelques-unes  deviennent 
fécondes  en  se  modifiant,  mais  dont  beaucoup  avortent  miséra- 
blement. Et  ils  ne  sont  pas  fous  pour  cela  :  car,  s'il  suffisait, 
pour  être  fou,  d'être  absurde  en  ces  difficiles  matières,  il  faudrait 


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152  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

.  conduire  aux  Petites-Maisons  nombre  de  «  sages  législateurs  » 
de  nos  pays  civilisés,  puisqu'il  y  en  a  bien  peu  qui  n'aient  à 
maintes  reprises,  dans  leurs  discours,  leurs  manifestes  ou  sim- 
plement leurs  interruptions,  dans  les  parlemens,  ou  dans  les 
commissions,  ou  devant  leurs  électeurs,  franchi  hardiment  la 
limite.  La  singularité  des  opinions  ne  saurait  passer  pour  un 
symptôme  de  folie,  et  si  Rousseau  n'avait  écrit  que  les  grands 
ouvrages  oîi  il  expose  les  siennes,  il  faudrait  renoncer  à  poser 
la  question  :  d'autant  plus  qu'ils  ont  tous  été  composés  dans  un 
temps  où  sa  conduite  ne  trahissait  pas  le  moindre  désordre 
cérébral.  Le  docteur  Mobius  a  excellemment  marqué  les  carac- 
tères et  les  limites  de  la  maladie,  dans  un  morceau  si  décisif, 
qu'il  me  faut  le  citer  presque  entier  : 

On  pensera  ce  qu'on  voudra  de  la  monomanie  :  dans  des  cas  comme  celui 
de  Rousseau,  on  ne  pourra  jamais  parler  que  d'une  limitation  de  la  respon- 
sabilité dans  des  directions  déterminées.  Ce  point  admis,  il  sera  très  diffi- 
cile de  juger  les  actions  ou  manifestations  isolées  des  hommes  dont  Tesprit 
est  troublé  n'importe  comment,  parce  que,  dans  la  correspondance  souvent 
cachée  des  états  d'âme,  il  n'est  par  toujours  possible  de  décider  si  l'action 
ou  la  manifestation  discutable  se  trouvait  en  rapports  avec  la  perturbation 
intellectuelle...  Si  quelqu'un  souffre  du  délire  des  persécutions,  une  lumière 
fausse  tombera  nécessairement  sur  tous  les  rapports  de  sa  personne  morale 
avec  le  monde  extérieur,  et  chacune  de  ses  manifestations,  dans  ce  sens,  de- 
viendra suspecte.  Cest  le  cas  pour  la  folie  de  Rousseau,  atténuée  ou  peut- 
être  retenue  dans  de  certaines  limites  par  la  force  naturelle  de  son  génie... 
Quand  un  malade  du  délire  de  la  persécution  n'est  jamais  infidèle  à  la  vé- 
rité même  envers  ceux  qu'il  reconnaît  pour  ses  ennemis,  fait  au  contraire 
ressortir  avec  énergie  leurs  bons  côtés,  quand,  par  délicatesse,  il  tait  des 
choses  qu'il  pourrait  alléguer  pour  sa  défense,  quand  il  se  juge  soi-même 
avec  sévérité  et  se  montre  doux  pour  les  autres,  on  trouvera  di^ne  des  plus 
grands  éloges  un  sens  si  droit,  que  la  maladie  même  n'a  pu  atteindre.  On 
admirera  doublement  l'homme  qui,  malgré  l'obscurcissement  de  son  esprit, 
a  conservé  une  amabilité  d'enfant  et  est  demeuré  incapable  de  haine 
(p.  179-80). 

Voilà  qui  nous  transporte  à  une  dislance  presque  égale  de 
Toptimisme  de  M""  Macdonald  et  du  pessimisme  de  M.  Le- 
maître,  lesquels  jouent  respectivement  ici  les  rôles  tradition- 
nels du  médecin  Tant-Mieux  et  du  médecin  Tant- Pis.  Le  point 
de  vue  du  docteur  Môbius  s'impose  entre  les  opinions  extrêmes 
de  ces  deux  «  laïques,  »  qui  tranchent  la  question  d  après  leurs 
impressions  plutôt  qu'en  bonne  connaissance  de  cause.  Je  n'ai 


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NOUVEAUX   APERÇUS   SUR   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  153 

le  foi  aveugle  aux  diagnostics  posthumes  des  médecins, 
t  déjà  tant  de  peine  à  lire  dans  les  corps  des  vîvans.  J'en 
us  encore  à  ceux  des  aliénistes,  car  de  toutes  les  branches 
médecine,  celle  où  ils  s'exercent  est  une  des  plus  incer- 
,  Je  ne  puis  cependant  m'empêcher  de  croire  le  docteur 
s  assez  près  de  la  vérité  :  tout  ce  que  nous  lisons,  tout  ce 
3US  savons  de  Rousseau  nous  montre  que,  si  sa  manie  de 
ution  fut  incontestable,  elle  ne  gêna  jamais  sa  pensée  dans 
sor,  pas  plus  qu'elle  ne  diminua  son  prestigieux  talent 
^ain.  Les  Dialogues ^  on  l'a  souvent  dit,  sont  de  tous  ses 
^es  celui  où  cette  manie  se  manifeste  le  plus  péniblement; 
rtant,  que  de  pages  admirables  on  y  rencontre  I 

IV 

même  qu'elle  a  voulu  écarter  de  Rousseau  l'accusation  de 
M"'  Macdonald  a  essayé  de  le  décharger  du  plus  lourd 
he  qui  pèse  sur  sa  mémoire,  l'abandon  des  enfans  :  dure 
rise,  où  elle  a  mis  beaucoup  d'ingéniosité  au  service  de  sa 
a  (1).  J'ai  touché,  dans  deux  de  mes  ouvrages  (2),  à  cette 
DU,  qui  pour  moi  n'en  est  pas  unç;  il  me  faut  cependant 
>nner  ici  les  argumens  qu'on  a  invoqués  pour  douter  de 
nce. 

•  Macdonald  est  partie  d'un  certain  nombre  d'observations 
establement  justes.  Elle  a  remarqué  qu'on  ne  trouve,  dans 
rrespondances  contemporaines,  aucun  vestige  de  cette  bis 
dont  les  personnes  qui  la  connurent  ne  parlèrent  qu'après 
3)  ;  que  Diderot  ne  l'allégua  à  la  charge  de  son  ancien 
i  dans  ces  «  Tablettes  »  où  il  lui  reproche  des  «  scéléra- 
»  beaucoup  moins  graves,  ni  dans  les  deux  fragmens  de 
\  sur  les  règnes  de  Claude  et  de  Néron  où  il  piétine  si  fu- 
ment son  cadavre  ;  qu'on  n'a  pu  découvrir  dans  les  archives 
afans-Trouvés  aucune  trace  d'un  dépôt  d'enfant  effectué 
i  Gouin  (la  sage-femme  «   prudente   et  sûre  »  qui  fut 

140-184  ;  Revue  du  !•'  oct.  1898,  et  Studies  in  the  France  of  Voltaire  and 
u,  p.  109-162. 
ans  l'Affaire  J.-J,  Rousseau  et  dans  les  appendices  de  ma  pièce  le  Réfor* 

a  plus  ancienne  mention  que  j'en  connaisse  se  trouve  dans  une  lettre  du 
chin  à  J.  Vemet,  du  18  mai  1763,  publiée  dans  G.  Maugras,  Voltaire  et 
usseaUt  p.  273. 


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154  REVUE  DES  BEUX  MONDES. 

chargée  de  ce  soin);  que,  ces  archives  étant  bien  tenues,  La 
Roche,  l'homme  de  confiance  que  la  maréchale  de  Luxembourg, 
en  1761',  chargea  d*y  faire  des  recherches  à  la  prière  de  Rous- 
seau, n'aurait  pas  manqué  de  retrouver  au  moins  le  premier  en- 
fant, —  puisqu'un  chiffre  de  reconnaissance  avait  été  attaché  à 
ses  langes,  puisque  Rousseau  en  avait  le  double,  et  puisqu'on 
était  fort  soigneux  des  moindres  marques  cpii  pouvaient  aider 
un  Jour  à  identifier  les  petits  abandonnés  ;  que,  d'autre  part,  les 
cinq  enfans  sont  nés  dans  un  délai  bien  court;  que  la  fécon- 
dité de  Thérèse  cessa  brusquement,  dès  qu'elle  se  trouva  à  l'Er- 
mitage, sous  les  yeux  sagaces  de  M"'  d'Épinay;  que  Grimm  et 
Diderot  avaient  de  fréquens  colloques  avec  la  mère  Levasseur, 
et  lui  faisaient  une  pension  de  trois  cents  livres  sans  qu'on  ait 
jamais  su  pourquoi  ;  —  et  que  tout  cela  est  bien  singulier. 

Que  tout  cela  soit  singulier,  je  le  veux  bien  :  encore  qu'on 
ait  vu  quelquefois  cinq  enfans  naître  dans  le  délai  de  six  ou  sept 
ans,  que  la  fécondité  d'une  femme  puisse  aussi  bien  s'arrôter 
après  ses  cinquièmes  couches  qu'après  les  premières  ou  les 
dixièmes,  et  que  ce  soit  à  l'année  1756  que  Rousseau  mentionne 
les  inquiétans  conciliabules  de  sa  pseudo-belle-mère  avec  ses 
faux  amis,  tandis  que  le  premier  enfant  naquit,  d'après  les  Con- 
fessions, dans  l'hiver  de  1746-47  (1).  Mais  quand  on  a  reconnu 
ces  singularités,  aucun  fait  précis,  rien,  absolument  rien  ne 
permet  d'en  tirer  une  conséquence  quelconque,  sinon  celle-ci, 
qu'il  y  a  dans  le  monde  beaucoup  de  choses  que  nous  ne  com- 
prenons pas.  Cependant  M""'  Macdonald  s'enfonce  hardiment  dans 
le  grand  trou  noir  ouvert  derrière  ces  «  évidences,  »  et  suppose 
que  Thérèse  n'a  jamais  été  enceinte,  mais  que,  sur  les  conseils 
de  sa  mère  et  d^accord  avec  Grimm,  elle  simula  cinq  fois  la 
grossesse  et  l'abandon,  afin  de  maintenir  plus  sûrement  Jean- 
Jacques  dans  leur  dépendance  ! 

Il  m'en  coûte  un  peu  de  contrister  un  critique  qui  a  apporté 
tant  d'élémens  nouveaux  et  précieux  à  l'étude  de  Rousseau; 
mais  je  suis  obligé  de  dire  que  cette  hypothèse,  qui  ne  repose 
que  sur  des  données  négatives,  ne  supporte  pas  un  instant 
l'examen.  Il  suffit  de  la  placer  sous  la  lumière  du  simple  bon 
sens  pour  la  voir  chanceler.  Pendant  la  période  où  naquirent 
les  enfans,  Thérèse  et  Jean-Jacques,  il  est  vrai,  n'habïtaient 

(1)  Sur  la  date  de  cette  naissance,  voyez  E.  Ritter,  dans  la  Revue  (Thistoire 
liitérairê  de  la  France,  1900,  p.  314. 


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NOUVEAUX   APERÇUS   SUR  JEAN-JÂCQUB8   ROUSSEAU.  159 

d'abord  pas  ensemble;  mais  il  était  presque  continuellement 
chez  elle.  De  plus,  à  partir  de  1749,  ils  mirent  «  tout  en  com*- 
mun,  »  comme  il  est  dit  dans  les  Confessions  (L.  VIII),  ne  firent 
plus  «  qu'un  ménage  »  qui  s'installa  dans  a  un  petit  appar- 
tement à  l'hôtel  du  Languedoc,  rue  de  GreneUe-Saint-Honoré, 
chez  de  très  bonnes  gens.  »  Ils  ne  s'y  trouvaient  certainement 
pas  à  Taise,  avec  peu  de  meubles  et  peu  d'espace  :  comment 
donc  croire  que,  dans  des  conditions  de  gêne  peu  favorables  à  sa 
supercherie  présumée,  Thérèse  réussit,  cinq  fois  de  suite,  à 
soutenir  un  rôle  qu'il  eût  été  si  facile  de  percer  à  jour?  Com- 
ment  admettre  que  Jean^acques  ne  s'aperçut  jamais  qu'elle 
n'avait  aucun  symptôme  réel  de  grossesse?  Son  insondable  bêtise 
compromettrait  alors  ses  livres  bien  plus  que  la  folie  dont 
M**  Macdonald  a  voulu  le  défendre  :  car  enfin,  si  le  génie  a 
quelques  relations  avec  la  folie,  il  n'en  a  aucune  avec  l'imbécil- 
lité, et  il  serait  établi  que  l'auteur  de  tant  d'ouvrages  immortels, 
qui  tendent  à  réformer  la  société,  ne  possédait  même  pas  la 
pauvre  petite  part  de  clairvoyance  dévolue  aux  plus  simples 
d'entre  nous.  Sans  compter  que  le  calcul  de  la  mère  Levasseui 
et  de  Grimm  dépasserait  tout  ce  que  pourrait  concevoir  l'imagi- 
nation la  plus  mélodramatique  en  scélératesse  autant  qu'en  com- 
plication, en  péril  et  en  inutilité  :  puisque  les  deux  complices 
savaient  à  quel  point  Rousseau  dépendait  déjà  de  sa  «  gouver- 
nante, »  et  n'était  pas  homme  à  manquer  à  sa  promesse  de  ne 
jamais  la  quitter.  Mais  l'hypothèse  achève  de  s'écrouler,  si  on  la 
rapproche  simplement  du  récit  des  Confessions  (L.VU  et  VIII)  : 
il  ressort,  en  effet,  de  ce  récit,  que  l'idée  de  porter  les  nouveau- 
nés  aux  Enfans-Trouvés  ne  fut  point  suggérée  à  Rousseau  par 
la  mère  Levasseur,  ni  par  Grimm,  ni  par  Thérèse,  mais  par  le 
ton  des  conversations  qu'il  entendait  tous  les  jours  à  la  table 
de  M**  La  Selle,  où  il  prenait  ses  repas  dans  la  compagnie 
d'hommes  peu  scrupuleux  sur  les  mœurs  : 

Je  me  dis  :  Puisque  c'est  Fusage  du  pays,  quand  on  y  vit  on  peut  le 
suivre.  Voilà  Vexpédient  quo  je  cherchois.  Je  m'y  déterminai  gaillardement 
sans  le  moindre  scrupule;  et  le  seul  que  j'eus  à  vaincre  fut  celui  de  Thérèse, 
à  qui  j'eus  toutes  les  peines  du  monde  de  faire  accepter  cet  unique  moyen 
le  sauver  son  honneur.  Sa  mère,  qui  de  plus  craignoit  un  nouvel  embarras 
le  marmaille,  étant  venue  à  mon  secours,  elle  so  laissa  vaincre. 

Ainsi,  la  mère  Levasseur  n'entre  en  scène  qu'une  fois  la  dé- 


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iS6  REVUE   DEfl  DEUX  MONDES. 

cision  prise  par  Rousseau,  pour  achever  de  persuader  sa  fille; 
et  celle-ci  ne  se  résigne  qu'avec  peine  au  douloureux  expédient. 
M"*  Macdonald  soutient,  il  est  vrai,  que  Jean-Jacques  prête  par 
chevalerie  et  pour  l'honorer  ces  scrupules  à  la  «  gouvernante.  » 
Mais  sur  quoi  s'appuie-t-elle  ?  Sur  quel  mot,  sur  quel  indice,  sur 
quel  signe?  Elle  «  suppose!  »  Que  signifie  une  telle  «  supposi- 
tion, »  absolument  gratuite,  en  regard  de  l'affirmation  catégo- 
rique de  Rousseau?  Plus  loin,  d'ailleurs,  le  récit  des  Confes- 
sions devient  encore  plus  décisif:  il  nous  apprend  que  les 
couches  de  Thérèse  furent  ternies  secrètes;  que  cependant ,  on  en 
parla  aux  amis  les  plus  intimes,  Grimm,  Diderot,  M"'  d'Épinay  ; 
et  que  même,  une  fois,  Thérèse  s'étant  trouvée  plus  mal,  Rous- 
seau fut  obligé  de  s'ouvrir  au  médecin  Thieiry^  qui^  la  soigna. 
Il  aurait  donc  fallu  qu'il  fût  aussi  du  complot,  ce  médecin-là! 

Par  souci  d'équité,  par  sympathie  lentement  acquise  pour 
l'homme  dont  il  disséquait  l'œuvre,  M.  Lemaître  a  eu  la  même 
hésitation  qu'avait  M""'  Macdonald  par  enthousiasme.  Gomme  elle, 
il  a  cherché  une  hypothèse  qui  décharge  Rousseau  du  témoignage 
porté  par  lui  contre  lui-même  ;  et  son  subtil  esprit,  qui  n'est 
jamais  à  court,  a  trouvé  celle-ci,  que  je  lui  laisse  exposer  : 

Affligé  des  infirmités  que  vous  savez,  à  cause  de  cela  timide  avec  les 
femmes,  les  adorant  toutes  et  ne  concluant  jamais  ;  sans  [autre  liaison  que 
celle  de  Thérèse;  abstinent  dans  «un  monde  aux  mœurs  extrêmement 
relâchées  ;  devinant  ce  que  sa  conduite  et  le  siège  môme  de  sa  maladie 
pouvait  suggérer  à  la  malignité  des  gens,  le  lisant  peut-être  dans  les  yeux 
de  ses  amis,  et  surtout  de  ses  amies,  —  ne  se  pourrait-il  pas  qu'une  de  ses 
pires  terreurs,  et  la  plus  obsédante,  eût  été  de  passer  pour  impuissant?  — 
De  là,  cette  réplique  qu'on  peut  appeler  triomphante  :  la  fable  des  cinq 
enfans,  et  parce  qu'il  n'aurait  pas  pu  les  montrer  et  que,  d'autre  part, 
l'horreur  d'un  tel  aveu  en  impliquait  la  véracité,  l'histoire  du  quintuple 
recours  aux  Enfans-Trouvés.  Peut-être  Rousseau,  Imaginatif  et  «  simula- 
teur »  comme  il  était,  a-t-il  mieux  aimé  paraître  abominable  que  d'être 
soupçonné  d'une  des  disgrâces  les  plus  mortifiantes  pour  l'orgueil  mascu- 
lin (p.  59). 

Mais  M.  Lemaître  est  le  premier  à  confesser  que  son  «  hypo- 
thèse est  fragile,  »  et  qu'elle  ne  tient  guère  devant  le  ton  si  pé- 
nétré, si  douloureux,  des  aveux  répétés  de  Rousseau. 

Cependant,  M""'*  Macdonald  avait  découvert,  dans  les  Archives 
des  Enfans-Trouvés,  de  curieuses  pièces  que  M.  Lemaître  est 
allé  examiner  après  elle,  et  moi  après  lui.  M"""  Macdonald  en 


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MOUYEAUX   APERÇUS   SUK  JEAN-JACQUES   ROUSSEAU.  157 

repousse  avec  précipitation  le  témoignage  (1)  ;M,  Lemaître  con- 
serve des  doutes  (2).  Je  dois  dire  que,  malgré  la  coïncidence  des 
dateSy  des  noms  propres,  el  malgré  celle  de  deux  prénoms  avec 
les  prénoms  de  la  mère  Levasseur,  ces  pièces  ne  me  semblent 
pas  pouvoir  se  rapporter  à  l'enfant  présumé  de  Rousseau.  On 
s'en  rendra  compte  en  les  examinant  : 

D'abord,  dans  le  registre  des  dépôts,  à  la  date  du  21  no- 
vembre 1746,  on  peut  lire  ces  lignes  que  M.  Lemaître  a  trans- 
crites : 

Joseph  Catherine  Rousseau,  donné  à  Anne  Chevalier,  femme  André 
Petitpas,  à  Guitry  (Andelys),  l**  mois  6  francs,  payés  22  décembre  46; 
21  janvier  1747,  5  francs,  2*  [mois]  jusqu'au  14  janvier  1747,  jour  du  décès, 
un  mois  23  jours. 

Dans  les  dossiers  de  la  même  année.  M"*  Macdonald  a  trouvé, 
remplie,  une  formule  imprimée  que  voici  (les  mots  soulignés 
sont  ceux  écrits  à  la  main)  : 

De  l'ordonnance  de  Nous  Charles  Daniel  de  la  Fosse,  avocat  en  parle- 
ment, conseiller  du  Roy,  commissaire  enquêteur  et  examinateur  au  Châtele^ 
de  Paris,  préposé  pour  la  police  au  quartier  de  la  Cité,  a  été  levé  un  enfant 
masle  nouvellement  né,  trouvé  à  la  salle  des  accouchées  de  THôtel-Dieu, 
lequel  nous  avons  à  l'instant  envoyé  à  la  couche  des  Enfans  Trouvés,  pour 
y  être  nourri  et  allaité  de  la  manière  accoutumée.  Fait  et  délivré  en  notre 
hôtel,  c^24  novembre  mil  sept  cent  quarante-sûc,  onze  heures  du  matin. 

Enfin,  à  ce  procès-verbal  est  annexé  un  petit  papier  manu- 
scrit, où  Ton  peut  lire  : 

Marie-Françoise  Rouseaux  [le- nom  est  barré  et  remplacé  par  Rousseau] 
un  garçon  le  19  novembre  1746. 

Joseph  Catherine  a  été  baptisé  ce  20  novembre  1746,  Daguerre  prêtre. 

Les  deux  phrases  ne  sont  pas  de  la  même  écriture. 

Si  Ton  examine  ces  trois  pièces  en  rapprochant  les  dates,  on 
voit  aussitôt  que  les  nom  et  prénoms  inscrits  sur  le  papier  ma- 
nuscrit, qui  fut  annexé  au  procès-verbal  habituel  et  apporté  aux 
Enf ans-Trouvés  en  même  temps  que  le  nouveau-né,  ne  peuvent 
Ure  que  ceux  de  la  mère  :  pour  les  appliquer  à  Thérèse,  il 
audrait  donc  admettre  que  la  Gouin  prit  au  hasard  ces  deux 

(1)  I,  417-18,' p.  61,  sq. 

(2)  P.  61,  sq. 


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REVUB  DES  DEUX   UONDKS. 

US  qui  étaient  ceux  de  la  mère  Levasseur,  ou  que  celle-ci 
it  au  nom  défiguré  de  Jean-Jacques  ;  et  cela  e^t  un  peu 
îqué.  La  mention  de  la  formule  imprimée  :  «  trouvé  à  la 
les  accouchées  de  l'Hôtel-Dieu,  »  figure  sur  tous  les  procès- 
ix  de  cette  époque  :  c'était  une  fiction  habituelle,  et  Ton 
eut  rien  inférer.  Donc,  après  comme  ayant  la  découverte 
petit  disparu,  il  reste  acquis  qu'aucune  trace  certaine  du 
du  premier-né  de  Rousseau  ne  subsiste  dans  ces  archives, 
ultat  négatif  ne  modifie  en  rien  mon  opinion  :  la  preuve 
listence  et  de  l'abandon  des  enfans,  ce  sont  les  aveux  de 
îau.  Elle  suffit  :  ces  aveux,  si  évidemment  sincères, 
ncront  quiconque  ne  tient  pas  absolument  à.  n'être  pas 
ncu. 


M"**  Macdonald,  sans  prétendre  d'ailleurs  donner  à  son 
lèse  un  caractère  de  certitude  qu'elle  ne  saurait  avoir,  a 
nt  d'ardeur  à  résoudre  à  sa  manière  l'affaire  des  enfans, 
u'elle  y  attache  une  importance  décisive.  Un  peu  impru- 
But  pour  sa  thèse,  elle  déclare  que  «  toute  la  question  de 
érité  de  Jean-Jacques  dépend  du  véritable  éclaircissement 
nystérieux  chapitre  de  sa  vie(1, 140).  »  Ce  n'est  pas  toute- 
question  de  fait  qui  la  préoccupe  à  ee  point  :  elle  admet  que 
îau  a  pu  abandonner  ses  enfans  sans  manquer  entièrement 
(lission  de  réformateur  moral,  pourvu  qu'il  n'y  ait  mis 
î  cruauté  envers  eux  ni  envers  Thérèse,  non  plus  qu'au- 
lypocrisie.  Et  là-dessus,  elle  r^iseone  à  merveille,  encore 
texte  des  Confessions,  comme  nous  l'avons  vu,  ne  per- 
pas  d'établir  que  Thérèse  fut  facilement  consentante, 
s'il  est  difficile  de  discuter  les  faits,  il  est  impossible  de 
îr  les  sentimens,  et  des  problèmes  ainsi  posés  deviennent 
blés.  Les  hommes  ne  sont  jamais  ni  tout  à  fait  bons  ni  tout 
mauvais  :  ils  sont  un  mélange  des  deux  élémens.  Le 
he  momentané  de  l'un  ou  de  l'autre  dans  leurs  âmes  ne 
;  égarer  une  critique  consciente  de  leur  complexité.  Je 
lour  indiscutable  y  qu'à  cinq  reprises,  Rousseau  fit  porter 
fans  aux  Enf ans-Trouvés.  Je  ne  songe  pas  à  l'excuser  de  cet 
lu  premier  des  devoirs.  Je  croirais  même  indigne  de  lui 
juer  en  sa  faveur  les  excuses  que  fourairaient  les  mœurs 


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NOUVEAUX  APERÇUS   SUR  JEAN-JACQUES   ROUSSEAU,  159 

d'une  époque  où,  comme  M""**  Macdonald  n'a  pas  manqué  de  le 
rappeler,  beaucoup  en  faisaient  autant,  sans  qu'une  telle  conduite 
soulevât  l'universelle  et  sincère  réprobation  qu'elle  provoquerait 
aujourd'hui.  Je  dirai  seulement  qu'à  l'inverse  de  tant  d'autres, 
il  reconnut  son  erreur  ou  sa  faute  ou  son  crime,  et  qu'il  puisa 
dans  le  sentiment  profond  qu'il  en  eut,  comme  dans  celui  qu'il 
conserva  toujours  de  toutes  ses  défaillances,  la  force  régénéra- 
trice qui  le  transforma.  Peut-être  M"*  Macdonald  n'aurait-elle 
pas  fait  «  dépendre  »  de  ce  «  mystère  »  toute  l'interprétation  du 
caractère  de  Rousseau  si,  là  encore,  elle  avait  mieux  tenu 
compte  de  la  chronologie  :  car  les  hommes  ne  se  forment,  — 
mœurs,  idées,  opinions,  croyances,  —  que  dans  la  durée,  par 
états  successifs  ;  et  Ton  ne  peut  les  juger,  ou,  ce  qui  importe 
davantage,  les  connaître  et  les  comprendre,  qu'en  possédant  la 
«  courbe  »  complète  de  leur  vie,  de  manière  à  savoir  non  seule- 
ment ce  qu'ils  ont  été,  mais  aussi,  mais  surtout  ce  qu'ils  sont 
devenus. 

Or,  dans  cet  étonnant  exemplaire  d'humanité  que  fut  Rous- 
seau, chacune  des  deux  natures,  la  bonne  et  la  mauvaise,  existait 
comme  si  son  génie  les  eût  sublimées  et  poussées  à  leur  extrême 
puissance.  Pendant  toute  la  première  partie  de  sa  vie,  jusqu'à  sa 
fameuse  réforme  morale,  et  même  longtemps  après  qu'il  l'eut 
entreprise,  le  mauvais  élément  l'emporta,  favorisé  d'ailleurs  par 
les  circonstances  les  plus  exceptionnelles  qu'on  puisse  concevoir. 
Mais  il  advint  que  ses  erreurs,  ses  fautes,  et  surtout  le  sentiment 
profondément  humain  et  généreux  qu'il  eut  toujours  dq  leurs 
conséquences,  l'éclairèrent  sur  des  vérités  qu'il  avait  longtemps 
ignorées  ou  méconnues.  Et  cela  est  infiniment  douloureux  :  car, 
s'il  y  a  plusieurs  moyens  de  faire  son  éducation,  la  plus  amère  est 
sans  doute  d'apprendre  la  valeur  du  bien  par  la  pratique  et  l'expé- 
rience du  mal.  Comme  il  l'a  dit  maintes  fois  (1),  il  avait  l'amour 
du  bien  comme  celui  de  la  vérité  :  et  il  faisait  le  mal  comme  il 
mentait  :  «  En  m'épluchant  de  plus  près,  raconte-t-il  dans  cette 
Quatrième  Promenade  où  il  analyse  avec  tant  d'acuité  l'idée  de 
mensonge,  je  fus  bien  surpris  du  nombre  de  choses  de  mon  in- 
vention que  je  me  rappellois  avoir  dites  comme  vraies  dans  le 
*iiême  tems  où,  fier  en  moi-même  de  mon  amour  pour  la  vérité^ 
e  lui  sacrifiois  ma  sûreté,  mes  intérêts,  ma  personne,  avec  une 

(i;  Voyez  mon  Affaire  J.-J.  KùUBseaUt  p.  74,  sq. 


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160  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

impartialité  dont  je  ne  connois  nul  autre  exemple  parmi  les 
hommes.  »  Contradiction  dont  on  ne  pourrait  sourire  qu'en 
oubliant  les  saints^  les  héros,  les  martyi^s  qui,  avant  leur  con- 
version, l'ont  eux-mêmes  subie  et  déplorée  (1)!  «  Voici  ce  qui 
me  distingue  des  autres  hommes  que  je  connois,  écrivait-il  aussi 
à  M"'  d'Houdetot  (2)  :  c'est  qu'au  milieu  de  mes  fautes  je  me  les 
suis  toujours  reprochées;  c'est  qu'elles  ne  m'ont  jamais  fait 
mépriser  mon  devoir,  ni  fouler  aux  pieds  la  vertu;  c'est  qu'enfin 
j'ai  combattu  et  vaincu  pour  elle,  dans  les  momens  où  tous  les 
autres  l'oublient.  »  El  il  ne  dit  rien  là  qui  ne  soit  sincère,  rien 
qui  ne  soit  exact,  rien  dont  l'aboutissement  de  sa  pensée  et  de 
sa  vie  ne  soit  le  témoignage.  On  a  beau  jeu  à  dresser  le  bilan 
de  ses  défaillances  :  il  est  plus  équitable  de  reconnaître  qu'à 
travers  tant  d'humilians  avatars,  tant  de  lamentables  épreuves, 
il  n'a  jamais  cessé  de  s'ennoblir.  L'erreur  de  M"*  Macdonald  est 
de  vouloir  absolument  qu'il  fût,  dès  l'origine,  l'homme  qu'il  est 
devenu  à  la  fin;  comme  celle  de  M.  Lemaître,  —  si  j'ose  dire,  — 
est  de  chercher,  épars  dans  tout  son  être,  le  principe  de  sa  folie  : 
alors  qu'il  paraît  impossible  de  voir  en  cette  folie  autre  chose  et 
plus  qu'un  accident  tardif,  qui  n'a  pas  plus  atteint  sa  raison  géné- 
rale qu'une  maladie  quelconque,  contractée  entre  quarante  et 
cinquante  ans,  n'atteint  notre  santé  antérieure.  Peut-être  faut-il 


(1)  Je  tiens  à  citer  ici  ces  dernières  lignes  du  livre  de  M.  Brédif,  qui  a  pour- 
suivi et  souvent  résolu  ces  contradictions  avec  beaucoup  de  clairvoyance,  et  qui 
termine  sa  patiente  étude  dans  un  grand  esprit  d'équité,  en  ces  termes  : 

«  Névrosé,  sens itif,  d'une  complexion  unique  jusqu'ici,  éLme  nettement  cassée  en 
deux  par  l'idée  et  l'acte,  V Achille  et  le  Thersite;  esprit  assujetti  au  mécanisme 
d'un  cerveau  étrange  ;  organe  également  éclatant  d'erreur  et  de  vérité  ;  dans  ses 
œuvres  étonnantes  dignes  d'admiration,  dans  sa  vie  orageuse  et  parfois  amorale 
digne  de  compassion,  Rousseau,  jus ticiaJ)le  de  la  psychologie  pathologique, autant 
que  de  la  critique  littéraire,  a  plus  d'un  titre  à  l'indulgence  dont  il  donnait 
l'exemple  à  l'égard  des  écrivains.  Entraînant  par  l'éloquence,  profond  par  la  sen- 
sibilité, il  a  remué  mieux  que  nul  autre  plusieurs  bonnes  fibres  de  l'âme  humaine. 
La  poésie  de  ses  rêveries  nous  ravit  avec  lui  aux  sphères  célestes  ;  moraliste  et 
politique,  il  puise  sa  plus  grande  énergie  communicative  dans  la  revendication 
des  droits  de  la  nature.  La  cognée  de  l'auteur  d'Emile  a  ébranlé  des  superstitions, 
abattu  des  préjugés;  ses  aspirations  profanes  et  religieuses  peuvent  se  ramener  à 
une  seule,  la  justice  :  au  nom  de  la  justice,  Rousseau  réclame  de  Dieu  la  vie 
future  et  des  hommes  l'égalité.  Puisqu'il  n'a  pas  la  bonne  fortune  de  compter 
parmi  les  rares  élus  devant  qui  tous  s'inclinent,  sacrifions  la  sympathie  ou  l'anti- 
pathie k  l'équité.  Juge.de  son  être  moral,  il  se  frappe  la  poitrine  la  tête  hante;  en 
s'accusant,  il  se  glorifie.  Soyons  pour  lui  plus  modestes  :  respectons-le.  Sans  dé- 
fiance contre  ses  passions,  il  fut  courageux  vis-à-vis  des  hommes  dans  la  pensée 
de  leur  être  utile,  et  il  a  chèrement  payé  l'auréole  de  génie  qui  le  protège.  • 

(S)  .25  mars,  17-58,  Cor.  éd.  Hachette,  CLXXXI. 


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^AUX  APERÇUS  SUR  JEAN- JACQUES  ROUSSEAU.      ICI 

;  façon  progressive  dont  il  accomplit  sa  «  réfornle,  » 
avenirs  qu'il  gardait  de  toutes  ses  fautes,  les  soins 
qu'il  mit  à  peser  ses  moindres  actions,  le  poussèrent  à  des  scru- 
pules qui  devinrent  morbide«<^  avec  le  développement  de  sa  «  pa- 
ranoïa^ »  et  finirent  souvent  par  mettre  les  apparences  contre  lui. 
Si  Ton  examine,  par  exemple,  ses  rapports  avec  quelques-uns  de  ses 
amis  les  plus  chers,  comme  la  marquise  de  Verdelin  ou  Georges 
Keith  (1),  on  comprend  qu'ils  aient  pu  le  croire  coupable  envers 
eux,  et  se  soient  écartés  de  son  chemin.  Mais  on  distingue  aussi 
que  ce  furent  ses  raffinemens  de  délicatesse  qui  leur  donnèrent 
cette  fausse  idée;  et  l'on  ne  saurait  relire  les  lettres  déchirantes 
qu'il  leur  adressa  sans  y  reconnaître,  avec  une  poignante  émo- 
tion, la  soif  éperdument  sincère  d'affection,  de  tendresse,  de 
confiance  qui  lui  dévora  l'âme  et  ne  fut  jamais  complètement 
étanchée. 

M.  Jules  Lemaitre,  je  le  rappelle,  s'était  mis  à  l'œuvre  avec 
toutes  sortes  de  préventions  contre  Jean-Jacques,  et  même  en  le 
croyant  «  méchant.  »  En  les  perdant  en  chemin  presque  toutes,  il 
a  reconnu  avec  une  grande  loyauté  et  montré  avec  beaucoup  de 
force  cette  lente  et  graduelle  ascension,  ou,  pour  lui  emprunter 
une  de  ses  expressions  les  plus  heureuses,  cette'  «  purification.  » 
En  sorte  qu'au  terme  de  son  étude,  sans  se  relâcher  de  sa  sévé- 
rité pour  les  œuvres  et  leurs  conséquences,  il  a  pu  rendre  pleine 
justice  au  dernier  état  moral  de  Jean-Jacques  ;  et  il  Ta,  si  l'on 
peut  dire,  reproduit  sous  nos  yeux,  en  quelques  traits  décisifs 
qui  ne  s'elTaceront  pas  : 

Il  était  dans  un  étatd'dme  proprement  mystique.  Il  se  voyait  comme  le 
saint  homme  Job  sur  son  fumier,  délaissé  de  tous,  et  n'ayant  de  recours 
qu'en  Dieu.  Mais,  parmi  ses  souffrances,  son  incroyable  optimisme,  —  fils 
du  réye,  —  ne  faisait  même  pas  à  Dieu  les  objections  de  Job.  11  semble 
qu'à  ce  moment-là,  les  vertus  dont  il  avait  le  germe  se  fussent  para- 
chevées en  lui  et  que  les  autres  lui  fussent  venues  :  douceur,  charité,  rési- 
gnation, simplicité,  désintéressement,  goût  de  la  sainte  pauvreté;  toutes, 
dis-je,  sauf  l'humilité.  Mais,  du  moins,  sa  soumission  à  Dieu  et  son  déta- 
chement du  monde  étaient  complets  (p.  325-26). 

Songez  que  cet  homme  avait  touché  au  sommet  de  la  gloire  : 

rien  de  plus  facile  pour  lui  que  de  s  assurer  une  vieillesse  illustre, 

rec  de  l'argent,  des  pensions,  une  cour  de  flatteurs.  Il  dédaigne 

(I)  Macdonald,  II,  228-34. 

TOME  xzxix.  —  1907.  ^* 


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162  REVUE  DE8  DEUX  MONDES. 

tous  ce»  avantages  pour  un  humble^  travail  manuel,  dans  la  gêne 
de  son  pauvre  logis:  et  à  coup  sûr,  s'il  y  a  souvent  eu  de 
pénibles  dissonances  entre  ses  intentions  et  ses  actes,  entre  ses 
paroles  et  sa  manière  de  vivre,  il  est  ici  en  parfaite  harmonie 
avec  lui-même.  Ce  grand  passionné  dont  «  la  plume  brûlait  le 
papier,  »  selon  le  mot  de  Voltaire  à  qui  personne  ne  fit  jamais 
le  même  Compliment,  a  fini  par  élever  jusqu'à  lui  la  pauvre 
femme  qu'il  avait  associée  à  sa  destinée,  et  qui,  lui  disparu, 
retombera  k  son  véritable  niveau  :  comme  ces  artistes  qui  plaquent 
sur  une  matière  vulgaire  des  dessins  d'or  ou  d'argent,  il  orne  au 
jour  le  jour  de  la  splendeur  de  ses  rêves  cette  affection  qui  parait 
médiocre  à  tous  les  yeux,  mais  qui  fut  belle  dans  son  cœur,  du 
moins  h  ce  moment.  Tant  d'amis  l'ont  trahi,  que,  sa  funeste 
manie  aidant,  il  se  méfie  de  ceux  qui  l'approchent,  de  ceux 
qu'il  connaît.  Pourtant,  cette  méfiance  n'altère  point  sa  bienveil- 
lance,  laisse  intact  en  lui  cet  infini  besoin  de  tendresse  et  de 
bonté  dont  il  a  fait  sa  plus  belle  vertu.  Si  pauvre  qu'il  soit,  il 
aide  les  plus  pauvres.  Il  videra  sa  chétive  bourse  pour  offrir  des 
«  oublies  »  à  de  petites  promeneuses,  en  recommandant  <c  à 
l'oublieur  d'user  de  son  adresse  ordinaire...  en  faisant  tomber 
autant  de  bons  lots  qu'il  pourrpit,  »  —  car  il  a  toujours  le  goût 
romanesque  d'arranger  le  hasard,  — pendant  que  Thérèse  insinue 
gentiment*  «  à  celles  qui  avoient  de  bons  lots  d'en  faire  part  à 
leurs  camarades  (1).  »  Il  compose  de  jolie  musique  sur  les  vers 
de  Deleyre  ou  de  M"*  de  Gorancez,  sans  les  trouver  détestables, 
tant  l'indulgence  habite  en  lui.  Il  donne  l'hospitalité  à  un  mé- 
nage d'hirondelles,  en  se  gênant  pour  les  accueillir.  Jamais  il  ne 
dit  de  mal  de  qui  que  ce  soit  :  «  Souvent  en  me  parlant  de  per- 
sonnes, rapporte  Gorancez,  il  lui  arrivoit  de  les  classer  dans  le 
nombre  de  ses  ennemis;...  mais  dans  ce  cas-là  même,  jamais,  du 
moins  devant  moi,  il  ne  s'est  permis  de  s'expliquer  sur  leur 
compte,  soit  en  leur  imputant  des  faits  particuliers,  soit  en  se 
permettant,  à  leur  égard,  des  qualifications  injurieuses  (2).  » 
Le  travail  le  distrait,  la  bonté  l'ennoblit,  les  accès  de  la  funeste 
manie  semblent  même  s'espacer  davantage.  Rousseau  ne  cherche 
plus  à  défendre  sa  réputation  :  il  s'est  élevé  au-dessus  de  tous 
les  bruits  que  font  les  hommes.  Un  grand  apaisement  s'est  fait 
dans  son  âme  si  longtemps  agitée.  Il  n'entend  pas  gronder  au 

(1)  IX"  Promenade. 

(2)  Lo€.  cU.,  87-28. 


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NOUYEAUX   APERÇUS   SUR   JEAN-JACQUES   ROUSSEAU.  163 

loin  les  orages  qui  s'amassent  autour  de  son  œuvre,  ceux  que 
son  nom  soulèvera.  Il  sent  que  son  cœur  est  pur,  cela  lui  suffit 
pour  attendre  la  mort... 

A  quoi  servirait-il  de  vivre,  si  ce  n'était  pour  s'améliorer 
sans  cesse  ?  Et  à  quoi  servirait  une  «  purification  »  si  complète 
de  soi-même,  si  les  descendans,  quand  elle  leur  appartient,  ne 
savaient  la  reconnaître,  la  louer?  si  elle  n'offrait  son  exemple 
et  son  réconfort  à  ceux  qui  s'efforcent  vers  le  mieux,  parfois  k 
travers  bien  des  chutes,  des  erreurs,  des  défaillances?  Que  les 
adversaires  n'aient  pas  désarmé  au  lendemain  de  la  mort,  que  les 
anciens  amis  aient  continué  d'accumuler  les  calomnies  pour  se 
défendre  eux-mêmes  devant  le  siècle  et  devant  la  postérité,  la 
violence  des  luttes  humaines,  l'àpreté  des  intérêts  et  des  glo- 
rioles suffit  à  l'expliquer.  Mais  voilà  bientôt  cent  cinquante  ans 
que  Rousseau  est  descendu  dans  la  tombe.  Si  même  beaucoup, 
en  remuant  sa  cendre,  éprouvent  comme  M.  Lemaître  «  une 
horreur  sacrée...  devant  la  fatale  grandeur  de  son  action  sur  les 
hommes,  »  n'est-il  pas  temps  enfin  de  parler  de  lui  avec  séré- 
nité, de  reconnaître  l'immense  effort  dont  cette  vie  fut  remplie, 
au  travers  d'une  succession  inaccoutumée  de  poignantes  émo- 
tions, et  la  majesté  finale  qu'elle  prend  pour  avoir  oscillé  entre 
tant  d'extrêmes  et  renfermé,  de  ses  commencemens  à  son  terme, 
tant  de  souffrances,  de  misères,  de  désirs,  tant  de  rêves  et  tant 
de  pensées,  tant  de  mal  et  tant  de  bien  ? 

Edouard  Rod. 


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L'ÉTAT  ITALIEN 


ET 


>CIENCE  POLITIQUE  AVANT  MACfflAVEL 


César  Borgîa  a  été  l'original  du  Prince ,  et  si  sa  vie,  ou  du 
certains  temps,  certains  traits  de  sa  vie  ont  été  par  Machia- 
tenus  comme  exemple  et  donnés  par  lui  en  leçon  (1),  c'est 
nt  là  une  base  bien  étroite  et  bien  mince  pour, porter  un 
te  et  si  haut  édifice,  Tœuvre  du  secrétaire  florentin.  De 
onstatation  :  la  vie  de  César  Borgia  fut  une  des  sources 
nce,  sort  donc  cette  question  :  quelles  furent,  en  général, 
irces  du  machiavélisme?  Et  cette  première  question,  à  son 
3n  appellerait  une  deuxième  et  une  troisième  :  qu'est-ce 
ment  que  le  machiavélisme?  Qu'est-ce  vraiment  que  Ma- 
1? 

t-îl  vraiment  un  «  politique  d'enfer,  »  comme  quelqu'un 
nfimé,  qui,  avec  un  rire  mauvais  et  au  plus  outrageant  mé- 
B  rhomme  et  de  l'humanité,  passa  ses  jours  et  ses  nuits  à 
en  maximes  monstrueuses  les  inventions  d'un  diabolique 
'  Ou,  comme  d'autres  le  murmurent,  fut-ce  seulement 
le  gratte-papier,  un  peu  pédant,  un  peu  brouillon,  qui,  le 
aïvement  du  monde,  sans  le  savoir  ni  le  vouloir,  alla  droit 
;  lui,  débitant  des  énormités  que  sa  candeur  même  l'em- 
t  de  voir  si  grosses?  Ou,  peut-être,  fut-ce  un  mystifica- 

oyez  la  Revue  du  15  décembre  1906. 


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l'état   italien    avant   MACHIAVEL.  165 

teur  qui,  tranquillement,  le  sachant  et  le  voulant,  prit  h  tâche 
<c  d'étonner  les  gens?  »  Ou  enfin,  et  tout  simplement,  ne  fut-ce 
pas  plutôt  un  de  ces  serviteurs  rares,  supérieurs  à  leur  emploi, 
qui,  mêlés  par  profession  à  de  petites  affaires,  en  révent,  pat 
inclination,  de  considérables  :  retenu  de  corps  dans  une  médio- 
crité et  une  pauvreté  d'où  l'âme  s'échappe;  curieux  de  lettres, 
sinon  professionnellement  lettré;  plus  pénétré  de  sens  pratique 
que  ne  Test  un  érudit  ou  un  philosophe;  plus  tourmenté  que 
ne  l'est  un  fonctionnaire  des  éternels  et  universels  problèmes 
d'État  ;  doué  d'une  admirable  force  d'analyse  et  d'une  égale  puis- 
sance de  style;  grand  liseur,  grand  observateur,  grand  généra- 
lisateur;  grand  «  écriveur,  »  si  je  l'ose  dire,  qui  se  trouve  être 
un  très  grand  écrivain? 

On  aura  presque  répondu  à  toutes  ces  questions,  quand  on 
aura  répondu  à  la  première  :  quelles  furent  les  sources  du  ma- 
chiavélisme? Mais  il  faut,  pour  y  répondre,  déterminer  ce  que 
Machiavel  tira  de  lui-môme,  ce  qu'il  prit  ailleurs  et  où  il  le  prit, 
ce  que  lui  fournirent  d'une  part  l'expérience,  et,  de  l'autre, 
l'histoire;  il  faut  examiner  successivement  comment  et  pour 
combien,  dans  la  composition  de  ce  fonds  d'où  le  travail  de  son 
imagination  ardente  et  de  sa  froide  raison  fit  surgir  le  machiavé- 
lisme proprement  machiavélique,  entrèrent  les  données  réelles 
empruntées  à  l'observation  de  l'État  italien  contemporain  ou 
récent;  le  secours  de  ses  lectures  des  annales  anciennes;  l'ap* 
port  de  ce  que  nous  avons  appelé  «  le  machiavélisme  avant 
Machiavel,  le  machiavélisme  perpétuel.  » 

I 

Machiavel  n'eut  qu'à  regarder  autour  de  lui  pour  avoir  sous 
les  yeux,   en  Italie  et  dans  le  présent,  tous  les  genres  d'États 
qu'il  devait  décrire  :  principats   de  toutes  les  espèces,  hérédi- 
taires, mixtes  et  nouveaux,  civils,  -^quel  que  soit  au  juste  le  sens 
de  Tadjectif  civili,  —  et  ecclésiastiques,  acquis  par  les  armes  du 
prince  et  sa  virlù  personnelle  ou  par  les  armes  d'autrui  et  Taveugle 
fortune,  quelquefois  par  le  crime;  maintenus  par  la  justice,  la 
clémence,  la  loyauté,  ou  par  l'arbitraire,  la  cruauté,  la  trahison  ; 
rotégés  par  l'amour  ou,  plus  souvent,  minés  par  la  haine  des 
îuples  :  à  Milan,  les  Sforza;  à  Rome,  les  Sixte  IV,  les  Inno- 
3nt  VIII,  les  Alexandre  VI  ;  à  Naples,  la  lignée  des  Alphonse 


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i66 


REYUE  DES   DEUX   MONDES. 


et  des  Ferdinand;  puis,  au  centre  de  la  péninsule,  à  droite  et  à 
gauche,  sur  la  Romagne  et  sur  l'Ombrie,  la  nuée  de  corbeaux 
que  chasse  l'aigle,  les  tyranneaux  fuyant  devant  César.  Quelques 
républiques  aussi  :  deux  surtout,  Venise  et  Florence  elle-même. 
Le  secrétaire  put,  sans  quitter  son  bureau,  méditer  à  loisir  sur 
les  mutations  des  gouvernemens,  et  sa  ville  natale  Jiui  fut  comme 
un  microcosme  où  il  vit  naître,  grandir,  mourir,  où  il  vit  se 
mai'ier,  se  reproduire,  se  survivre  en  se  transformant,  et  se  con- 
server en  se  déformant,  toutes  les  formes  et  toutes  les  combi- 
naisons de  formes  qu'était  capable,  en  l'espace  de  deux  ou  trois 
siècles,  d'inventer  Fesprit  florentin. 

Esprit  mobile,  subtil  et  «  archisubtil,  »  suivant  le  mot  de 
Dante,  que  le  poète  répète  volontiers,  et  dont  l'amertume  iro- 
nique s'adoucit  peut-être  d'une  secrète  fierté  :  Parcisottile  ingegno 
fiorentino,  —  «  0  ma  Florence. . .  Athènes  et  Lacédémone  qui  firent 
les  antiques  lois  et  furent  si  policées,  quant  à  bien  ordonner 
leur  vie  se  distinguèrent  peu,  au  prix  de  toi  qui  fais  de  si  subtils 
arrangemens  qu'à  la  mi-novembre  n'arrive  pas  ce  que  tu  as  filé 
en  octobre.  Que  de  fois,  du  temps  qu'il  te  souvient,  as-tu  changé 
lois,  monnaies,  offices  et  coutumes,  et  renouvelé  tes  membres? 
Et,  pour  peu  que  tu  te  rappelles  et  que  tu  voies  la  lumière,  tu  te 
verras  pareille  à  cette  malade,  gui  ne  peut  trouver  de  repos  sur 
sa  couche,  mais  qui,  en  se  retournant,  trompe  sa  douleur.  »  De 
même  Pétrarque,  cité  par  Guichardin,  qui  souscrit  à  ce  juge- 
ment :  (c  0  ingénia  magis  acria  quam  matura!  dit-il  des  Floren- 
tins ;  car  c'est  chez  eux  une  propriété  naturelle  d'avoir  le  vif  et 
Taigu,  plus  que  le  mûr  et  le  grave.  » 

Sur  son  lit  enfiévré,  l'inconstante  et  inquiète  Florence  s'est 
si  souvent  retournée;  elle  a  si  souvent  changé  ses  institutions; 
tant  de  magistratures  qu'on  croyait  vivaces  ont  paru  pour  dispa- 
raître, tant  d'autres  au  contraire  qu'on  croyait  mortes  sont  tout  à 
coup  revenues,  et  tant  d'autres  encore  coexistent,  si  différentes 
d'Age,  de  caractère,  d'origine  et  d'intention,  qu'un  Florentin 
même,  et  même  un  Florentin  très  averti,  a  besoin  de  faire  effort 
pour  s'y  reconnaître.  Cette  architecture  de  lois,  que  l'inépuisable 
fécondité  de  ces  «  esprits  vifs,  aigus,  et  subtils  »  surcharge  sans 
arrêt,  est  devenue,  dès  le  xm«  siècle,  si  touffue  et  si  hérissée  que 
l'on  propose  une  nouvelle  loi  pour  interdire  de  faire  trop  de  nou- 
velles lois!  Trop  abondantes  d'ailleurs,  elles  sont  mal  observées, 
ou  ne  le  sont  pas  du  tout.  Elles  subsistent  cependant,  encom- 


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l'état  italien  avant  hàchlavel.  167 

brent  les  archives  de  la  commune,  et  fonneraient,  si  on  les 
compilait,  un  corpus  juris  très  épais. 

A  ne  retenir  que  celles  qu'on  pourrait  qualifier  d'  a  orga- 
niques, »  celles  qui  ont  eu  pour  objet  d'  «  organiser  »  le  gou- 
vernement de  la  République,  c'est  encore  une  broussaille  au 
bord  de  laquelle  plus  d'un  historien,  longtemps,  a  hésité.  Ma- 
chiavely  dans  sa  préfacé,  dans  le  Proemio  de  ses  Istorie  florentine ^ 
nous  confie  qu'il  voulait  d'abord  prendre  son  point  de  départ  au 
commencement  de  la  grandeur  des  Médicis,  avec  Giovanm  et 
Gosimo,  en  1434,  car  il  pensait  que  «  messer  Lionardo  d'Arezzo 
et  messer  Poggio,  deux  très  excellens  historiens,  avaient  narré 
particulièrement  toutes  les  choses  qui  étaient  antérieurement 
arrivées.  »  Mais  la  réflexion  l'avait  conduit  à  modifier  son  plan: 
«  Quand,  ensuite,  j'ai  lu  attentivement  leurs  écrits,  pour  voir  en 
quels  ordre  et  manière  ils  procédaient,  afin  qu'en  les  imitant 
notre  histoire  fût  mieux  approuvée  des  lecteurs,  j'ai  trouvé  com- 
ment, dans  la  description  des  guerres  faites  par  les  Florentins 
aux  princes  et  aux  peuples  étrangers,  ils  ont  été  fort  diligens; 
mais  des  discordes  civiles  et  des  inimitiés  intérieures  et  des 
effets  qui  en  sont  nés,  il  en  est  une  partie  qu'ils  ont  absolument 
tue,  et  l'autre  si  brièvement  résumée,  qu'elle  ne  peut  apporter 
aux  lecteurs  aucun  profit  ou  plaidr.  » 

Pourquoi  ce  silence  ou  cette  discrétion?  Par  crainte  de  ne 
point  intéresser?  Par  peur  de  blesser  ou  de  déplaire?  Machiavel 
ne  cédera  ni  à  l'un  ni  à  l'autre  de  ces  scrupules  :  il  entrera 
dans  le  détail  des  divisions  de  Florence,  parce  que,  «  si  jamais 
d'aucune  république  les  divisions  furent  notables,  celles  de  Flo- 
rence le  sont  au  plus  haut  point  —  sono  notabilissime.  »  —  Les 
autres  «  se  sont  contentées  d'une,  »  après  quoi,  selon  l'accident, 
elles  se  sont  ou  accrues  ou  ruinées;  «  mais  Florence,  non  con- 
tente d'une,  en  a  fait  beaucoup.  »  A  Rome,  lorsque  les  rois 
eurent  été  chassés,  s'éleva  la  désunion  entre  les  nobles  et  la 
plèbe,  et  elle  dura  tant  que  dura  Rome.  Ainsi  à  Athènes  et  par- 
tout où  fleurirent  des  républiques.  «  Mais,  à  Florence,  pre- 
mièrement, les  nobles  se  divisèrent  entre  eux  ;  puis  les  nobles  et 
le  peuple;  enfin  le  peuple  et  la  plèbe  ;  et  bien  des  fois  il  arriva 
qu'un  de  ces  partis,  étant  demeuré  le  plus  fort,  se  divisât  en  deux; 
desquelles  divisions  il  résulta  autant  de  morts,  autant  de  destruc- 
tions de  familles  qu'il  en  résulta  jamais  dans  une  autre  ville  dont 
on  ait  mémoire.  » 


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168  EEYUE  DES  DBUX  MONDES. 

Que  la  cité  y  ait  résisté,  quelle  preuve  en  faveur  de  la  virtù 
des  citoyens  !  Ayant  fait  cela  contre  la  Fortune,  que  n'eût-elle  pas 
pu  faire  avec  ellel  «  Si  Florence  avait  eu  le  bonheur,  après 
qu'elle  se  fut  libérée  de  l'Empire,  d'avoir  pris  forme  de  gouver- 
nement qui  l'eût  maintenue  unie,  je  ne  sais  quelle  république, 
ou  moderne  ou  antique,  lui  eût  été  supérieure.  »  Ce  bonheur, 
hélas!  lui  avait  manqué,  elle  n'avait  pu  s'unir;  et  d'aller  de  divi- 
sion en  division  l'avait  condamnée  à  aller  de  forme  en  forme, 
et  à  travers  toutes  les  confusions,  toutes  les  corruptions  de 
toutes  les  formes,  au  gré  toujours  divers  de  ses  incorrigibles 
caprices,  sans  se  fixer  ni  s'asseoir  en  une  forme  assez  stable  pour 
faire  au  dehors  la  figure  et  donner  au  dedans  l'impression  d'un 
gouvernement.  Le  récit  de  ces  divisions  séculaires  commande 
l'étude,  au  moins  esquissée,  de  ces  formes  fugitives;  et  nous 
entrons  dans  «  la  forêt  obscure  !  »  Mais,  pour  quiconque  pour- 
suit l'entreprise  que  poursuit  Machiavel,  et,  ayant  disserté  des 
diverses  espèces  de  principat,  veut  disserter  maintenant  des 
«  diverses  espèces  de  républiques,  »  tout  un  domaine  s'étend, 
prodigieusement  riche^. 

En  effet,  que  de  républiques  en  une  seule  :  aristocratique, 
oligarchique,  à  tendance  démocratique,  de  direction  démago- 
gique, théocratique  avec  Savonarole,  consulaire  avec  les  gonfa- 
loniers  à  vie,  et,  quoi  que  l'accouplement  des  mots  ait  d'étrange, 
quasiment  monarchique  avec  les  premiers  Médicis  !  Par  là-dessus, 
ou  là-dessous,  une  commune  marchande  et  une  commune  mili- 
taire, les  métiers  et  les  quartiers,  les  arts  et  les  compagnies  ;  du 
travail,  du  négoce,  du  commerce  de  spéculation,  de  la  banque, 
du  jeu,  du  luxe  ;  des  bourgeois  qui  font  les  seigneurs,  et  d'autres 
pour  qui  faire  les  seigneurs,  c'est  faire  les  bourgeois  ;  le  «  gros  » 
et  le  «  menu,  »  un  peuple  et  une  populace,  ceux  qui  ont,  ceux 
qui  veulent  avoir;  par  là-dessus  encore,  sur  tout  cela  ou  sous 
tout  cela,  des  amjbitions  de  grande  nation  et  des  haines  de  pe- 
tite ville,  des  querelles  privées  qui  tournent  à  des  luttes  de 
partis,  des  rancunes  de  mariage  rompu  qui  s'achèvent  en  dis- 
putes constitutionnelles;  les  suspects  et  les  bannis,  les  ammo- 
nitij  les  fuorusciti;  sur  tout  cela,  sous  tout  cela,  chez  tous,  l'ap- 
pétit de  comprendre,  la  faim  et  la  soif  de  savoir,  l'irrésistible 
besoin  d'être,  l'instinct  tout-puissant  de  créer;  une  avidité  d'in- 
telligence qui  ne  se  contient  pas  et  ne  s'intordit  rien;  le  plein 
épanouissement  de  la  pleine  personnalité  se  débordant  soi-même 


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l'état  italien  avant  machuvbl.  169 

et  débordant  le  monde.au  ciel  comme  sur  la  terre,  riant,  niant, 
criant,  priant,  ivre,  quand  les  humanistes  parlent,  de  joie 
païenne,  et,  quand  les  piagnoni  passent,  abîmée  dans  la  péni- 
tence chrétienne,  tour  à  tour  emportée  par  l'amour  de  ressus- 
citer et  par  la  rage  de  détruire,  possédée  de  toutes  les  folies  du 
beau,  depuis  la  folie  de  la  chair  jusqu'à  la  folie  de  la  croix  : 
trois  siècles  au  moins  ainsi  faits,  et  dix  ou  douze  générations, 
que  de  choses  et  quels  hommes!  Quelle  psychologie  et  quelle 
politique!  Quel  document  et  quelle  leçon!  Machiavel  entend 
n'en  pas  perdre  et  n'en  pas  laisser  perdre  un  mot.  Pèlerin  pas- 
sionné, il  refait  «  de  bonnes  jambes,  »  suivant  l'expression 
favorite  de  son  héros  César,  lé  chemin  des  révolutions  de 
Florence. 

Il  a  eu  soin  de  nous  prévenir,  en  son  Proemio,  que,  dans  les 
quatre  premiers  livres  des  IstoriCy  il  ne  ferait  que  résumer  rapi- 
dement ce  qui  était  advenu,  à  Florence  et  en  Italie,  depuis  la 
chute  de  l'empire  romain  jusqu'aux  Médicis  (1434);  et  que  seuls 
les  quatre  derniers  livres  descendraient  au  détail  des  événemens, 
à  mesure  qu'ils  se  rapprocheraient  de  la  période  contemporaine. 
Du  point  de  vue  spécial  où  l'on  doit  se  placer  quand,  comme 
nous,  on  recherche  les  sources  du  machiavélisme,  les  premiers 
livres  des  Histoires  florentines  n'en  sont  pas  moins  ceux  qui  pré- 
sentent peut-être  le  plus  vif  intérêt  ;  ou,  pour  préciser,  les  plus 
intéressans,  à  ce  point  de  vue,  sont  les  livres  II,  III,  IV  et  VII, 
Ce  sont  ceux  où  «  la  matière  »  du  machiavélisme  est  recueillie 
avec  le  plus  d'abondance;  je  veux  dire  ceux  qui  contiennent 
presque  toute  la  somme  d'expériences  pratiques  d'où,  plus  tard, 
Machiavel  tirera  ses  conclusions  théoriques,  dégagera  ses  for- 
mules. La  raison  en  est  que,  de  la  chute  de  l'empire  romain  à 
1434,  les  quatre  premiers  livres  couvrent  une  bien  plus  longue 
durée  que  les  quatre  derniers,  de  1434  à  1492,  et  que,  sauf  une 
douzaine  d'années  sous  Cosme,  Pierre  et  Laurent  (livre  VU), 
de  1434  à  la  réforme  profonde,  à  la  révolution  de  1494,  la  ner- 
veuse Florence  se  tient  relativement  tranquille  sur  son  lit.  Mais 
que  ce  soit  à  telle  ou  telle  page,  peu  importe  :  là,  certainement, 
dans  les  Istorie  florentine,  est  une  grosse  part  ;  là,  probablement, 
t  la  plus  grosse  part  de  la  substance  dont  le  génie  de  Ma- 
iavel  s'est  nourri,  bien  que  les  Istorie  soient,  par  rang  de  date, 
jstérieures  aux  deux  ouvrages  qui  renferment  l'essence  même 
lu  machiavélisme,  le  Livre  du  Prince  et  le  Discours  sur  la  />re- 


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''■ï 


470  RBVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mière  Décade  de  Tite-Live.  Leur  importance,  en  ce  qui  concerne 
ia  formation  de  la  pensée,  du  jugement  et,  si  l'on  le  veut,  de  la 
doctrine  du  secrétaire  florentin,  ne  fait  nul  doute  pour  qui  sait 
quel  soin  attentif,  —  malgré  les  erreurs,  plus  ou  moins  nom- 
breuses, que  des  historiens  modernes  ont  cru  pouvoir  relever,  — 
Machiavel  a  apporté  à  rassembler  mois  par  mois,  jour  par  jour, 
ces  élémens  de  fait.  Or,  on  le  sait  par  la  publication  de  la  copie 
que  son  petit-fils,  Giuliano  de'  Ricci,  fit  de  ses  notes  allant  de  la 
mort  de  Gosme  à  septembre  et  octobre  1801  ;  notes  dont  l'authen- 
ticité aurait  comme  garantie,  à  défaut  d'autres  témoignages,  le 
coup  de  pouce  où  l'on  sent  l'ongle,  et,  dans  la  liberté  de  l'im- 
provisation, de  l'impression  fixée  pour  soi  seul,  le  jaillissement 
du  mot  qui  est  à  l'homme,  qui  n'est  qu'à  lui,  qui  est  lui,  l'âpre 
hauteur,  l'ftcre  saveur  du  verbe  machiavélique. 

Machiavel,  que  nous  avons  surpris  jouissant  en  dilettante  de 
ce  «  rare  spectacle,  »  le  bel  ordre  de  l'armée  de  César  en  marche» 
le  long  de  la  mer  et  au  pied  des  monts,  de  Fano  vers  Sinigaglia, 
se  donne,  avec  une  sorte  de  volupté  cérébrale,  le  spectacle  non 
moins  rare,  —  et  combien  plus  instructif!  —  de  Florence,  dans  le 
désordre  apparent  de  ses  fantaisies,  en  marche  vers  l'inévitable 
fin,  sous  l'inéluctable  loi  de  ses  destinées.  La  question  n'est 
pas  pour  le  moment  de  savoir  si  le  tableau  qu'il  en  trace  est 
exact  en  tous  ses  détails  :  si,  même  exact,  il  ne  serait  pas  incom- 
plet. En  ces  sortes  de  sujets,  la  concision  ne  s'obtient,  cela  est  à 
craindre,  qu'aux  dépens  de  la  précision  :  comment  une  trentaine 
de  paragraphes  dispersés  en  ses  huit  livres  eussent-ils  suffi  à 
Machiavel,  quelles  que  fussent  sa  puissance  de  vision  et  sa  puis* 
sance  d'expression,  quand  Tommaso  Forti  n'a  pas  eu  trop  des 
trois  cents  chapitres  de  son  Foro  fiorenttno  pour  se  débrouiller 
au  milieu  du  chaos  des  temps,  des  faits  et  des  lois  ?  Pareille-r 
ment  Donato  Giannotti  a  dû  s'y  reprendre  à  plusieurs  fois  pour 
décrire  avec  la  fidélité  nécessaire  les  institutions  de  Florence. 
Mais  ce  qui  nous  intéresse  ici,  ce  n'est  pas  tant  ce  qu'ont  été  en 
réalité  ces  institutions  et  leurs  mutations  ou  révolutions;  c'est 
plutôt  ce  que  Machiavel  a  vu  et  cru  qu'elles  avaient  été.  C'est 
tout  d'abord  qu'il  ait  voulu  voir,  qu'il  ait  compris  qu'il  fallait 
comprendre,  qu'il  ait  conçu  qu'on  devait  conclure,  que,  der- 
rière le  spectacle,  il  ait  deviné  l'enseignement,  et  au  fil  des 
temps,  à  travers  les  faits,  sous  l'amoncellement  des  lois,  cherché 
la  loi. 


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l'état  ITâUCN   avant   MACHIAVEL.  iH 

Si  nul  historien,  même  excellent,  non  pas  même  le  Poggc 
ni  Léonard  Arétin,  n'avait,  avant  lui,  donné  cette  place  dans  sa 
composition  aux  divisions  de  la  cité,  nul  historien  après  lui  n'a 
manqué  de  la  leur  faire  :  ni  Guichardin,  ni  Bnito,  ni  Nardi,  ni 
Varchi.  Il  semble  que  tous  comme  lui  aient  ressenti  personnelle- 
ment, en  tant  que  membres^ — au  sens  propre,  — de  TEtat  florentin, 
l'énervante  trépidation  de  cette  espèce  de  chorée  constitutionnelle. 
La  lassitude  que  Dante  en  éprouvait  déjà  au  commencement  du 
xiv«  siècle  s'est  exaspérée,  au  commencement  du  xvi®,  en   une 
souffrance  aiguë.  Giannotti,  quoique  discret,  s'en  plaint  :  c<  C'est 
pourquoi  chaéun  devrait  extrêmement  désirer  à  Florence  une 
forme  de  gouvernement  ainsi  faite  et  préférer  vivre  en  une 
situation  moindre  sous  un  régime  qui  se  pût  juger  perpétuel,  à 
vivre  en  une  plus  grande  sous  un  autre  régime  qui  chaque  jour 
fût  exposé  aux  changemens.  Car,  dans  ces  villes  où  fréquem- 
ment se  font  des  mutations  de  gouvernement,  toute  classe  de 
citoyens  pâtit;  tel  parti  qui,  sous  telle  administration,  vit  riche 
et  honoré,  sous  telle  autre  vit  pauvre  et  dédaigné,  si  bien  qu'il 
n'est  personne  qui  puisse  dire  que  les  mutations  de  l'État  lui 
soient  profitables  ;  parce  que  le  gain  qui   se  fait  dans  l'une  est 
compensé  par  la  perte  qui  se  fait  dans  l'autre.  » 

Guichardin  est  plus  vif  et  répète  volontiers  en  ses  Micordique 
changer  ainsi  et  toujours  changer,  c'est  faire  un  effort  inutile  : 
«  Ne  vous  fatiguez  pas,  conseille-t-il,  en  ces  changemens  qui  ne 
changent  pas  les  effets  qui  vous  déplaisent,  mais  seulement  les 
visages  des  hommes,  parce  qu'ils  vous  laissent  aussi  peu  satis- 
fait que  vous  l'étiez  auparavant  (littéralement  :  parce  qu'on 
reste  avec  la  même  mauvaise  satisfaction).  Par  exemple,  que 
sert-il  d'ôter  de  chez  les  Médicis  Ser  Giovanni  da  Pc^pi,  si,  à  sa 
place,  eiètre  SerBemardo  da  san  Miniato,  homme  de  la  même 
qualité  et  condition?  »  Ou  bien  :  «  Qui  se  mêle  à  Florence  de 
rÉtat,  s'il  ne  le  fait  par  nécessité,  ou  s'il  n'y  court  la  chance  de 
devenir  chef  du  gouvernement,  est  peu  prudent:  parce  qu'il  met 
en  péril  lui-même  et  tout  ce  qu'il  a,  si  la  chose  ne  réussit  pas  : 
s'il  réussit,  il  obtient  à  peine  une  petite  partie  de  ce  qu'il  avait 
espéré;  mais  quelle  folie  c'est  de  jouer  à  un  jeu  où  l'on  peut 
sans  comparaison  perdre  plus  que  gagner,  et,  ce  <iui  n'importe 
peut^tre  pas  moins,  une  fois  que  l'État  sera  changé,  être  sou- 
mis au  perpétuel  tourment  d'avoir  toujours  à  craindre  un  chan- 
gement nouveau  t  »  Et  pourquoi?  Pour  rien  :  «  Tout  ce  qui  a 


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172  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


rv 


'S 


.^^,'  \  été  dans  le  passé  et  qui  est  à  présent  sera  encore  dans  l'avenir, 

mais  on  change  et  les  noms  et  les  superficies  des  choses,  en 
sorte  que  qui  n'a  pas  bon  œil  ne  les  reconnaît  pas,  ni  ne  sait 
se  régler  là-dessus,  ou  en  juger  par  le  moyen  de  cette  obser- 

^^:  vation.  » 

Machiavel,    comme  Guichardin,  comme  Giannotti,  a  «  bon 
œil  :  »  de  cette  observatioi;^,  il  saura,  lui,  tirer  une  règle  ;  mais, 
dès  ce  moment,  il  a  une  opinion,  et  c'est,  comme  Guichardin  le 
fera  proclamer  par  le  prudent  Bernardo  del  Nero,  qu'il  ne  vaut 
pas  la  peine  de  «  changer  le  mal  d'estomac  en  mal  de  tête.  »  Que 
ce  soit  l'un  ou  l'autre  mal,  tantôt  l'un,  tantôt  l'autre,  cette  versa- 
tilité, cette  incapacité  de  supporter  et  de  s'accommoder,  cette 
«  ingouvernabilité,  »  s'il  est  permis  de  forger  le  mot,  est  et  de- 
meure un  mal  de  Florence;  on  pourrait  même  dire  :  le  mal 
florentin,  si  d'ailleurs  l'Italie  tout  entière  n'en  était  infectée. 
Le  Florentin  exilé   de  sa  patrie,  un  Dante  qui  va  cherchant  et 
appelant  «  la  paix,  »  ne  la  trouve  nulle  part  ;  nulle  part  il  ne 
trouve  de  consolation  ni  de  remède.  Ce  qu'il  fuit,  au  contraire, 
le  poursuit  en  tous  lieux  :  la  terre  italienne  tremble  politique- 
ment des  Alpes  à  l'Adriatique.  Milan,  Gênes,  Vérone,  Padoue, 
Ferrare,   Lucques,    Pérouse,    Sienne,    Bologne,    Imola,   Forli, 
Ravenne,  Naples,  le  Nord,  le  Centre  et  le  Midi,  sont  également 
en  convulsion  ;  et  ce  n'était  avancer  rien  de  trop  téméraire  que  de 
montrer  dans  l'Italie  d'alors,  une  «  multitude  d'États  foisonnant, 
pullulant,  pourrissant,  se  faisant,  se  défaisant,   se  refaisant,  » 
non  seulement  sous  une  poussée  interne,  mais  souvent  sous  une 
pression  extérieure  ;  ce  n'est  pas  trop  présumer  et  préjuger  que 
de  voir  en  cette  extrême  mobilité,  opposée  à  «  l'immobilité  tra- 
ditionnelle et  mystique  »  des  autres  Etats  dans  le  même  temps, 
la  marque  et  le  signe,  le  cachet  de  l'État  italien  des  xiv«,  xv*  et 
xvi«  siècles,  par  quoi  il  est  ce  qu'il  est,  pour  son  originalité  et 
pour  son  malheur. 

Un  seul  État  en  Italie  paraît  avoir  échappé  à  ces  secousses, 
avoir  d'assez  bonne  heure  pris  son  équilibre,  s'être  confirmé  et 
consolidé  :  par  une  singulière  anomalie  à  la  théorie  du  milieu, 
c'est  celui  dont  le  sol  est  le  plus  mouvant,  un  état  de  sable  et 
d'eau,  l'état  de  la  lagune,  Venise.  Aussi  tout  le  monde  ti-t-il  les 
yeux  fixés  sur  lui  et,  avant  de  l'admirer  pour  sa  grandeur,  on 
l'admire  pour  sa  s^esse.  Vers  l'an  ISOO,  l'État  vénitien  est,  au 
regard  des  autres  Etats  italiens,  ce  que  sera,  vers  1800,  l'État 


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J 


l'état  italien    avant  MACHIAVEL.  173 

britannique  au  regard  des  autres  Etats  européens.  On  envie  et 
Ton  veut  copier  les  institutions  vénitiennes,  ainsi  qu'on  enviera 
et  Ton  copiera  les  institutions  britanniques.  A  Florence,  en  par- 
ticulier, tout  ce  qui  observe,  tout  ce  qui  pense,  tout  ce  qui  agit 
ne  jure  plus,  en  fait  d'organisation  de  l'État,  que  par  Venise.  Là, 
dans  l'imitation  des  institutions  de  Venise,  si  Ton  avait  un  gon- 
falonier  perpétuel  qui  fût  comme  son  doge,  un  grand  Conseil 
qui  rappelât  son  grand  Conseil,  une  Quarantie  calquée,  sur  les 
siennes,  là  serait  la  fin  de  cette  longue  misère  de  Florence,  le 
mal  des  révolutions.  Guichardiiî  l'indique,  Donato  Giannotti 
insiste  :  «  En  ce  temps  fut  ordonné,  avec  l'aide  de  fra  Girolamo 
Savonarola,  homme  très  avisé,  le  Grand  Conseil..  Et  vraiment, 
quel  qu'en  fût  l'auteur  (beaucoup  disent  que  ce  fut  fra  Giro- 
lamo, et  d'autres,  que  la  proposition  lui  en  fut  faite  par  Pagolan* 
tonio  Soderini,  qui,  ayant  été  peu  auparavant  ambassadeur  à 
Venise,  prit  exemple  du  Grand  Conseil  vénitien,  pour  l'introduire 
ensuite  à  Florence)  ;  qui  que  ce  soit  donc  qui  en  ait  été  l'auteur, 
il  fut  mieux  inspiré  que  Giano  délia  Bella  et  que  le  cardinal  de 
Prato.  » 

Mais,  de  Giano  délia  Bella  à  Savonarole  et  au  retour  des 
Médicis,  de  1293  à  1494  ou  à  1542,  les  fantaisies,  même  mau- 
vaises, du  subtil,  de  Tarchisubtil  esprit  florentin,  ne  se  fussent* 
elles  traduites  qu'en  de  très  éphémères  réalisations,  n'eussent- 
elles  vécu  que  d'octobre  à  novembre,  n'eussent-olles  été  qu'un 
tour  de  plus  sur  la  couche  douloureuse  où  les  factions  avaient 
étendu  la  cité,  tout  cela  pourtant,  c'était  de  l'histoire,  et  par 
conséquent  de  la  vie,  et  par  conséquent  de  la  matière  ou  des 
matériaux  pour  les  constructions  de  la  politique.  Ces  mille  fan- 
taisies réalisées  étaient  autant  d'expériences  sur  le  réel.  Le  plus 
réaliste  des  hommes  qui  se  soient  jamais  essayés  aux  construc- 
tions de  la  politique,  avait  en  elles,  à  portée  de  sa  main,  à  pied 
d'œuvre,  une  carrière,  une  mine  inépuisable,  tout  un  Forum  en- 
seveli d'où  l'on  pourrait  extraire,  ainsi  que  les  papes  bâtisseurs 
d'églises  l'avaient  fait  du  Forum  romain,  du  plomb,  de  l'argile 
et  du  marbre  :  il  s'y  fournit  abondamment. 

II 

L'histoire  de  Florence  fut  une  des  sources,  l'une  des  princî- 
les,  où  puisa  l'auteur  du  Prince  et  du  Discours  sur  la  vremiére 


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174  BBVinS  DES  DEUX   MONDES. 

Décade,  Mais  ce  ne  fut  pas  la  seule.  Nous  savons  par  lui-même 
qu'il  avait  fait  de  Léonard  Arétin  et  de  Pogge  une  étude  dili- 
gente. Sans  doute  d'autres  historiens  ou  chroniqueurs  lui  ser- 
yirent-ils  encore  :  V Histoire  de  Florence  de  Ricordano  Malaspina; 
la  Chronique  florentine  de  Dino  Gompagni  ;  celles  de  Giovanni, 
de  Matteo  et  de  Filippo  Villani;  les  commentaires  de  Gino  Cap- 
poni,  de  Rébus  Florentinorum  ;  une  histoire  anonyme  de  Flo- 
rence, entre  les  années  1406  et  1438;  Thistoire  aussi  de  Barto- 
lommeo  Scala  ;  enfin  quelques  «  vies  »  de  Florentins  illustres, 
comme  Neri  Capponi  ou  Giannozzo  Manetti  ;  tous  ouvrages  dont 
il  n'est  pas  improbable  ou  du  moins  impossible  que  Machiavel 
ait  eu  connaissance,  imprimés  ou  manuscrits. 

Il  n'est  pas  impossible  non  plus  qu'il  ait  connu,  en  dehors 
de  Florence,  quelques-unes  des  nombreuses  chroniques,  bio* 
graphies  ou  oraisons  funèbres  que  la  piété  des  Italiens  ne  s'est 
point,  depuis  lors,  lassée  de  recueillir,  en  mémoire  d'illustres 
ancêtres,  touchant  les  choses  et  les  hommes  de  Gènes,  de  Milan, 
de  Venise,  de  Ferrare,  des  Romagnes,  de  Naples  et  de  la  Cour 
pontificale. 

Mais  de  lui-même  encore  nous  tenons  qu^'après  ou  qu'avec 
«  une  longue  expérience  des  temps  modernes,  »  ce  qui  a  le  plus 
servi  à  Machiavel,  ce  dont  il  s'est  le  plus  servi,  c'est  «  la  lecture 
continuelle  des  anciens.  »  En  quoi  d'ailleurs  il  ne  se  distingue 
pas  des  autres  écrivains  politiques  de  Florence,  qui,  de  toute 
manière,  sont  le  plus  près  de  lui  :  de  Guichardin  et  de  Giaù- 
notti.  Ce  dernier,  Donato  Giannotti,  dit  lui  aussi,  expres- 
sément, qu'on  ne  saurait  «  raisonner  et  disputer  comment  doit 
être  faite  une  république,  »  si  l'on  n'a  acquis  «  lïntelligence  des 
affaires  humaines,  et  que  l'on  n'en  saurait  acquérir  l'intelligence 
que  par  la  lecture  assidue  des  choses  antiques  et  pour  avoir 
pratiqué  et  connu  quelque  administration  civile.  »  La  seule  diffé- 
rence est  que  Giannotti  met  au  premier  rang  la  lecture,  au 
second,  Texpérience,  tandis  qae  Machiavel  met  la  lecture  au 
second  rang  et  l'expérience  au  premier  :  il  la  croit  pourtuit 
nécessaire,  cette  «  lecture  des  choses  anciennes,  »  et  il  en  use 
largement,  peut-être  en  abuse-t-il  un  peu,  au  gré  de  certains 
juges,  et  peut-être  est-ce  un  peu  à  lui  que  s'adresse  la  boutade 
de  Guichardin  :  «  Combien  se  trompent  ceux  qui  à  tout  propos 
allèguent  les  Romains!  Il  faudrait  avoir  une  cité  conditionnée 
comme  était  la  leur,  et  puis  se  gouverner  selon  cet  exemple  ; 


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l'état   italien   ayant  MACHIAVEL.  175 

lequel,  pour  qui  a  les  qualités  disproportiaonées,  est  aussi  dis-* 
proportionné  qu'il  le  serait  de  vouloir  qu'un  &Qe  fasse  la  course 
d'un  chevaL  » 

Machiavel  n'a  garde  de  vouloir,  —  en  cela  le  reproche  ne 
l'atteint  pas,  —  que  «  Tâne  »  marche  au  pas  du  «  cheval,  »  que 
Florence* se  hausse  et  s'enfle  jusqu'à  Rome;  mais  volontiers  «  il 
allègue  les  Romains,  »  et  c'est  pour  lui  plus  qu'une  habitude, 
presque  une  méthode,  d'aller  puiser  chez  lea  anciens  les  leçons 
et  les  exemples  qu'il  propose  aux  modernes.  Chez  quels  anciens? 
Avant  tout  et  à  peu  près  exclusivement  les  historiens,  latins  ou 
grecs,  beaucoup  plus  les  latins  que  les  grecs.  Tite-<Live  fut  son 
livre  de  chevet,  celui  dont  il  s'attacha  à  extraire  la  moelle,  en  la 
mélangeant,  parait-il,   au    suc  de  Tacite;  fArt  de   la  Gtwre 
devrait  à  Végèce  ce  qu'il  a  de  meilleur  ;  et  Ton  a  cru  relever 
aussi,  dans  le  Prince  y  dans  les  Discours  ou  dans  la   Vie  de  Ca$* 
iruccioy  des  traces  de  Polybe,  d'Isocrate,  de  Plutarque,  de  Dio- 
gène  de  Laërce,  de  Diodore  de  Sicile.  Et  puis,  dans  un  assaut 
d'érudition,  de  savans  critiques  jettent  à  la  tète  de  Machiavel, 
comme  pour  l'accabler  sous  le  poids  de  ses  emprunts,  quelques 
lambeaux  des  philosophes,  —  Âristote,  Platon,  Xénophon,  «-«^ 
et  quelques  bribes  des  poètes,  épiques,  lyriques  ou  tragiques,  —- 
Homère,  Pindare,  Euripide,  —  et  même  comiques,  —  Plante, 
Térence,  —  sans  oublier  (car  il  fit  un  Ane  d'or)  les  romanciers,  — 
Apulée  et  Lui^ien.  —  Il  ne  faut  pourtant  rien  exagérer,  et  il  semble 
bien  qu'ici  l'on  exagère.  Tout  cela  est  plus  ou  moins  sûr,  et  tout 
cela,  au  fond,  est  sans  intérêt  ou  sans  importance.  Machiavel 
savait-il  le  grec?  Ne  le  savait-il  pas?  Lisait-il  les  auteurs  dans  le 
texte?  Ne  les  a-t-il  lus  que  dans  une  traduction?  La  dispute  là- 
dessus  sera  toujours  d'allure  assez  pédantesque,  comme  elle  le 
sera  toujours  quand  il  s'agira  de  décider  si  Machiavel  fut  vraiment 
un  lettré,  digne  d'être  admis  parmi  l'élite  laurée  des  humanistes, 
ou  seulement  un  demi-lettré,  un  «  honnête  homme  »  amateur 
de  belles-lettres,  ou  moins  encore,  une  sorte  de  «  primaire  »  su- 
périeur, qui  se  serait,  par  les  hasards  de  sa  carrière,  frotté  à  de 
doctes  compagnies  et  qui  aurait,  ainsi  que  l'insinue  Paul  Jove, 
cueilli  au  passage,  dans  les  entretiens  de  son  chef  Marcello  Yir- 
ilio,  les  fleurs  latines  et  grecques  dont  il  émailla  ses  écrits? 
C'est  lui  qui  nous  l'avoue,  »  dit  Tévêque  de  Nocera.  Mais,  au 
i;ontraire,  en  maint  endroit,  et  notamment  dans  la  charmante 
épltre  à  Francesco  Yettori,  du  10  décembre  1813,  Machiavel 


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176  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

vante  les  délices  de  son  commerce  intime  avec  les  poètes  anciens 
ou  modernes:  «  En  partant  du  bois,  je  m'en  vais  à  une  fontaine^ 
et  de  là  à  mes  appeaux;  j'^i  sous  le  bras  un  livre,  ou  Dante  ou 
Pétrarque,  ou  l'un  de  ces  poètes  mineurs,  comme  Tibulle,  Ovide 
et  autres...  » 

Des  poètes,  majeurs  ou  mineurs,  il  ne  retire  qu'un  agr*ément  de 
plus  pour  ses  promenades,  de  la  rêverie  dans  le  mouvement. 
Des  historiens  anciens,  ses  préférés,  que  tire-t-il  ?  Au  sortir  de 
Tauberge,  sur  la  route,  où  il  a  joué  au  trictrac  avec  l'hôte,  le 
boucher,  le  meunier  et  les  deux  boulangers;  «  le  soir  venu,  je 
m'en  retourne  à  la  maison,  et  j'entre  dans  mon  cabinet  :  à  la 
porte,  je  dépouille  ce  vêtement  de  tous  les  jours,  plein  de  fange 
et  de  boue,  et  je  me  mets  des  habits  royaux  et  curiaux  ;  puis, 
ainsi  décemment  vêtu,  j'entre  dans  les  antiques  cours  des 
hommes  antiques,  où,  par  eux  reçu  amoureusement,  je  me 
repais  de  cette  nourriture,  qui  solum  est  mienne,  et  pour  laquelle 
je  suis  né;  où  j'ose  parler  avec  eux,  et  je  les  interroge  sur  la 
raison  de  leurs  actions,  et  eux,  par  leur  grande  courtoisie  (intra- 
duisible :  per  loro  umanità)  ils  me  répondent;  et  je  ne  sens 
pendant  quatre  heures  de  temps  aucun  ennui,  je  chasse  tout 
souci,  je  ne  crains  pas  la  pauvreté,  je  ne  m'effraie  pas  de  la 
mort  :  je  me  transfère  tout  en  eux.  Et  parce  que  Dante  dit  qu'on 
n'acquiert  point  de  science  sans  retenir  ce  qu'on  a  entendu,  j'ai 
noté  ce  dont  par  leur  conversation  je  me  suis  fait  un  capital,  et 
composé  un  opuscule  De  jormcî/>a/îA«5,  où  je  pénètre  aussi  pro- 
fondément que  je  puis  dans  la  méditation  de  ce  sujet...  » 

Comment  ne  pas  sentir  l'orgueil  qui  frémit,  la  force  qui 
vibre  en  ces  mots  :  «  Je  me  repais  de  cette  nourriture  qui  n'est 
qu'à  moi  et  pour  laquelle  je  suis  né...  Je  les  interroge  et  ils  me 
répondent...  je  me  transfère  tout  en  eux?  »  Mais  aussi  ne  saisit- 
on  pas  le  mécanisme  de  pensée,  le  procédé  de  travail  de  Machia- 
vel, en  ces  autres  mots  :  «  Je  note  leurs  paroles,  je  m'en  fais  un 
capital,  et  je  m'enfonce  dans  la  méditation  ?  »  Ce  qu'il  demande 
à  cette  troupe  d'hommes  graves,  entre  lesquels  brillent  les  plus 
purs  philosophes  de  la  Grèce  et  de  Rome,  et  avec  qui  l'on  a 
voulu  qu'il  eût  fait  le  songe  et  formé  le  vœu  de  demeurer  1  éter- 
nité dans  l'enfer,  ce  qu'il  attend  de  ces  nobles  esprits,  c'est  l'ali- 
ment de  son  esprit  :  il  ne  leur  prend  pas  ce  qui  les  a  faits  ce 
qu'ils  sont,  mais  de  quoi  se  faire  ce  qu'il  sera.  Loin  de  se  fondre 
et  de  se  perdre  en  eux,  et,  quoi  qu'il  en  dise,  de  s'y  transférer 


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l'état   italien   avant   MACHIAVEL.  ITt 

tout,  il  se  les  transfère  tous,  il  se  les  assimile,  il  en  fait  sa  sub- 
stance, il  s'en  fait  un  capital.  Machiavel  n'est  pas  ou  n'est  plus 
un  humaniste  qui  admire  et  qui  imite,  mais  un  politique  qui 
apprend  et  qui  utilise  ;  il  ne  lit  pas  pour  le  plaisir  de  lire, 
parce  qu'il  n'écrit  pas  pour  le  plaisir  d'écrire. 

C'est  aussi  bien  le  point  de  vue  oti  se  placera  après  lui  Donato 
Giannotti  :  il  empruntera  aux  anciens...  «  Il  n'est  pas  besoin  de 
m'étendre  sur  cette  matière,  car  elle  a  été  longuement  prouvée 
par  Âristote;  duquel,  comme  d'une  source  abondante,  qui  a 
répandu  par  tout  le  monde  de  très  larges  fleuves  de  doctrine, 
j'ai  pris  tous  les  fondemens  de  mon  bref  discours.  »  Mais  il 
appliquera  aux  modernes,  et  à  tels  modernes  nommément  dési- 
gnés, nettement  déterminés.  Les  sages  de  l'antiquité  qui  ont 
traité  du  gouvernement  des  républiques  l'ont  fait  «  en  général,  » 
et  ne  se  sont  pas  bornés  à  considérer  une  seule  cité;  au  contraire, 
<c  par  la  grandeur  de  leur  esprit  et  de  leur  vertu,  ils  ont  embrassé 
tous  les  gouvememens  qui  se  peuvent  introduire  dans  toutes 
les  cités.  Mais  notre  intention  est  de  traiter  seulement  du  gou- 
vernement de  notre  ville,  non  seulement  parce  que  par-dessus 
toutes  choses  chacun  est  obligé  à  sa  patrie,  mais  encore  parce 
que,  soulevant  un  grand  faix,  les  forces  de  mon  esprit  ne  suffi- 
raient pas  à  le  porter...  Notre  sujet  est  donc  la  cité  de  Florence 
telle  qu'elle  est,  dans  laquelle  nous  voulons  introduire  une  forme 
de  république  qui  convienne  à  sa  qualité;  parce  que  toute  forme 
ne  convient  pas  à  chaque  cité,  mais  seulement  celle-là  qui  peut 
en  une  telle  cité  longtemps  durer.  » 

C'est  encore  Tidée  qu'exprime  Guichardin,  soit  directement 
et  personnellement,  dans  ses  Ricordi,  soit  par  la  bouche  des 
quatre  Florentins  de  distinction  qu'il  fait  parler  dans  son  Reg- 
gimento.  De  ces  quatre  interlocuteurs,  son  père  seul,  Piero  Guic- 
ciardini,  peut,  à  un  degré  quelconque,  passer  pour  un  philosophe, 
ami  d'un  ami  de  Platon,  disciple  de  Marsile  Ficin.  Les  trois  autres 
n'y  prétendent  pas,  et  plutôt  ils  s'en  défendraient.  Comme  on  le 
complimente  sur  la  connaissance  qu'il  montre  des  Grecs  et  des 
Romains,  le  vieux  Bernardo  del  Nero,  sans  nier  qu'il  ait  parfois 
goûté  la  conversation  de  ce  même  messer  Marsile,  fait  cet  aveu, 
luquel  pourraient  plus  ou  moins  s'associer  Piero  Capponi  et 
Pagolantonio  Soderini  :  «  Je  n'ai  pas  de  lettres,  et  vous  le  savez 
ous:  mais  j'ai  eu  plaisir  à  lire  les  livres  traduits  en  langue 
/ulgaire,  autant  que  j'en  ai  pu  avoir,  d'où  j'ai  appris  quelqu'une 
TOMX  xxzix.  —  1907.  ^  0 


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i78  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

des  choses  que  j'ai  alléguées  aujourd'hui;  mais  parce  qu'elles 
sont  peu,  que  je  ne  les  possède  pas  bien  à  ma  guise,  et  que  je  ne 
crois  pas  que  ces  livres  traduits  aient  le  suc  qu'ont  les  latins, 
j'ai  toujours  évité  de  laisser  voir  que  j'en  aie  même  la  plus  pe- 
tite notion;  j'estime  que  je  gagnerai  plus  de  réputation  à  être 
tenu  pour  tout  à  fait  ignorant  de  ces  choses,  et  pour  parler  sans 
le  secours  d'aucun  auteur,  que,  voulant  me  servir  du  peu  que 
j'ai  lu,  à  donner  motif  d'être  tenu  pour  un  vantard,  ou  à  laisser 
croire  que  je  fais  plus  de  compte  de  ces  choses  qu'en  vérité  je  ne 
fais.  »  Tous  sont  d'accord  en  ce  point  qu'un  homme  qui  a  appris 
les  affaires  d'État,  non  dans  les  livres,  mais  par  l'expérience  et 
dans  la  pratique,  ce  qui  est  le  vrai  moyen  d'apprendre,  en  sait 
autant  et  plus  que  philosophe  cpii  fut  jamais.  Quand  on  dit  tous, 
on  ne  dit  pas  seulement  les  quatre  interlocuteurs  des.  deux  livres 
du  Reggimento^  mais  tous  les  Florentins  de  ce  temps-là,  même 
lettrés  et  à  demi  humanistes  :  Machiavel,  Guichardin,  Giannotti, 
et  d'autres  qui  sont  moins  célèbres,  qui  n'ont  point  écrit  en  forme 
de  traité,  foule  quasi  anonyme  de  magistrats  ou  d'ambassadeurs 
dont  on  n'a  guère  que  la  correspondance,  mais  qui  n'en  consti- 
tuent pas  moins,  sous  ces  trois  maîtres,  et  autour  de  quelques 
représentans  aux  noms  glorieux,  les  Albizzi,  les  Strozzi,  les 
Capponi,  les  Vettori,  les  Pitti,  les  Pazzi,  les  Ridolfi,  une  école 
politique  nouvelle. 

Et  c'est  la  règle  de  cette  nouvelle  école  de  ne  pas  s'aban- 
donner aux  spéculations  dogmatiques  ou  métaphysiques,  de  ne 
pas  bâtir  sur  les  nuages,  de  ne  jamais  perdre  le  contact  avec  la 
terre,  avec  un  coin  mesuré  et  délimité  de  la  terre.  Elle  est  posi- 
tive ou  positiviste,  réaliste,  et  par-dessus  tout  florentine,  ce  qui 
iignifie  qu'elle  rapporte  tout  à  Florence.  Les  deux  écoles  qui 
l'avaient  précédée,  l'école  guelfe  et  l'école  gibeline,  avaient,  que 
ce  soit  la  première  ou  la  seconde,  celle-ci  ou  celle-là,  —  celle-ci 
avec  Dante  et  Marsile  de  Padoue,  celle-là  avec  saint  Thomas 
d'Aquin  et  Gilles  de  Rome,  —  conçu,  tracé,  développé  le  plan 
d'une  monarchie  universelle,  le  seul  débat  enti^e  elles  étant  de 
savoir  si  ce  serait  à  l'Empereur  ou  au  Pape  que  seraient  attri- 
bués le  sceptre,  la  couronne  et  le  globe,  lequel  des  deux  glaives 
briserait  l'autre. 

Dans  l'école  guelfe,  Gilles  de  Rome,  à  l'exemple  de  saint 
Thomas  d'Aquin,  disserte,  en  général,  de  Regimine  principum; 
les  Florentins,  Guichardin,  Giannotti,  et  Machiavel,  malgré  le 


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l'état  italien  avant  maghtayel.  179 

Prince,  ne  disserteront  plus  guère  que  du  gouvernement  de  Flo- 
rence, ou,  en  tout  cas,  que  des  affaires  italiennes.  Prenons  le  De 
Regimine  de  saint  Thomas;  parcourons-en  la  table  des  ma- 
tières^ pour  les  deux  premiers  livr^^  les  seuls  dont  Tauthenticité, 
en  tout  ou  en  partie,  ne  soit  pas  contestée.  Je  ne  dis  pas  qu'on 
n'y  trouvera  point,  surtout  au  commencement  du  livre  II,  quelques 
chapitres  dont  Machiavel  n'ait  pu  se  souvenir  au  début  soit  du 
PrincCy  soit  des  Discours,  soit  des  Istorie  florentine;  mais  il  n'y 
en  a  peut-ôtre  qu'un,  le  chapitre  IV  du  premier  livre,  qui  soit  pro- 
prement historique  ;  et,  même  quand  les  mêmes  questions  sont 
posées,  elles  sont  posées  ici  comme  des  questions  d'école,  *et  là 
comme  des  questions  de  cour  ou  de  chancellerie.  Il  en  est  de 
l'œuvre  de  Gilles  de  Rome  ainsi  que  de  celle  de  saint  Thomas. 
Bien  que  ce  soit  comme  un  manuel  d'éducation  royale,  composé 
pour  Philippe  le  Bel,  il  a  pour  objet  déclaré  de  «  former  le  prince 
à  la  vertu;  »  or,  la  vertu,  chez  le  prince,  consiste,  d'après  Gilles 
de  Rome,  essentiellement  en  deux  choses  :  1^  plaire  à  Dieu  ; 
2^  acquérir  la  prudence;  et,  pour  l'acquérir,  penser  à  ce  qui  est 
utile  à  l'État,  examiner  le  bien  et  le  mal^  repasser  en  esprit  les 
bonnes  coutumes  et  les  bonnes  lois;  dans  la  paix, bien  choisir  ses 
conseillers  et  ses  juges  :  en  vue  de  la  guerre,  bien  soigner  son 
armée  et  sa  marine. 

Si  l'on  reconnaît  à  ce  trait  une  préoccupation  qui  survivra 
en  Machiavel,  auteur  des  Sept  livres  de  fArt  de  la  Guerre, 
et  qui  lui  survivra  &  lui-même  en  d'autres  écrivains  politiques, 
le  simple  énoncé  de  ces  propositions  suffit  à  marquer  la  distance 
qui,  par  l'esprit  plus  encore  que  dans  le  temps,  sépare  Machiavel 
de  Gilles  de  Rome.  Il  lui  sera  indifférent  de  «  former  le  prince 
à  la  vertu  »  pourvu  qu'il  le  forme  au  gouvernement,  et  ce  n'est 
point  de  «  plaire  à  Dieu  »  qu'il  lui  fera  son  premier  devoir.  Ou 
encore  il  ne  s'embarrassera  pas  dans  les  finesses  d'une  théorie, 
qui  demeure  assez  confuse,  du  gouvernement  naturel  ou  con- 
forme à  la  nature,  ni  dans  les  ergotages,  qui  demeurent  parfaite- 
ment vains,  sur  les  trois  espèces  de  gouvernement  :  ou  annuels, 
on  à  vie,  ou  héréditaires  et  perpétuels,  ni  dans  les  détours  de 
la  casuistique  qui  dicte  au  prince  trois  manières  de  vivre,  dont 
une  au  moins, — quant  à  soi-même,  —  n'intéresse  pas  le  secrétaire 
florentin;  dont  la  deuxième,  —  quant  à  la  maison,  —  ne  l'inté- 
resse que  médiocrement;  et  dont  la  troisième,  —  quant  au 
royaume,  —  est  à  peu  près  la  seule  qu'il  juge  digne  de  son 


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180  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

attention.  Ainsi,  la  morale  personnelle  comme  l'économie  domes- 
,tique,  Machiavel  la  rejettera,  pour  s'en  tenir  exclusivement  à  la 
politique  :  dans  TÉtat,  il  ne  voudra  voir  que  l'État,  et  dans  le 
jprince  que  l'homme  de  l'État.  Après  quoi,  que  le  prince  plaise 
ou  déplaise  à  Dieu,  qu'il  sauve  son  âme  ou  la  perde,  qu'il  ruine 
ou  enrichisse  sa  famille,  cela  ne  regarde  pas  ou  regarde  à  peine 
son  conseiller;  cela  ne  regarde,  selon  les  cas,  que  son  intendant 
ou  son  confesseur. 

En  ce  qui  concerne  l'école  gibeline,  la  dissertation  de  Danfe, 
De  Monarchia,eïï  peut  à  juste  titre  passer  pqur  l'ouvrage  capital: 
Et  d'abord  parce  qu'elle  est  de  Dante,  de  ce  <(  Dante  Alighieri, 
céleste  par  sa  patrie,  florentin  par  sa  demeure,  de  race  angé- 
lique,  de  profession  philosophe-poète,  lequel,  dit  Marsile  Ficin, 
quoiqu'il  ne  parlât  pas  en  langue  grecque  avec  le  père  sacré  des 
philosophes,  Platon,  néanmoins  lui  parla  si  bien  en  esprit  qu'il 
,  orna  ses  livres  de  beaucoup  de  sentences  platoniques.  »  Mais  de 
ces  trois  livres,  le  premier  est  destiné  à  démontrer  «  la  nécessité 
de  la  monarchie  ;  »  le  deuxième,  comment  le  peuple  romain  s'est 
de  droit  attribué  l'office  de  la  monarchie  ou  l'empire;  »  le  troi- 
sième, «  comment  l'autorité  du  monarque  ou  de  l'empire  dépend 
immédiatement  de  Dieu.  »  Immédiatement,  c'est-à-dîre  sans  l'in- 
tervention, sans  l'intermédiaire  du. Pape,  au  besoin  contre  lui  : 
Dieu  le  Père  et  l'Empereur.  Et  c'est-à-dire,  tout  compté,  et  pesé, 
que  Dante,  comme  saint  Thomas,  et  l'école  gibeline  comme  l'école 
guelfe,  pense  à  la  monarchie  universelle,  dont  il  se  contente  de 
dépouiller  le  Pape  pour  revêtir  l'Empereur.  Le  De  Monarchia  est 
donc  encore,  visant  la  monarchie  universelle,  un  traité  de  poli- 
tique universelle,  et  par  là  même,  outre  qu'il  est  de  Dante,  phi- 
losophico-poétique.  L'un  des  grands  Italiens  du  Risorgimento^ 
Cesare  Balbo,  aura  beau  qualifier  l'Alighieri  de  «  politique  pra- 
tique et  expérimental,  »  —  et  du  reste,  Dante,  «  céleste  par  sa 
patrie  »,  était  «  par  son  habitation  »  trop  Florentin,  pour  qu'il  n'y 
ait  pas  dans  ce  jugement  un  peu  de  vrai,  —  néanmoins,  qui  voudra 
connaître  «  un  politique  pratique  et  expérimental  »  sera  plus 
sûr  de  le  rencontrer  dans  le  Prince^  les  Discours  et  les  Legaziont 
que  dans  le  De  Monarchia;  de  Machiavel  ou  de  Dante,  le  plus 
Florentin  est  probablement  Machiavel;  ou,  pour  suivre  la  com- 
paraison, Dante  est  plus  céleste  que  Florentin,  mais  Machiavel 
est  plus  Florentin  que  céleste,  —  et  les  choses  de  ce  monde  ne 
sont  pas  célestes,  et  la  politique  est  chose  de  ce  monde. 


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l'état   italien   avant  MACHIAVEL.  181 

de  Machiavel,  l'homme  à  qui  il  aurait  pu  devoir 
auquel  il  se  peut  qu'il  doive  quelque  chose,  c'est 
ue,  avec  son  Defensor  pacis.  Celui-ci  est  le  moihâ 
quintessence,  »  le  plus  politique  de  tous;  il  est 
5  enfoncé  dans  les  idées  et  dans  les  formes  du 
us  dégagé,  le  plus  libre,  on  est  tenté  de  dire  le 
5ar  n'est-ce  pas  être  «  moderne,  »  l'être  déjà  au 
de  prôner  la  séparation  des  pouvoirs  ou  plus 
distinction  des  deux  puissances,  spirituelle  et 
lépendance  de  la  loi  civile,  la  laïcité  de  l'État? 
ue  est  le  moins  métaphysicien,  le  moins  raison- 
onnant  au  mot  le  sens  que  Guichardin  et  Ber- 
lui  dDunaient,  —  le  moins  «  philosophe  »  de 
crivaient  sur  la  politique.  Il  est  celui  qui  fait  à 
plus  large  ou  la  moins  petite  part  ;  il  a  le  mé- 
i  temps ,  s'il  doit  devenir  commun  en  son  pays, 
art;  et  c'est  assez,  joint  à  ce  que  Machiavel  a  pu 
rendre,  pour  qu'on  n'ait  pas  le  droit  d'affirmer 
is  qu'il  ne  contient  aucune  parcelle  de  machia- 
liavélique. 

ine  principum  de  saint  Thomas  d'Aquin  est  vrai- 
des  environs  de  1265;  le  De  Begimine  de  Gilles 
virons  dé  1285;  le  De  Monarchia  de  Dante,  anté- 
^efensor  pacis ^  de  Marsile  de  Padoue,  est  de  1327. 
;ié  du  xni°  siècle  et  la  première  moitié  du  xiv®, 
science  politique,  —  et  qu'il  s'agisse  de  l'école 
5ole  gibeline,  mais  évidemment  l'école  guelfe  au 
,  —  appartenu  aux  théologiens  :  la  théorie  jus- 
ici  une  théologie.  La  seconde  moitié  du  xiv®  siècle 
partiennent  aux  humanistes.  Déjà,  en  Marsile  de 
cevait  le  passage  de  la  scolastique  à  une  science 
hie;  au  xv®  siècle,  l'érudition  ayant,  dans  l'estime 
Strôné  la  scolastique,  la  science  politique  en 
(as  à  en  ressentir  les  efTels.  Elle  s'émancipe  au 
publiques  changées  en  tyrannies  et  des  tyran- 
les  unes  sur  les  autres,  à  la  vue  des  luttes  où 
ur  de  la  «  personnalité  réveillée,  »  comme  dit 
It,  de  «  l'individu  développé,  »  qui  surgit,  armé 
e  calcul,  de  la  force  et  de  la  ruse;  à  Tévoca- 
publiques  anciennes,  de  la  république  romaine 


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182  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  s'habitue  et  elle  habitue  à  considérer  les  faits  sociaux  comme 
d'ordre  purement  humain  et  naturel  :  sous  l'influeilce  des  huma- 
nistes, et  dans  une  acception  particulière,  elle  s'humanise^  je 
veux  dire  qu'elle  se  «  dédivinise.  »  Seulement  les  humanistes, 
aux  maximes  tirées  de  l'Écriture  sainte,  en  substituent  d'autres, 
tirées  de  l'antiquité  païenne,  mais  ne  sortent  pas,  eux  non  plus, 
du  vague  et  du  général.  Comme  ceux  de  l'école  guelfe  et  do 
Técole  gibeline  n'étaient  guère  que  des  recueils  de  maximes  des 
Pères,  leurs  traités  à  eux  ne  sont  guère  que  des  florilèges  de  phrases 
classiques.  Ainsi  les  écrits  de  Panormita,  de  Platina,  le  Principe 
de  Jacopo  Pontano,  le  De  infelicitate  principum  de  Poggio  Brac- 
ciolini.  Chose  d'autant  plus  singulière,  et  manie  d'autant  plus 
fâcheuse,  que  presque  tous  sont  de  bons  ol)^eryateurs,  comme  ils 
le  prouvent  par  leurs  récits  de  voyage  :  et  Pogge  et  Pontano 
eux-mêmes,  et  Enea  Silvio  Piccolomini,  le  futur  pape  Pie  11; 
que  plusieurs  d'entre  eux  sont  mêlés  aux  affaires,  font  «  de  la 
politique  pratique  »  au  service  des  princes;  et  qu  enfin  par  eux 
se  serait  serrée  fortement  la  chaîne  qui  relie,  à  travers  l'histoire 
de  la  science  politique  italienne,  l'école  florentine  à  l'école 
gibeline  et  dont  on  peut  placer  dans  la  main  de  Marsile  de 
Padoue  le  premier  maillon.  Mais  il  semble  que  d'être  vrais  et 
simples  serait  pour  les  humanistes  déchoir  de  la  haute  dignité 
littéraire  où  ils  se  sont  guindés  I  Secrétaires  de  princes,  ils  sont 
plus  humanistes  que  secrétaires. 

Au  contraire,  voici  venir  le  temps  où  les  secrétaires  d'Etat 
vont  être  plus  secrétaires  qu'humanistes,  plus  attentifs  aux  choses 
d'État  qu'à  la  rhétorique,  plus  soigneux  du  fond  que  de  la  forme. 
Marcello  Virgilio,  à  Florence,  aura  pour  successeur  Machiavel. 
Les  humanistes  secrétaires  faisaient  de  la  littérature,  les  secré- 
taires humanistes,  ou  seulement  lettrés,  n'en  feront  plus.  Si  l'on 
le  veut,  ils  distingueront  bien  encore  entre  la  composition  litté- 
raire d'une  part,  et  d'autre  part  le  genre  familier  ou  la  rédaction 
administrative  :  Machiavel,  par  exemple,  d'une  part  dans  ses 
Œuvres,  et  de  l'autre  dans  ses  Lettres  ou  ses  Relazioni.  Mais 
nulle  part,  ici  ni  là.,  on  ne  sacrifiera  à  une  fausse  noblesse  la 
vérité,  —  je  veux  dire  la  réalité,  —  et  la  simplicité.  Il  y  aura 
une  manière  de  parler  ou  d'écrire,  telle  que  rien  ne  sera  moins 
machiavélique  au  sens  devenu  vulgaire,  —  et  si  parfaitement 
erroné  !  —  de  ce  mot,  mais  que  rien,  en  son  vrai  sens,  ne  le 
sera  davantage.  Rien  en  effet  de  plus  direct,  de  plus  droit,  — 


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l'état  itaubn  ayant  maghuvbl.  183 

ajouter  de  plus  franc,  et  franc  jusqu'à  la  brusquerie?  — 
irément  de  plus  «  plongeant,  »  de  plus  «  fouillant,  »  de 
rhabillant,  »  rien  de  plus  cru  et  de  plus  nu  que  ce 
en  de  moins  retors,  et  rien  de  plus  spontané,  de  plus 
déme  dans  le  plus  gris  des  genres,  le  plus  volontaire- 
int,  la  dépêche  diplomatique.  Ce  n  est  pas  un  Machiavel, 
lardin,  un  Giannotti,  ce  n'est  pas  un  de  ces  Florentins 
lit  sa  vie  à  enfermer  des  bavardages  de  bureau,  des  futi- 
(alon,  des  confiseries  de  cercle  en  des  papillotes  savam- 
9ées!  Ce  ne  sont  pas  eux  qui,  parmi  tant  d'afiaires, 
eur  grande  affaire  de  fignoler  des  Elegantiœ!  Mais  tout 
)  c'est  par  les  humanistes  et  par  les  diplomates,  d'abord 
imanistes  chargés  de  missions,  qui  s'en  acquittaient  heu- 
it  à  cause  du  prestige  de  leur  éloquence,  comme  Manetti 
;  restituer  les  chevaux  volés,  ensuite  par  les  diplomates 
lettres,  habiles  à  voir  exactement  ce  qui  est  et  à  rendre 
jnt  ce  qu'ils  ont  vu,  créant  d'instinct,  sans  qu'ils  aient 
éer  une  méthode,  la  méthode  inductive  et  expérimen- 
;t  par  eux  que  la  science  politique  italienne  est  allée  de 
tique  au  réalisme;  des  écoles  gibeline  et  guelfe  à  l'école 
b;  et  de  saint  Thomas  ou  de  Dante  à  Machiavel, 
méthode,  on  ne  peut  même  pas  dire  qu'ils  l'ont  créée  ; 
ut  pas  dire  qui  l'a  créée,  puisque  c'est  la  race,  le  mo- 
milieu,  la  nation  tout  entière  qui  en  ont  véritablement 
réateurs.  Au  xiv*  et  au  xv®  siècle,  les  révolutions  ont 
m  Italie,  et  particulièrement  à  Florence,  une  grande 
politique,  devant  laquelle  devait  pâlir  la  gloire  et  de  la 
hie  antique  et  des  anciennes  écoles  guelfe  et  gibeline, 
très  incomparables  qui  enseignent  la  politique  aux 
as,  ce  sont  les  faits,  c'est  la  vie.  C'est  le  contact  des 
ui  fait  leur  méthode  «  inductive,  »  c'est  la  connais- 
is  effets  et  de  leur  relation  aux  causes  qui  la  fait  «  expc- 
e.  » 

le  monde,  tout  de  suite,  en  subit  l'inQuence;  les  théo- 
les  mystiques,  lés  visionnaires  eux-mêmes.  Savonarole, 
[  premier  système,  est  encore  tout  proche  et  tout  plein 
Thomas,  11  argumente  comme  lui  sur  le  monarque  et 
,  sur  le  meilleur  gouvernement,  où  que  ce  soit  et  en 
ibstracto.  Mais  son  second  système,  —  celui  qui  prend 
fonctionne,  —  est  construit  in  re  :  à  côté  de  la  th^sc,  il 


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f^'^- 


184 


REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


admet  l'hypothèse:  «  Le  gouvernement  d'un  seul,  quand  il  est 
bon,  est  préférable  à  tous  les  autres  bons  gouvernemens,  et,  s'il 
était  possible,  il  faudrait  l'imposer  à  tous  les  peuples,  —  mais 
il  arrive  que  ce  qui  est  excellent  en  soi  ne, peut  convenir  en  cer- 
tains lieux  à  certaines  personnes.  »  Ainsi  le  gouvernement 
monarchique  à  Florence.  Peut-être,  dans  les  Trattati^  comme 
dans  le  Compendiiim ,  le  commencement  est-il  encore  dû  saint 
Thomas  (le  prince  doit  être  un,  parce  que  le  roi  des  abeilles  est 
un,  la  raison  est  une^  le  cœur  est  un  :  et  Dante  aussi  disait: 
parce  que  Tftme  est  une,  parce  que  le  soleil  est  un);  mais  la  fin 
est  déjà  du  Machiavel,  à.  qui  il  faudra  d'autres  raisons.  Le  com- 
mencement est  encore  de  la  dissertation,  la  fin  est  déjà  de  l'ob- 
servation. Le  commencement  est  de  la  scolastîque,  la  fin  est  de 
la  politique.  Coïncidence  intéressante  :  les  traités  de  Savonarole 
sur  le  gouvernement  de  Florence  sont  probablement  des  derniers 
mois  de  1497  ou  des  premiers  mois  de  1498,  et  Guichardin  date 
de  1494  le  colloque  mémorable  qu'il  a  recueilli  sous  le  même 
titre.  De  la  confrontation  des  Traités  ei  du  Dialogue  ressort  donc 
très  clairement  l'idée  qu'on  se  faisait  de  la  politique,  à  Florence, 
dans  les  dix  dernières  années  du  xv«  siècle.  Cette  idée  est  com- 
mune à  tous,  à  Machiavel,  à  Guichardin,  à  Giannotti,  à  Savo- 
narole, pour  ce  bon  motif  que  les  faits  leur  ont  été  communs, 
que  la  vie  leur  a  été  commune,  et  commune  par  conséquent  la 
leçon  des  choses,  Texpérience.  Il  ne  serait  sans  doute  pas  impos- 
sible de  retrouver  dans  les  Tratlati  de  fra  Hieronimo  l'origine 
de  certaines  formules  qu'on  serait  d'abord  tenté  de  croire  spéci- 
fiquement machiavéliques,  et  telles  que  celle-ci  :  «  Comme  les 
méchans  sont  toujours  plus  nombreux  que  les  bons  et  que  cha- 
cun aime  qui  lui  ressemble...;  »  ni,  sous  le  portrait  du  tyran 
que  Savonarole  ébauche  en  son  Trattato  secondoy  quelques 
lignes  du  Prince.  Mais  ce  n'est  pas  parce  que  Machiavel,  dans 
sa  jeunesse,  aurait  été  un  sectateur  de  Savonarole,  un  piagnone; 
c'est  parce  que  tous  deux  étaient  de  leur  temps  et  de  leur  pays; 
tous  deux  ont  vécu  à  Florence,  tous  deux  ont  fait  l'expérience 
florentine,  tous  deux  sont  de  l'école  florentine,  dont  le  machia- 
vélisme est  la  première  et,  du  premier  coup,  la  suprême,  la  sou- 
veraine incarnation;  car,  au  fond,  qu'est-ce  que  le  machiavé- 
lisme? Un  réalisme  florentin. 

Premièrement,  c'est  un  réalisme,  c'est  le  réalisme  lui-môme. 
Tout  ici  est  positif,  pratique,  politique.  La  grande  querelle  qui 


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l'état   italien   avant   MACHIAVEL.  185 

a  rempli  le  moyen  âge  et  divisé  les  deux  écoles  guelfe  et  gibe- 
line, —  celle  de  la  suprématie  du  Pape  ou  de  l'Empereur,  — 
n'est  peut-être  point  tout  à  fait  absente  de  la  pensée  de  Machia- 
vel; mais,  s'il  pose  encore  cette  question,  il  la  pose  d'une  façon 
très  diflférente  :  il  la  transporte  sur  un  autre  terrain,  il  l'examine 
en  sa  réalité  ;  il  juge  de  la  qualité  de  l'une  et  l'autre  puissance, 
spirituelle  ou  temporelle,  aux  fruits  qu'elle  a  portés,  à  ce  qu'elle 
a  donné,  à  ce  qu'on  eri  peut  attendre  pour  la  cause  qui  lui  est 
chère  et  sacrée  par-dessus  toutes,  pour  la  libération,  sinon  pour 
l'unification  de  l'Italie.  Machiavel  n'est  plus  ni  guelfe  ni  gibelin. 
Il  est  Florentin  et  Italien.  S'il  devait  à  tout  prix  être  de  l'un  des 
deux  anciens  partis,  il  serait  bien  plutôt  gibelin,  à  cause  préci- 
sément de  ses  aspirations  vers  l'unité  italienne,  cette  unité  dût- 
elle  se  faire  d'abord  sous  un  prince  étranger,  sous  l'Empereur, 
parce  qu'il  est  convaincu  que  la  Papauté  est  l'obstacle,  l'a  tou- 
jours été,  le  sera  toujours.  Mais,  qu'il  songe  soit  à  l'unité  de 
l'État  en  Italie,  soit  à  l'unité  du  Prince  dans  l'État,  aucune 
trace  en  lui  des  assimilations  et  allégories  scolastiques  de  Gilles 
de  Rome  ou  de  Dante,  —  les  mêmes  pour  l'Eglise  et  pour 
l'Empire  :  «  Le  corps  n'a  qu'une  âme,  l'univers  n'a  qu'un  Dieu, 
les  peuples  ne  doivent  avoir  qu'un  chef,  le  monde  ne  doit  avoir 
qu^un  maître.  » 

Semblablement,  ces  Florentins  de  la  fin  du  xv«  siècle,  Ma- 
chiavel, Giannotti,  Guichardin  et  les  personnages  qu'il  fait  mou- 
voir, Bemardo  del  Nero,  Pagolantonio  Soderini  ne  s'abstiendront 
peut-être  pas  absolument  de  s'exercer  sur  les  mérites  comparés 
de  la  monarchie,  de  l'oligarchie  et  de  la  démocratie  :  mais  ils  le 
feront  historiquement,  non  plus  théoriquement,  c'est-à-dire  qu'en 
cela  aussi,  par  eux,  la  science  politique  se  fera  positive  et  réaliste. 
Elle  deviendra  par  eux,  à  Florence,  dans  les  dernières  années 
du  xv""  et  les  premières  années  du  xvi^  siècle,  ce  que,  pendant 
des  siècles,  et  pour  des  siècles  encore,  elle  demeurera  en  Italie: 
admirablement  nette,  pratique  et  efficace;  après  quoi,  veut-on 
que  nous  ajoutions  qu'elle  a  quelque  chose  d'un  peu  étroit  et.de 
pas  très  haut,  qu'elle  est,  à  sa  naissance,  un  peu  communale  ou 
municipale,  et  qu'elle  ne  s'élargit  ou  ne  s'élève  plus  tard  que 
jusqu'à  être  nationale,  en  cessant  d'être  impériale  ou  pontificale, 
sans  aspirer  à  être  mondiale  ou  universelle?  Je  l'ajouterai  donc, 
mais  je  l'en  louerai,  si  la  philosophie  est  une  chose^  mais  si  la 
politique  en  est  une  autre,  et  s'il  n'y  a  de  philosophie  «  que  du 


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186  RfiVUE   DES   DEUX  MONDES. 

général^  »  mais  si  «  du  général  »  il  ne  saurait  y  avoir  de  poli*- 
tique.  Les  Florentins  l'auront  faite  telle,  et  elle  se  maintiendra 
toile,  non  pas  seulement  avec  un  Nifo,  qui  ne  fut  qu'un  pla- 
giaire, mais  avec  les  Sabellico,  les  Castiglione,  les  Contarini, 
les  Strozzi,  les  Paruta,  les  Boccalini,  les  Gramigna,  les  Botero, 
les  Frachetta,  les  Crasso,  pour  s'épanouir  et  fructifier  magnifi*- 
quement,  en  passant  par  les  Alfieri,  dans  les  prophètes,  dans 
les  apôtres,  dans  les  héros  du  Risorgimento  ;  si  bien  que,  le  ma- 
chiavélisme contenant  en  principe  toute  la  science  politique 
italienne,  et  cette  science  éminemment  et  essentiellement 
réaliste  tendant  de  tout  son  effort  aux  réalisatiods,  il  se  trouve 
contenir  en  germe  toute  l'Italie,  dans  qui  il  se  réalisera,  ou  qui 
se  réalisera  par  lui. 

111 

Campanella  déclare  quelque  part  d'un  ton  de  certitude  que 
«  le  machiavélisme  est  issu  de  l'aristotélisme.  »  Ce  que  nous 
savons  de  Machiavel  et  de  ses  contemporains,  de  ses  concitoyens 
voués  à  l'étude  et  à  la  pratique  des  affaires  d'État,  des  Guicciar- 
dini,des  Gîannotti,  des  Soderini,des  Bernardo  del  Nero,  montre 
qu'il  n'en  est  rien,  ou  très  peu  de  chose.  Je  souscrirais  bien  plus 
volontiers  au  jugement  de  M.  Pasquale  Villari,  relevant  «  la 
nécessité  historique  de  ce  que  beaucoup  ont  appelé  le  machia- 
vélisme. »  Non,  le  machiavélisme  n'est  pas  sorti  de  l'aristoté- 
lisme :  il  est  sorti  du  milieu  et  du  moment.  Nous  l'avons  vu 
faire  ses  premiers  pas  avec  Muzzo  et  Francesco  Sforza,  avec 
Bianca  Maria  Visconti  et  Girolamo  Riario  ;  croître'  avec  Gaterina 
Sforza;  atteindre  en  César  Borgia  son  entier  développement. 
Nous  l'avons  vu  dans  le  Prince  et  dans  les  conjurations,  dans 
la  tyrannie  et  dans  le  tyrannicide.  L'Individu  libre  et  lâché, 
ruant,  sous  les  coups  de  la  Fortune,  la  Béte  souple  et  superbe, 
renard  et  lion,'  toujours  à  l'affût  ou  à  l'assaut  de  la  proie,  le 
Surhomme  était  né  quand  ce  livre  fut  écrit. 

Machiavel  ne  vint  que  parce  que  les  temps  du  machiavé- 
lisme étaient  venus.  Il  ne  leur  apporta  pas,  il  leur  prit  V  «  amo- 
ralité  »  de  ses  formules  ;  cette  sorte  d'  «  indifférence  au  con- 
tenu »  qui  fait  que  pour  lui  il  n'est  ni  bien  ni  mal,  il  n'est  que 
fins  et  moyens,  qu'échec  et  succès  ;  le  mépris  de  toute  sensibi- 
lité vraie  ou  fausse,  juste  ou  excessive;  le  goût  de  «  la  manière 


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l'état    ITAUE»    AVANT    .MACHIAVEL.  187 

forte,  »  puisque  le  quatrain  passé  en  proverbe  :  «  Sot  qui  espère 
gouverner  avec  les  mômeries  d'un  faire  paternel  »  n'est  pas  de 
lui,  et  qu'un  autre  mot  tout  pareil  :  «  On  ne  gouverne  pas  les 
Etats  avec  des  patenôtres  »  est  de  Cosme  de  Médicis  ;  le  senti- 
ment que  la  valeur  personnelle,  et  par  surcroit  la  faveur  du 
prince,  établissent  l'égalité  entre  les  hommes  :  c'est  encore 
Cosme  de  Médicis  qui  l'assure  :  «  Avec  quelques  aunes  de  drap 
rouge,  on  fait  de  nouveaux  citoyens  et  de  bons.  »  Il  y  a  tout 
cela  dans  le  machiavélisme,  où  il  y  a  d'ailleurs  autre  chose  ; 
c'est  cela  le  machiavélisme,  et  c'est  d'ailleurs  autre  chose; 
tout  cela  est  dans  Machiavel,  mais  tout  cela  n'est  pas  de  Ma- 
chiavel. 

J'ai  essayé  de  dégager  d'une  part  ce  que  la  science  poli- 
tique italienne  pourra  devoir  au  machiavélisme,  et  d'autre  part 
ce  que  le  machiavélisme  doit  aux  réalités  italiennes  d'alors. 
Mais,  voulût-on  voir  là  une  contradiction,  je  suis  obligé  mainte- 
nant de  noter  que  bien  des  préceptes,  en  lesquels  on  a  cru  re- 
connaître la  marque  de  fabrique  du  secrétaire  florentin,  n'ont 
rien  de  proprement,  d'exclusivement  machiavélique,  rien  de 
proprement,  d'exclusivement  italien.  Rien  de  proprement  ma- 
chiavélique :  «  Nie  toujours  ce  que  tu  ne  veux  pas  qu'on  sache, 
et  affirme  ce  que  tu  veux  qu'on  croie;  parce  qu'encore  qu'il  y 
ait  beaucoup  de  signes  et  presque  certitude  du  contraire,  d'affir- 
mer ou  de  nier  gaillardement  met  souvent  da;ns  l'hésitation 
l'esprit  de  celui  qui  t'écoute.  »  Le  conseil  est-il  de  Machiavel? 
Non  ;  il  est  de  Guichardin.  Mais  rien  d'exclusivement  italien. 
Quel  Machiavel  a  dit,  —  où  l'a-t-on  dit,  et  quand  l'a-t-on  dit  ? 
—  «  Annulez  avec  des  caresses  et  les  autres  moyens  un  ennemi 
qui  se  tient  sous  votre  puissance;  mais  n'exercez  aucune  pitié 
à  l'égard  du  vaincu  qui  implore  merci.  —  On  vit  de  cette  ma- 
niée dans  la  sécurité,  car  un  ennemi  tué  ne  donne  plus  d'inquié- 
tudes. —  Portez  un  ennemi  sur  vos  épaules  tant  que  le  moment 
favorable  n'est  pas  arrivé;  puis,  au  temps  révolu,  brisez-le, 
comme  on  casse  une  cruche  d'argile  avec  une  pierre.  — Il  ne  faut 
pas  relâcher  un  ennemi  quelques  touchantes  paroles  qu'il  vous 
dise.  Soyez  pour  lui  sans  pitié  ;  on  doit  tuer  sans  scrupule  un  être 
malfaisant.  —  Détruisez  un  ennemi  ou  par  des  caresses  ou  par 
^s  largesses,  soit  en  semant  la  division  chez  lui,  soit  en  usant 
j  la  force  :  employez,  pour  le  détruire,  tous  les  moyens.  » 
Mnsi  parla  Zârathusirâ,  —  ou  presque  :  car  ce  sont  les  discours 


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188  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

que  le  brahme  Kamika  tient  dans  le  Maha-Bharata,  au  roi 
Dhritarâshtra. 

Ce  n'était  donc  rien  dire  de  trop  que  de  parler,  nous,  d'un 
«  machiavélisme  perpétuel.  »  Perpétuel  et  universel,  avec  de 
très  longues  racines  dans  le  passé,  de  très  longues  projections 
dans  l'avenir,  antérieur  et  postérieur  à  Machiavel,  contempo- 
rain et  concitoyen  des  Florentins,  des  Italiens  de  la  fin  du 
xv^  siècle,  mais  contemporain  et  concitoyen  aussi  de  tous  les 
hommes  do  tous  les  temps  et  de  tous  les  pays,  vieux  et  jeune 
comme  l'humanité.  Quoi  d'étonnant  au  surplus,  si  le  machiavé- 
lisme est  la  politique  môme,  et  si  la  politique  est  bien  «  l'art  de 
plier  soit  les  hommes  aux  choses,  soit  les  choses  aux  hommes, 
et  de  conformer  les  moyens  au  but?  »  Seulement,  en  Italie,  à 
Florence,  vers  la  fin  du  xv*  siècle,  toutes  les  conditions,  et  les 
plus  favorables,  à  un  degré  jamais  atteint,  se  sont  trouvées 
réunies  :  le  machiavélisme  a  rencontré  Machiavel  :  je  veux  dire 
que  ce  qu'il  y  avait,  avant  Machiavel,  de  machiavélisme  en  sus- 
pension dans  l'humanité  de  tous  les  pays  et  de  tous  les  temps  a 
rencontré  le  Florentin,  l'Italien  de  la  fin  du  xv*  siècle  qui  l'a 
fixé  et  exprimé,  situé  et  daté  :  le  vrai  machiavélisme,  le  ma- 
chiavélisme de  Machiavel,  est  sorti  de  là,  de  la  rencontre  de  cet 
homme,  de  ces  hommes  et  de  ces  choses  dans  ce  milieu.  Il 
s'agit  à  présent  de  déterminer,  textes  en  main,  ce  qu'est  le  vrai 
machiavélisme,  le  machiavélisme  de  Machiavel. 

Charles  Benoist. 


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POÉSIES 


LE   JOUR   PARAIT 

Vierge,  réveille-toi,  le  jour  commence  à  poindre; 

Il  faut  quitter  ta  couche  et  venir  me  rejoindre. 

Lisse  tes  cheveux  blonds  épars  pendant  la  nuit  ; 

De  suaves  parfums  embaume  ton  réduit! 

J'aime  ton  front  d'ivoire  et  ta  lèvre  rosée, 

Et  le  doux  velouté  de  ta  voix  cadencée, 

J'aime  le  beau  regard,  enfant,  de  tes  grands  yeux 

Si  francs  et  si  naïfs,  miroir  de  camaïeux. 

Que  l'air  pur  du  matin  caresse  ta  peau  fraîche 

Gomme  un  bouton  d'avril,  comme  un  duvet  de  pêche. 

Semblable  à  la  gazelle,  au  bord  du  clair  ruisseau, 

Légère,  on  te  verra  descendre  le  coteau. 

Ton  rire  est  un  poème  et  depuis  ton  enfance 

Il  attire  et  retient  par  sa  jeune  innocence. 

Viens  sous  là  treille,  ô  vierge,  et  bois  le  jus  vermeil 

De  ce  raisin  doré  par  les  feux  du  soleil. 

Viens  dans  le  gai  verger  cueillir  la  pomme  mûre 

Qui  fait  craquer  la  branche  en  sa  verte  ramure  ; 

Prends  le  fruit  et  le  miel,  ma  joie  et  mon  bonheur, 

Et  donne  le  baiser  que  désire  mon  cœur. 


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190  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


PREMIER   AVEU    (lettre) 


Lorsque  au  jardia  vous  descendîtes 
En  nuage  d'argent,  ce  soir, 
Je  ne  sais  plus  ce  que  vous  dîtes. 
Tant  je  fus  troublé  de  vous  voir.  ' 

Vos  tulles  blancs  rasaient  la  terre  ; 
Ce  vêtement  prescpe  irréel 
Vous  enveloppait  de  mystère 
Ainsi  qu'un  fantôme  du  ciel. 

Je  restai  cloué  sur  ma  chaise. 
'  «  Mon  sort  vient  de  se  transformer, 
Dis-je  ému  de  frayeur  et  d'aise; 
Ah  1  c'en  est  fait,  je  vais  l'aimer  1  » 

Vos  cheveux  tressés  en  couronne 
Ont  un  reflet  vénitien. 
Ce  bras,  puis  cette  main  mignonne. 
Ce  charmant  et  noble  maintien. 

Ces  yeux  qu'avive  la  malice. 
Ce  sourire  fin  et  moqueur, 
Oui,  tout  en  vous,  avec  délice. 
Émeut,  charme  et  remplit  mon  cœur. 

Pardon  de  n'avoir  pas  la  force 
De  garder  pour  moi  mon  secret. 
Faible  sous  ma  rugueuse  écorce, 
Je  ne  sais  point...  être  discret. 

Loin  de  votre  charme  suprême 
Je  suis  tremblant  et  malheureux  ; 
Mais  de  près  je  dirai  :  «  Je  t'aime,  » 
Bien  mieux  qu'aucun  autre  amoureux. 


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POÉSIES.  191 


A    LA   MAISON    DU    CŒUR   VOLANT 

0  ma  petite  maîsoùnette, 
Dis-moi  l'histoire  de  tes  murs  : 
Furent-ils  indiscrets  ou  sûrs 
Lorsqu'ici  Ton  contait  fleurette? 

As-tu  vu  des  amans  vainqueurs 
Et  des  Gydalises  galantes, 
Aux  attitudes  nonchalantes, 
Librement  échanger  leurs  cœurs? 

J'aime  tes  tentures  fanées, 
Tes  rideaux  tendres  et  passés. 
Et  tous  tes  bibelots  cassés, 
'  Toutes  tes  grâces  surannées. 

^Maintenant  tes  fauteuils  râpés 
Sont  rangés  à  Tentour  des  tables; 
Ah  !  qu'ils  raconteraient  de  fables. 
S'ils  l'osaient,  les  vieux  canapés  ! 

Aujourd'hui  c'est  le  grand  silence 
Et  le  règne  du  limaçon. 
Sur  l'antique  orme  le  pinson 
Doucement  chante  et  se  balance. 

Depuis  c[ue  l'homme  t'a  quitté, 
Pavillon  d'aubépines  blanches, 
Que  d'odorantes  avalanches, 
Sur  ce  pauvre  toit  effrité  I 

Un  charme  m'arrête  à  ta  porte 
Sur  le  banc  froid  de  marbre  gris; 
Mon  esprit  d'un  regret  s'est  pris. 
...  Je  rêve  au  temps  qui  nous  emporte. 


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192  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


SOUVENIRS   DE   SICILE 

0  Sicile  embaumée  et  de  gloire  allaitée, 

Sous  ton  ciel  de  saphir  j'ai  gravi  bien  des  monts. 

Antique  Trinacrie,  autrefois  si  chantée, 

J'ai  vu  tes  verts  figuiers  et  tes  jaunes  citrons. 

Je  revois  tes  troupeaux  et  la  bergère  grecque 
Au  classique  profil,  à  l'œil  sombre  ou  pensif, 
Et  tes  cloîtres  normands  où  les  fils  de  la  Mecque, 
De  Sparte  ou  de  Capri,  se  reposent  sous  Tif. 

Reçois  mon  souvenir,  chapelle  Palatine, 
Resplendissant  bijou  d'un  merveilleux  décor: 
Oui,  je  rêve  de  toi,  mosaïque  opaline, 
Harmonieuse  et  douce  au  fond  du  parvis  d'or. 

Je  sens  de  ton  Etna  le  soufre  et  la  fumée, 
.  Puis  la  neige  argentant  la  montagne  aux  flancs  bleus, 
Et  je  monte  et  regarde  en  Tile  parfumée 
Le  panache  effrayant  de  feu  roux  sous  les  cieux. 

Le  cratère  vomit  Tétincelle  et  la  pierre, 
Éclairant  le  flot  noir  de  tragiques  lueurs; 
Et  le  temple  couché  comme  un  dieu  dans  sa  bière 
S'illumine  parfois  de  sinistres  fureurs. 

Et  la  lave  engloutit,  hélas!  tout  ce  qui  reste. 
•Mais  le  gouffre  fécond  a  fait  germer  des  fleurs 
Et  bourgeonner  la  vigne  et  la  bruyère  agreste. 

Je  cueille  des  œillets  o&  Ton  versa  des  pleurs  I 

AU    PATRE   DE   LA   MONTAGNE 

Rêves-tu  de  l'étoile  ou  rôves-tu  de  l'or? 
Ton  cœur  accepte-t-il  joyeusement  le  sort? 
A  quoi  songes- tu,  pâtre,  en  ta  cabane  haute? 
Le  démon  tentateur  est-il  parfois  ton  hôte? 


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POÉSIBS.  193 

Dis-moi  ?  Veux-tu  descendre  au  village  lointain^ 

Voir  la  table  du  maitre  et  t'asseoîr  au  festin? 

Ou  bien,  plus  bas  encor,  au  fond  de  la  vallée, 

Te  perdre  dans  ta  ville  à  tes  yeux  révélée, 

Oubliant  tes  rochers  calcinés,  tes  bouleaux, 

Tes  torrens,  tes  sapins,  tes  pics  et  tes  ormeaux? 

Quand  meurt  le  crépuscule  aux  cieux,  quand  Toiseau  chante, 

Quand  le  bœuf  ruminant  mâche  un  parfum  de  menthe. 

As-tu  la  nostalgie  en  ce  calme  du  soir 

Des  mille  et  mille  feux  qui  brillent  dans  le  noir, 

Et  du  grand  bruit  que  font  tant  de  paroles  vaines 

Qui  tombent  au  hasard  de  nos  lèvres  humaines? 

V^eux-tu  quitter  ces  monts  et  ces  herbages  frais, 

Ces  abîmes  sans  fond  où  plongent  les  forêts, 

Perdre  loin  de  ces  lieux  le  repos  de  ton  âme, 

Pour  rechercher  Tivresse  et  brûler  à  sa  flamme? 

Reste  sur  tes  sommets,  pâtre,  tout  près  du  ciel, 

Au  nid  des  aigles.  Prends  à  tes  ruches  leur  miel; 

Bois  le  lait  de  ta  chèvre  et  cueille  la  myrtille  ; 

Tisse  tes  vôtemens  qu'une  bergère  file. 

Qu'importe  Tâpreté  du  climat,  le  pain  dur? 

Sur  les  ailes  du  vent  tu  planes  dans  l'azur. 

Dans  la  rue  on  étouffe.  Ahl  bénis  ta  demeure. 

Ta  grande  paix  vaut  mieux  que  nos  plaisirs  d'une  heure 

MOUETTE 

Emporte  mon  message,  ô  ma  sœur  blanche  et  grise  : 
Dans  ton  plumage  un  qui  frissonne  k  la  brise. 
Sur  ton  petit  cou  chaud,  au  fond  des  lointains  bleus, 
Emporte-le  bien  haut  sur  l'Océan  houleux. 

Sache  échapper  au  froid,  au  vent,  à  la  tempête. 
Va,  ne  t'arrête  pas,  ne  tourne  point  la  tête. 
Alors  que  surgiront  des  abîmes  amers 
Les  sirènes,  chantant  sur  l'écume  des  mers. 

Prends  avec  toi  mon  souffle  et  mon  âme  fidèle. 
Poids  léger  dans  l'air  pur  que  tu  fends  de  ton  aile  ; 
Sur  la  grève  déserte,  au  moins,  ne  les  perds  pas  ! 
Songe  qu'il  les  attend,  l'absent  aimé,  là-bas. 
TOM  XXX iz.  — >  1907.  43 


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19i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mouette  au  vol  si  sûr,  discrète  voyageuse, 
Dis  à  mon  fiancé  que  je  suis  tout  heureuse 
De  n'être  plus  à  moi,  de  me  sentir  son  bien, 
De  lui  tout  envoyer  et  de  n'avoir  plus  rien. 

sous   LES   TILLEULS 

Au  loin,  sous  les  tilleuls,  j'allai  me  reposer 
Pour  laisser  à  loisir  mes  pensers  dans  un  rève^ 
Et  j'étais  si  joyeux  cpie  je  voulais  parler, 
Raconter  à  la  source,  au  nuage  qui  crève 
Et  nous  donne  sa  pluie  en  baisers  rafraîchis, 
Ce  qui  montait  en  moi  de  sève  et  de  jeunesse. 
K  cette  heure  du  soir  les  troncs  étaient  blanchis; 
L'air  semblait  imprégné  d'une  impalpable  ivresse; 
Le  soleil  descendait  en  ardente  langueur. 
L'écharpe  d'or  tomba,  l'atmosphère  était  dense. 
Les  branches  s'unissaient  sous  la  molle  chaleur  ; 
Mon  âme  s'élançait  palpitant  d'espérance. 
Bientôt  l'ombre  envahit  les  saules  des  tombeaux; 
Je  les  vis,  imprécis,  lentement  disparaître, 
Et  je  tendis  ma  lèvre  au  duvet  des  oiseaux. 
0  volupté  de  vivre  et  de  sentir  son  être  1 

LOGIS   VIDE 

Àhl  tous  mes  oiselets  du  nid  sont  envolés. 
Ils  sont  partis  joyeux,  allant  à  tire  d'aile, 
Mon  logis  est  désert;  mes  yeux  sont  emperlés; 
Mon  cœur  me  semble  lourd  et  l'aurore  moins  belle. 

Allez,  mes  chers  petits,  fêtez  dans  vos  chansons 
La  beauté  du  soleil,  la  douceur  de  la  vie. 
Croyez  à  l'allégresse  et  filez  de  beaux  sons  ; 
Mais  ne  m'oubliez  pas,  ô  jeunesse  ravie  I 

Sachez  bien  qu'autrefois,  en  mon  temps  de  bonheur^ 
Je  vous  ai  tout  donné  :  le  jour,  l'amour,  mon  âme, 
Je  n'ai  gardé  pour  moi  que  l'acre  goût  du  pleur, 
Ces  larmes  de  la  mère  et  non  plus  d'une  femme. 


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POÉSIES.  ,  195 


UN    MATIN    DE   NOVEMBRE 

Le  cercueil  s'avançait  dans  le  morne  Paris, 
Sur  la  neige  d'hiver  roulant  vers  Montparnasse. 
Il  était  pauvre  et  seul.  Pas  d'enfans,  pas  d'amis. 
Le  corbillard  geignait  lugubre  sur  la  glace. 

Vers  la  dernière  éta|)e  il  allait  lourdement, 
Et  nul  n'accompagnait  la  vieille  loque  noire. 
Bientôt  il  se  couvrit  de  flocons,  blanchissant 
Le  sombre  drap  usé  qui  sembla  de  la  moire. 

Les  passans  regardaient,  à  peine  curieux. 
Point  de  compassion,  beaucoup  d'indifférence. 
c(  Il  n'est  pasxregretté;  sans  doute  un  ennuyeux. 
Un  méchant,  inutile  au  moins,  vague  existence  :  » 

Voilà  ce  que  pensaient  les  rares  promeneurs. 
Mais,  une  jeune  femme  ayant  en  main  des  roses, 
Des  roses  de  Noël,  pour  les  vendre  aux  flftneurs. 
Lança  sur  le  convoi  ses  belles  gerbes  roses; 

Et  sur  le  char  tomba  cette  aumône  du  cœur 
Donnée  au  malheureux  qui  partait  solitaire. 
—  «  Reçois,  mort  inconnu,  ce  bouquet,  d'une  sœur, 
Et  le  suprême  adieu  que  t'adresse  la  terre.  » 

Duchesse  de  Rohan. 


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LA  STIGMATISATION 


CHEZ 


LES  MYSTIQUES   CHRÉTIENS 


J'ai  essayé  de  montrer,  dans  un  article  récent,  de  quelles 
inclinations  humaines,  tendresse,  piété  filiale  et  pitié,  le  mysti- 
cisme chrétien  était  fait  et  comment  le  mystique,  en  tournant 
vers  son  Dieu  le  faisceau  de  ses  affections  terrestres,  trouvait 
un  écpiilibre  et  une  paix  que  la  terre  lui  refuse.  Pour  opérer 
cette  conversion,  l'âme  n'a  besoin  que  de  Tascétisme  et  de  lldée 
chrétienne  de  Dieu  ;  il  lui  suffit  d'une  discipline  et  d'une  foi  pour 
conquérir  le  bien  vers  lequel  elle  aspire  et  c'est  pourquoi,  tant 
qu'il  ne  s'agit  que  de  sentimens,  les  mystiqi^es  peuvent  s'en- 
tendre souvent  avec  la  psychologie  positive  sur  la  nature  de 
leur  amour  et  la  réalité  de  leur  bonheur. 

Mais  ils  ne  se  bornent  pas  à  conter  leurs  efforts,  leurs  espé- 
rances et  leurs  joies  ;  tous  sont  persuadés  qu'ils  reçoivent,  par 
voie  surnaturelle,  des  pouvoirs  et  des  lumières  d'un  ordre  supé- 
rieur qui  sont  comme  la  consécration  de  leur  vie  nouvelle.  Dans- 
l'ordre  intellectuel,  ils  prétendent  voir  le  vrai  face  à  face  par 
l'extase  ou  le  connaître  indirectement  par  révélation;  dans 
l'ordre  pratique,  beaucoup  ont  cru  faire  des  miracles  ou  en  être 


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LA   STIGMATISATION   CHEZ   LES   MYSTIQUES   CHRÉTIENS.  197 

les  objets  ;  vivant  en  Dieu,  ils  ont  pensé  qu'ils  participaient  à 
quelque  chose  de  sa  nature. 

Aussi  leurs  biographies  sont-elles  pleines  de  faits  merveilleux 
qu'ils  ont  eux-mêmes  contés  ou  que  leurs  historiens  rapportent. 
Sainte  Thérèse  (1),  par  exemple,  nous  dit  dans  ses  Mémoires 
qu'elle  a  été  plusieurs  fois  élevée  au-dessus  du  sol  par  une  force 
mystérieuse  (2)  ;  mainte  Marie  d'Oignies  aurait  violé  de  même  les 
lois  de  la  pesanteur  et  traversé  la  Sambre  en  marchant  sur 
les  eaux,  si  l'on  en  croit  ses  biographes  (3);  saint  François- 
Xavier,  d'après  Surius,  put  un  jour,  sans  quitter  le  vaisseau  cpii 
le  conduisait  en  Chine,  apparaître  à  des  matelots  perdus  sur  une 
chaloupe  et  les  rassurer  (i);  saint  Philippe  de  Néri  (5),  d'après 
Jacopo  Bacci,  devenait  lumineux  tandis  qu'il  priait  ;  quelques- 
uns,  comme  le  tertiaire  Bartole,  qui  vivait  vers  l'an  1300  (6), 
auraient  répandu  de  leur  vivant  ou  après  leur  mort  une  odeur 
suave  de  sainteté.  D'autres,  comme  sainte  Lydwine,  ajuraient 
jeûné  sans  inconvéniens  pendant  des  mois  et  des  années  (7); 
un  certain  nombre  auraient  présenté  sur  leurs  corps  les  marques 
mêmes  des  souffrances  endurées  par  Jésus-Christ. 

Sans  mettre  en  doute  la  bonne  foi  des  mystiques  ou  de  leurs 
exégètes,  on  a  le  droit  de  penser  qu'une  partie  de  ces  faits  sont 
illusoires  ou  légendaires,  et  que  d'autres  mériteraient  au  moins 
quelques  confirmations  de  plus  ;  mais,  dans  bien  des  cas,  les 
témoignages  sont  si  eoncordans,  les  affirmations  tellement  pré- 
cises, qu'on  ne  peut,  sans  parti  pris,  se  contenter  de  cette  atti- 
tude d'attente  et  qu'on  est  tenu  d'y  regarder  de  près  ;  c'est  ce  que 
je  voudrais  faire  aujourd'hui  pour  la  stigmatisation, 

1 

On  donne  le  nom  de  stigmates,  dans  le  langage  des  mystiques, 
à  ces  marques  et  à  ces  douleurs  caractéristiques  de  la  Passion 

(1)  1515-1582. 

(2)  Autobiographie^  ch.  xx. 

(S)  Histoire  de  la  Vie,  Miracles  et  Translation  de  sainte  Marie  d'Oignies,  par 
Buisseret,  1609,  Ut.  III. 

(4)  Sa  vie,  dans  Surins. 

(5)  1515-1595.  Cf.  sa  Vie,  par  J.  Bacci,  Uv.  III,  ch.  i,  p.  235. 

(6)  Gôrres,  La  Mystique  divine,  naturelle  et  diabolique,  l,  343,  d'après  le  Mono- 
rgium  d'Huber,  p.  2316. 

(7)  1380-1133.  Acta  Sanctorurj^,  2  avril. 


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198  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  certains  d'entre  eux  auraient  présentées  ou  ressenties  sur  ces 
mêmes  parties  du  corps  par  lesquelles  Jésus  souffrit  depuis  sa 
condamnation  jusqu'à  sa  mort.  Il  y  aurait  eu  ainsi  des  stigmates 
correspondant  au  couronnement  d'épines,  à  la  flagellation^  à  la 
pesée  de  la  croix  sur  l'épaule  et  au  crucifiement. 

La  plupart  du  temps,  ces  stigmates,  invisibles  au  dehors,  se 
seraient  traduits  seulement  par  des  souffrances  Locales;  d'autres 
fois  aussi,  ils  se  seraient  manifestés  hors  de  la  sensibilité  par 
une  modification  visible  et  permanente  du  corps,  et,  si  l'on  en 
croit  les  historiens  du  mysticisme,  ces  stigmates  merveilleux 
auraient  été  constatés  à  plusieurs  reprises  dans  des  conditions 
qui  ne  permettraient  pas  le  doute. 

Catherine  de  Raconisio  (1),  dont  Razzi  a  écrit  la  vie,  d'après 
les  manuscrits  de  Jean-François  Pic  de  la  Mirandole,  a  pré- 
senté, entre  autres  stigmates,  celui  de  la  croix  et  de  la  couronne 
avec*  une  netteté  particulière.  Au  cours  d'une  contemplation, 
elle  avait  vu  Jésus  lui  mettre  à  deux  reprises  sa  croix  sur  une 
épaule,  et  la  seconde  fois  elle  avait  accepté  ce  fardeau  avec  rési- 
gnation. Elle  en  garda  toute  sa  vie  une  épaule  plus  basse  que 
l'autre  et  conmie  chargée  d'un  poids  trop  lourd. 

La  même  Catherine,  âgée  de  dix  ans,  avait  reçu  de  Jésus 
deux  couronnes,  l'une  de  fleurs,  l'autre  d'épines,  et  elle  n'avait 
voulu  accepter  que  la  seconde  ;  mais  elle  n'en  devait  porter  les 
marques  sanglantes  que  beaucoup  plus  tard: 

Jean-François  Pic  de  la  Mirandole,  qui  eut  l'occasion  de  les 
observer,  les  décrit  en  ces  termes  :  <(  Elle  avait,  tout  autour  du 
crftne,  un  cercle  formé  par  un  enfoncement  assez  large  et  assez 
profond  pour  qu'un  enfant  pût  y  mettre  le  petit  doigt  et  autour 
duquel  étaient  des  bourrelets  où  il  y  avait  du  sang  ramassé.  Elle 
me  raconta  qu'ils  saignaient  souvent  et  abondamment.  Je  l'ai 
vue  moi-même  souffrir,  à  cause  de  cette  couronne,  les  douleurs 
les  plus  \iolentes  ;  et  ses  yeux  se  couvraient  d'un  nuage  san- 
glant (2).  » 

Gôrres  raconte,  d'après  le  Ménologe  de  saint  François  (3), 
qu'une  mystique  de  Sicile,  Archangèle  Tardera  (4),  qui  vivait 
vers  1568,  avait  obtenu  de  Jésus,  entre  autres  marques  de  sa  Pas- 

(1)  U86-1547. 

(2j  Jean-François  Pic  de  la  Mirandole,  Diario  Dominieano  de  Marchese,  V,  40. 

(3)  2  sept.  p.  1810.  Gôrres,  op.  cit.,  II,  228. 

(4)  1539-1599.  , 


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LA   STlGMATISATlOIt    CHEZ    LES    MYSTIQUES    CHRÉTIENS.  199 

sîon,  celles  de  la  flagellation  et  qu'elle  restait  souvent  étendue, 
respirant  à  peine,  le  corps  tout  disloqué,  rayé  de  meurtrissures, 
de  contusions  et  d'enflures,  tandis  qu'elle  se  sentait  frappée  de 
verges  et  de  fouets. 

Enfin  Jeanne-Marie  de  la  Croix  (1)  présentait,  d'après  ses 
biographes^  en  même  temps  que  des  plaies  passagères  des  pieds 
et  des  mains,  une  plaie  permanente  du  côté  gauche  :  «  Sur  les 
pieds  et  sur  les  mains,  »  dit  Weber,  on  pouvait  voir  de  temps 
à  autre  des  empreintes  de  clous  qu'elle  prenait  bien  soin  de 
cacher.  C'étaient  des  points  bleus,  semés  de  taches  de  sang,  res- 
semblant à  des  tètes  de  clous  que  recouvrait  une  pellicule  très 
mince...  Il  s'était  formé  au-dessous  du  cœur,  »  ajoute  le  même  ' 
Weber,  a  une  ouverture  semblable  à  la  blessure  de  Jésus-Christ 
et  qu'elle  prit  également  soin  de  cacher  à  tous  les  regards.  Cette 
ouverture  était  large  d'un  doigt  et  demi,  longue  de  trois  doigts, 
recouverte  d'une  pellicule  transparente  semée  de  taches  bleues 
où  l'on  apercevait  comme  des  gouttes  de  sang  caillé  qui  s'y  étaient 
depuis  longtemps  ramassées  (2).  » 

Tous  ces  stigmates  variés,  depuis  celui  de  la  croix  jusqu'à 
celui  de  la  lance,  nous  montrent  dans  quel  sens  étendu  et  précis 
à  la  fois  les  mystiques  ont  compris  la  stigmatisation;  mais  si 
nous  voulons  faire  une  analyse  et  une  critique  sérieuses  des  faits, 
nous  avons  tout  avantage  à  laisser  de  côté  les  énumérations  de 
ce  genre  ^pour  étudier,  chez  tel  ou  tel  mystique  déterminé,  des 
cas  de  stigmatisation  aussi  complets  et  aussi  garantis  que  pos- 
sible ;  or  nous  en  connaissons  quelques-uns. 

Le  premier  en  date,  celui  qu'on  ne  peut  pas  se  dispenser  de 
citer  quand  on  étudie  la  stigmatisation,  est  le  célèbre  cas  de 
saint  François  d'Assise  (3).  Dans  sa  vie  si  remplie,  François  avait 
toujours  fait  une  part  égale  à  l'action  et  à,  la  prière  et,  pour 
méditer 'plus  h  l'aise,  il  faisait  de  temps  à  autre  des  retraites 
sur  le  mont  Âlverne,  dans  les  Apennins;  mais  lorsqu'il  eut 
atteint  ses  quarante -deux  ans,  en  1224,  il  crut  pouvoir  renoncer 
tout  à  fait  à  l'action  pour  ne  plus  penser  qu'à  son  salut  et  à  sa 
mort  qu'il  sentait  prochaine.  Il  pouvait  espérer  que  son  œuvre 
vivrait  et  durerait  sans  lui  ;  Tordre  qu'il  avait  fondé  avait  été 
econnu  par  te  pape  Honorius  III  ;  la  règle  qu'il  avait  donnée  à 

(1)  1603-1673. 

(2)  La  vénérable  /.  Marie  de  la  Croix  et  son  époque ,  p.  361. 
[%)  ii8a-i226. 


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200  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

ses  disciples  passait  pour  la  conception  la  plus  parfaite  de  la  vie 
monastique  ;  satisfait  de  la  tâche  accomplie^  il  s'était  démis  du 
généralat  entre  les  mains  de  Pierre  de  Catane  et  il  avait  gagné 
TAlverne  pour  y  vivre  dans  l'ascétisme  et  la  contemplation.  Le 
sujet  familier  de  ses  méditations  avait  toujours  été  la  Passion  du 
Christ,  qui,  dans  cette  solitude,  se  présentait  souvent  à  lui  sous 
les  traits  du  Crucifié;  François  souffrait  les  mêmes  souffrances 
et  prenait  part  au  même  supplice.  Mais,  dans  c^tte  retraite 
de  1224,  il  se  trouva,  dit  un  de  ses  biographes,  «  plus  absorbé 
que  de  coutume  par  son  ardent  désir  de  souffrir  pour  Jésus  et 
avec  lui.  Ses  journées  se  passaient  partagées  entre  les  exercices 
de  piété,  dans  Thumble  sanctuaire  bâti  sur  la  montagne,  et  la 
méditation,  au  milieu  des  forêts.  Il  lui  arrivait  même  d'oublier 
Téglise  et  de  rester  plusieurs  journées  seul  dans  quelque  antre 
de  rocher,  à  repasser  dans  son  cœur  les  souvenirs  du  Golgotha. 
D'autres  fois,  il  demeurait  de  longues  heures  au  pied  de  l'autel, 
lisant  et  relisant  l'Évangile  et  suppliant  Dieu  de  lui  montrer  la 
voie  qu'il  devait  suivre.  Le  livre  s'ouvrait  presque  toujours  au 
récit  de  la  Passion,  et  cette  simple  coïncidence,  bien  explicable 
pourtant,  suffisait  presque  toujours  pour  le  troubler.  La  vision 
du  Crucifié  s'emparait  d'autant  mieux  de  toutes  ses  facultés  que 
l'on  approchait  de  l'Exaltation  de  la  Sainte-Croix  (14  septembre), 
fête  aujourd'hui  reléguée  à  l'arrière-plan ,  mais  célébrée  au 
xiu*  siècle  avec  une  ardeur  et  un  zèle  bien  naturels  pour  une 
solennité  que  l'on  pourrait  qualifier  de  fête  patronale  de  la 
croisade. 

François  redoublait  ses  jeûnes  et  ses  prières,  a  tout  transformé 
en  Jésus  par  amour  et  par  compassion,  »dit  une  de  ses  légendes. 
«  11  passa  la  nuit  qui  précéda  la  fête  seul  en  oraison,  non  loin  de 
l'ermitage  (1).  » 

Le  matin  venu,  il  eut  une  vision  que  Thomas  de  Célano  ra- 
conte en  ces  termes:  «  Il  aperçut  un  homme  de  Dieu, une  sorte 
de  séraphin,  qui  avait  six  ailes  et  se  tenait  au-dessus  de  lui,  les 
mains  étendues,  les  pieds  réunis,  comme  cloué  à  une  croix. 
Deux  ailes  s'élevaient  au-dessus  de  sa  tête,  deux  se  déployaient 
pour  voler,  deux  enfin  cachaient  le  corps  tout  entier.  A  cette 
vue,  le  bienheureux  serviteur  du  Très-Haut  fut  rempli  d'admira- 
tion ;  mais  il  ignorait  le  sens  de  cette  vision,  et  il  était  plein  de 

(IJ  Vie  de  saint  François,  par  Paul  Sabatier,  p.  339,  !*•  édition. 


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LA   STIGMATISATION    CHEZ   LES   MTSTIQUE^   CHRÉTIENS.  201 

joie  quand  il  considérait  la  beauté  du  séraphin,  plein  de  tris- 
tesse lorsqu'il  pensait  à  son  supplice  et  à  ses  douleurs.  Et  il 
sortit  de  sa  contemplation,  ballotté  entre  la  tristesse  et  la  joie 
qui  alternaient  dans  son  âme.  Or,  tandis  qu'il  réfléchissait,  avec 
inquiétude,  à  ce  C[ue  cette  vision  signifiait,  et  qu'il  s'angoissait 
à  ne  pouvoir  la  comprendre,  les  marques  des  clous  commen- 
cèrent à  se  montrer  {cœperunt  apparere)  sur  ses  pieds  et  sur  ses 
mains  (1)...  »  Au  côté  droit  était  une  plaie  qui  semblait  avoir 
été  faite  par  un  coup  de  lance. 

Après  ce  récit,  Thomas  de  Célano  décrit  les  stigmates  : 
«  Ses  mains  et  ses  pieds  étaient  percés  de  clous  dans  le  milieu  ; 
les  têtes  des  clous,  rondes  et  noires,  étaient  en  dedans  des  mains 
et  au-dessus  des  pieds;  les  pointes,  un  peu  longues,  paraissaient 
de  l'autre  côté,  se  recourbaient  et  surmontaient  le  reste  de  la 
chair  dont  elles  sortaient.  Le  côté  droit  était  comme  percé  d'une 
lance  et  le  sang  s'échappait  souvent  de  la  cicatrice  (2).  » 

Tel  est  le  fait  que  rapporte,  d'après  des  témoignages  contem- 
porains, le  disciple  de  saint  François  qui  fut  son  premier  histo- 
rien (3),  et,  si  l'on  veut  le  contrôler  par  un  témoin  oculaire,  on 
peut  se  reporter  soit  à  la  note  écrite  par  frère  Léon  sur  un  ma- 
nuscrit autographe  de  saint  François  qui  est  conservé  à  Assise, 
soit  à  la  lettre  adressée  le  lendemain  de  sa  mort  à  Tordre  des 
franciscains  par  frère  Élie  de  Gortone  :  «  Je  vous  annonce,  di- 
sait-il, une  grande  joie  et  un  miracle  tout  nouveau.  Jamais  le 
monde  n'avait  vu  un  signe  pareil  sinon  dans  le  Fils  de  Dieu  qui 
est  le  Christ  Dieu.  Car  longtemps  avant  sa  mort  notre  Frère  et 
notre  Père  appai^ait  crucifié,  ayant  en  son  corps  cinq  plaies  qui 
sont  vraiment  les  stigmates  du  Christ,  car  ses  mains  et  ses  pieds 
portaient  comme  des  clous  en  dessus  et  en  dessous  et  formaient 
des  sortes  de  cicatrices  ;  quant  au  côté,  il  était  comme  percé 
d'an  coup  de  lance  et  souvent  il  en  suintait  un  peu  de  sang.  » 

Véronique  Giuliani  (4)  est  presque  aussi  célèbre  que  saint 

(1)  Aeta  Sanctorum,  octobre,  t.  II,  p.  709. 

(2)  Jd.,  ibid.,  p.  709. 

(3)  M.  Paul  Sabatier  reconnaît  que  le  récit  de  Thomas  est  trop  précis  pour  ne 
faire  songer  à  une  leçon  apprise  par  cœur,  mais  il  ajoute  que  la  nouveauté 

dtne  da  miracle  dut  amener  les  Franciscains  à  le  fixer  en  une  sorte  de  récit 
oonîque  et  comme  stéréotypé.  Voyez  toute  sa  discussion  au  sujet  des  stigmates, 
,  eiL,  p.  401  et  suivantes. 

(4)  1660-1727. 


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202  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

François  dans  les  annales  de  la  stigmatisation;  elle  naquit 
en  1660  à  Mercatello,  dans  le  duché  d'Urbin,  et  elle  était  encore 
toute  jeune  lorscpe  sa  mère  mourante  la  fit  venir  avec  ses  quatre 
sœurs  près  de  son  lit  et  plaça  chacune  d'elles  sous  la  protection 
d'une  des  cinq  plaies  de  Jésus.  Véronique,  vouée  à  la  plaie  du 
côté,  en  fit  dès  lors  l'objet  de  ses  méditations  continuelles  et 
lorsqu'elle  atteignit  ses  dix-sept  ans,  elle  entra  comme  novice  au 
monastère  des  Capucines  de  Gitta  del  Castello. 

Elle  avait  trente-trois  ans,  et  elle  vivait  depuis  longtemps 
dans  l'ascétisme  et  la  contemplation  lorscp'elle  vit,  dans  une 
extase,  Jésus  lui  offrir  un  c.alice  d'amertume.  Bien  qu'elle  fût 
décidée  à  accepter  ce  calice,  elle  éprouva,  dit  son  biographe 
Salvatori,  «  de  grandes  répugnances  dans  la  partie  inférieure  de 
son  âme.  »  Elle  ne  put  en  effet  sans  de  douloureux  combats, 
soumettre  sa  nature  à  son  désir  de  souffrance  :  «  Je  ne  m'y  fiais 
point  encore,  dit-elle  dans  son  Journal,  car  je  sentais  qu'elle 
n'était  pas  matée.  Quant  à  ma  volonté,  elle  a  toujours  souhaité 
vivement  de  boire  le  calice  de  mon  Sauveur,  d'en  savourer 
l'amertume;  enfin  d'accomplir  la  volonté  de  Dieu  (1).  » 

A  partir  de  ce  jour,  les  visions  du  calice  se  répètent  et  ob- 
sèdent Véronique  ;  quelquefois  elle  le  voit  déborder  sur  elle  et 
elle  se  sent  pénétrée  d'une  fiamme  qui  la  consume;  d'autres  fois, 
tandis  qu'elle  mange,  elle  voit  une  goutte  de  liqueur  tomber  du 
calice  sur  ses  alimens  et  cette  goutte  se  brise  pour  se  transfor- 
mer en  épées  étincelantes  qui  lui  percent  le  cœur  de  part  en 
part. 

Ce  ne  fut  qu'après  bien  des  obsessions  et  des  luttes  que 
Véronique  se  sentit  capable  de  boire  à  la  coupe  d'amertume  et 
dès  lors  commencèrent  pour  elle  les  tourmens  de  la  Passion.  Le 
4  avril  1594,  pendant  la  semaine  sainte,  Jésus  lui  apparaît  cou- 
ronné d'épines.  <c  Mon  bien-aimé,  lui  dit-elle,  daignez  me  faire 
part  de  ces  épines,  c'est  à  moi  qu'elles  sont  dues  et  non  à  vous, 
la  Sainteté  même  (2).  »  A  peine  a-t-elle  achevé. ces  paroles  que 
Jésus  lui  répond  avec  un  regard  chargé  de  tendresse  :  «  Oui,  ma 
bien-aimée,  je  viens  pour  te  couronner.  »  «  Alors,  dit-elle,  il 
ôta  sa  couronne  de  dessus  sa  tète  et  la  mit  sur  la  mienne;  la 
douleur  que  je  ressentis  en  ce  moment  fut  telle  que  je  ne  me  sou- 
viens pas  d'en  avoir  éprouvé  de  plus  grande;  mais  Notre  Seigneur 

(1)  Salvatori,  Vie  de  Véronique  Giulianif  p.  110. 

(2)  Journal,  ibid,,  p.  120-122. 


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LA,  ^^  E-l^JL-     3HJS-  -'-^^  .^^^.  ^ -J  ^ 


LA   STIGMATISATION   CHBZ   LES    MYSTIQUES   CHRÉTIENS.     .       203 

me  fit  connaître  que  c'était  le  signe  manifeste  de  son  alliance 
avec  lui  et  qu'en  partageant  se$  tourmens,  je  devenais  Tépouse 
du  Dieu  crucifié.  Quand  je  revins  à  mon  état  ordinaire,  je  m'a- 
perçus que  ma  tête  était  tout  enflée;  de  plus,  les  violentes  dou* 
leurs  que  j'y  ressentais  m'ôtaient  les  forces  à  tel  point  que  je 
pouvais  à  peine  me  tenir  debout.  » 

Les  médecins  qui  entreprirent  de  guérir  Véronique  de  son 
stigmate  et  de  ses  souffrances  sur  l'ordre  de  l'évêque  Eustachi, 
purent  en  constater  la  réalité  en  môme  temps  |que  leur  impuis- 
sance, et  la  sœur  Florida  Géoli,  chargée  par  ses  supérieurs  d'exa- 
miner les  marques  de  la  couronne,  affirma  plus  tard  sous  ser- 
ment :  <c  J^ai  vu  au-dessus  du  front,  tantôt  un  cercle  rouge, 
tantôt  de  petits  boutons  de  la  grosseur  d'une  tète  d'épingle  qui 
faisaient  le  tour  de  sa  tète  (1).  »  Ce  cercle  et  ces  boutons  persis- 
tèrent jusqu'à  la  mort  de  Véronique,  c'est-à-dire  l'espace  de 
trente^cinq  ans. 

Trois  ans  plus  tard,  le  jour  de  Noël,  elle  reçoit  le  stigmate 
du  côté,  image  de  la  plaie  de  Jésus  sous  la  protection  de  la- 
quelle elle  a  vécu.  «  Jésus  enfant  m'apparut,  »  dit-elle,  «  tout 
brillant  de  gloire,  m'appelant  son  épouse  et  s'offrant  à  remplir 
tous  mes  désirs.  Je  lui  répondis  donc  en  lui  donnant  le  doux 
nom  d'époux  ;  Je  ne  veux,  je  ne  désire  que  vous,  et  tout  ce  que 
je  vous  demande,  par  vos  mérites  et  ceux  de  votre  Bienheureuse 
Mère,  c'est  la  conversion  des  pécheurs... 

^  «  En  disant  cela,  je  m'aperçus  que  le  saint  enfant  tenait  une 
baguette  d'or  en  haut  de  laquelle  était  une  flamme  et  dont  la 
partie  inférieure  était  faite  d'une  petite  lance  de  feu.  Il  mit  la 
baguette  sur  son  cœur  et  la  pointe  de  la  lance  dans  le  mien  qui, 
au  même  instant,  fut  traversé  de  part  en  part...  Revenue  à  moi, 
je  sentis  une  vive  douleur  au  cœur  et,  ayant  mis  un  linge  à  cet 
endroit,  je  le  retirai  plein  de  sang  (2).  » 

Avant  de  la  quitter,  Jésus  lui  avait  annoncé  qu'elle  recevrait 
les  stigmates  de  ses  cinq  plaies  le  Vendredi  Saint  de  Tannée  sui- 
vante, qui  devait  tomber  le  S  avril;  elle  les  reçut  en  effet  à  la 
date  fixée  et  elle  rapporte  tout  au  long,  dans  son  Journal,  la 
''Cène  de  sa  stigmatisation.  Elle  eut  d'abord  plusieurs  ravisse- 
ens  successifs  au  cours  desquels  elle  vit  son  ange  confesser 

levant  Jésus  tous  les  péchés  qu'elle  avait  commis  ;  pénétrée  de 

(1)  Journal,  ibid,,  p.  124. 

(2)  Id.,  ibid.,  p.  156. 


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204  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

remords  et  de  confiance,  elle  suivait  cette  confession  en  s'écriant 
sans  cesse  :  «  Encore  plus  de  souffrances,  encore  plus  de 
croix!  »  Mais,  à  mesure  qu'elle  passait  d'une  extase  à  l'autre, 
elle  se  sentait  plus  près  de  Jésus,  et  comme,  au  cours  de  la  der- 
nière, il  lui  demandait  par  trois  fois  :  Que  désires-tu?  trois  fois 
elle  lui  répondit  que  c'était  d'être  crucifiée  avec  lui  :  —  Je  te 
l'accorde,  dit  Jésus,  mais  je  veux  aussi  que  tu  me  sois  toujours 
fidèle  à  l'avenir  et  je  te  donne  la  grâce  dont  tu  as  besoin  pour 
cela  par  le  moyen  de  ces  plaies  dont  je  grave  l'empreinte  en  ton 
corps  comme  signe  du  don  que  je  te  fais  (1).,.  «  Dans  ce  mo- 
ment, raconte  Véronicpie,  je  vis  sortir  de  ses  plaies  sacrées  cinq 
rayons  lumineux  qui  s'arrêtèrent  sur  moi  et  se  transformèrent 
en  autant  de  petites  flammes.  Dans  l'une  était  la  lance,  bril- 
lante comme  l'or,  mais  toute  en  feu  ;  dans  les  quatre  autres 
étaient  les  clous.  La  lance  me  transperça  le  cœur  d'outre  en 
outre  et  les  clous  percèrent  mes  pieds  et  mes  mains,  ce  qui  me 
causa  ime  douleur  foi't  sensible.  Revenue  à  moi^  je  me  trouvai 
les  bras  étendus  en  forme  de  croix  ;  tous  mes  membres  étaient 
raides  et  engourdis  ;  de  violentes  douleurs  se  faisaient  sentir  aux 
pieds,  aux  mains  et  surtout  au  côté  dont  la  blessure  ouverte 
rendait  de  l'eau  et  du  sang  (2).  » 

Les  stigmates  des  cinq  plaies  persistèrent  trois  ans  pendant 
lesquels  bien  des  témoins  eurent  loisir  de  les  approcher. 

Le  tribunal  de  l'Inquisition  romaine  voulut  savoir  s'ils  étaient 
dus  è.  quelque  grâce  surnaturelle  ou  s'ils  étaient  simplement  le 
fait  d'une  odieuse  supercherie  ;  il  chargea  Eustachi,  évêque  du 
diocèse,  de  les  examiner  et  de  contrôler  la  sincérité  de  Véro- 
nique. Toutes  les  épreuves  qui  auraient  dû,  en  cas  d*a2*lifice, 
percer  à  jour  son  imposture  lui  furent  favorables.  Elle  apparut 
à  révoque  et  aux  religieux  qui  l'assistaient,  comme  réellement 
stigmatisée  par  Jésus-Christ;  le  rapport  qu'ils  rédigèrent  de 
concert  et  qui  proclame  la  bonne  foi  de  Véronique  contient  une 
description  précise  de  ses  stigmates  qui  offre  toutes  les  garanties 
de  la  véracité  :  «  Les  plaies  des  pieds  et  des  mains  étaient  de 
forme  ronde,  de  la  grandeur  d'une  petite  pièce  de  monnaie  et 
recouvertes  d'une  cicatrice  de  même  dimension  quand  elles 
étaient  fermées.  Elles  étaient  profondes  et  larges  quand  elles 
étaient  ouvertes;  un  peu  moins  lar très  sur  la  plante  des  pieds  et 

(!)  Journalyihid,,  p.  163. 
(2)  Id,,  ibid.,  p.  164. 


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LA   STIGMATISATION    CHEZ   LES    MYSTIQUES    CHRÉTIENS.  20S 

dans  la  paume  des  mains  qu'à  la  partie  supérieure;  la  plaie  du 
côté  était  longue  de  cinq  doigts  et  large  d'un  doigt  au  milieu; 
elle  était  toujours  rouge  et  ouverte;  le  sang  en  sortait  sou- 
vent (1).  » 

Avec  saint  François  d'Assise  et  Véronique  Giuliani,  on  pour- 
rait citer  plusieurs  cas  de  stigmatisation  complète,  également 
garantis  par  des  témoins  dignes  de  foi,  celui  de  Catherine  de 
Raconisio  par  exemple,  de  Catherine  de  Ricci  (2),  de  Jeanne  de 
Jésus-Marie  (3)  et  quelques  autres  auxquelles  nous  ne  nous 
ferons  pas  faute  d'emprunter  les  détails  qui  nous  paraîtront 
particulièrement  intéressans.  Mais  il  nous  suffira  des  deux  cas 
précédons  pour  appuyer  l'ensemble  de  nos  critiques  et  de  nos 
explications. 


II 


pt  d'abord,  nous  avons  à  peine  besoin  de  dire  quel  sens  sym- 
bolique et  profond  tous  les  mystiques  stigmatisés  attachent  au 
fait  môme  de  leur  stigmatisation. 

Porler  les  marques  de  la  croix,  de  la  couronne  d'épines,  de 
la  lance  et  des  clous,  c'est  être  jugé  digne  par  Jésus  de  compatir 
à  ses  souiïrances;  c'est,  suivant  les.  propres  paroles  d'un  histo- 
rien du  mysticisme,  «  gravir  avec  lui  le  Calvaire  du  crucifiement, 
avant  de  monter  avec  lui  le  Thabor  de  la  Transfiguration  (4).  » 
Aussi  tous  les  mystiques  souffrent-ils,  dans  leurs  stigmates,  des 
douleurs  violentes  qu'ils  tiennent  pour  la  partie  essentielle  de 
leur  sfigmalisalion,  et  sans  lesquelles  leurs  stigmates  visibles  ne 
seraient  à  leurs  yeux  qu'un  vain  décor.  Ils  éprouvent  sous  la 
croix,  sous  la  couronne,  sous  les  clous,  sous  la  lance,  les  mômes 
souffrances  que  Jésus;  ils  râlent  et  meurent  vraiment  avec  lui; 
ils  participent  à  sa  Passion  de  toute  la  puissance  de  leurs  nerfs. 
Nous  avons  vu  François  et  Véronique  souffrir  dans  leurs  extases 
toutes  les  douleurs  du  crucifiement;  ainsi  font-ils  tous  :  Cathe- 
rine de  Raconisio  éprouvait  de  violentes  douleurs  sous  la  cou- 
ronne de  sang  qu'elle  laissa  voir  à  Jean-François  de  la  Miran- 

(1)  Journffl,  ibid.,  p.  165. 

(2)  1333-i589. 

(3)  1584-1650. 

(4)  GOrret,  op,  ci/.,  t.  II,  p.  iS3. 


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206  REYUB  DBS  DBUX  HONDES. 

dole;  Archangèle  Tardera  semblait  sur  le  point  de  rendre 
rame  pendant  la  scène  de  sa  flagellation  ;  et  Catherine  de  Ricci, 
en  sortant  du  ravissement  où  elle  fut  marquée,  «  apparut  à  ses 
consœurs  si  amaigrie  et  si  livide  qu'elle  leur  fit  l'effet  d'un  ca- 
davre vivant  (1).  » 

A  souffrir  ainsi,  les  mystiques  se  persuadent  non  seulement 
qu'îb  se  rapprochent  de  Jésus,  mais  qu'ils  sont  admis,  par  une 
sorte  de  grâce  divine,  à  perpétuer  le  sacrifice  de  leur  Dieu,  à 
expier  comme  lui  des  fautes  dont  ils  sont  personnellement  inno- 
cens.  Ces  douleurs  cuisantes  des  épines,  ces  souffrances  lanci- 
nantes des  clous  et  de  la  lance  ne  sont  pas,  dans  leur  esprit,  des 
douleurs  perdues  pour  les  hommes  ;  elles  rachètent  des  péchés  ; 
elles  constituent  des  gages  de  salut;  elles  sont  pour  eux  la  forme 
religieuse  et  métaphysique  de  la  charité  :  «  Ces  âmes  répara- 
trices qui  recommencent  les  affres  du  Calvaire,  )>dit  un  mystique 
contemporain,  aces  âmes  qui  se  clouent  à  la  place  vide  de  Jésus 
sur  la  croix,  sont  donc  en  quelque  sorte  des  sosies  du  Fils;  elles 
répercutent  en  un  miroir  ensanglanté  sa  pauvre  face  ;  elles  fpnt 
plus  :  elles  donnent  à  ce  Dieu  tout-puissant  la  seule  chose  qui 
cependant  lui  manque,  la  possibilité  de  souffrir  encore  pour  nous; 
elles  assouvissent  ce  désir  qui  a  survécu  à  son  trépas,  car  il  est 
infini  conmie  l'amour  qui  l'engendre  (2).»  Les  stigmates  sont, 
pour  ces  nouveaux  crucifiés,  la  notification  extérieure  de  leur 
transformation  en  Jésus-Christ;  ils  proclament  qu'Archangèle 
Tardera,  que  Véronique  Giuliani,  que  Catherine  de  Ricci  sont 
si  semblables  à  leur  Dieu  qu'elles  lui  succèdent  dans  la  souf- 
france ;  ils  sont  le  sceau  visible  de  leur  sainteté. 

L'Eglise  catholique  ne  saurait,  sans  manquer  à  sa  propre 
philosophie  du  christianisme,  contester  aux  mystiques  ce  carac- 
tère ennoblissant  et  sanctifiant  de  leurs  douleurs,  et  c'est  bien 
sur  leurs  souffrances  imméritées  et  volontairement  subies  qu'elle 
fonde,  comme  eux,  une  partie  de  leurs  mérites;  mais  elle  est 
loin  d'avoir  pour  leurs  stigmates  le  respect  absolu  auquel  ils 
prétendent,  et  elle  se  montre  en  général  assez  méfiante,  lorsqu'il 
s'agit  de  fonder  une  canonisation  sur  ces  signes  matériels 
d'élection. 

Elle  n'ignore  pas  en  effet  que  les  stigmates  de  la  couronne, 

(1)  Sa  vie,  par  Sacdrlai,  liy.  I,  ch.  zx,  p.  69.  «  ElU  pareva  nno  cadavere  8pi- 
rante,  tanta  erâ  la  pallideiza.  » 

(2)  J.-K.  Haysmans,  SainU  Lydmne,  p.  101. 


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LA   STIGMATISATION   CHEZ   LES   MYSTIQUES   CHRÉTIENS.  207 

de  la  croix,  des  clous  et  de  la  lance  se  sont  montrés  depuis  saint 
François  chez  bien  des  femmes  qui  ne  se  recommandaient  pas 
nécessairement  par  la  pureté  de  leur  vie.  Ignace  de  Loyola,  con- 
sulté un  jour  au  sujet  d'une  jeune  stigmatisée,  répondit  que  les 
marques  qu'on  lui  décrivait  pouvaient  aussi  bien  ôtre  l'œuvre  du 
diable  que  celle  de  Dieu  (1)  et  l'abbé  Migne  a  pu  écrire  en  des 
termes  différens,  mais  dans  le  môme  sens  :  «  La  Gharpy  de 
Troyes  était  stigmatisée,  la  Bucaille  de  Valogne  était  stigmati- 
sée, Marie  Desvallée  de  Cou  tances  était  stigmatisée,  et  combien 
d'autres  encore  I  Nous  en  avons  connu  qui  ne  méritaient  rien 
moins  que  le  nom  de  saintes  qui  leur  était  attribué  par  un 
public  railleur  ou  crédule  (2).  » 

Conclure  des  stigmates  à  la  pureté  sans  autre  information 
précise  serait  donc  s'exposer  à  de  graves  mésaventures;  l'abbé 
Migne  conseille  de  les  éviter  en  jugeant  de  la  valeur  des  stig- 
mates d'après  la  moralité  des  stigmatisées,  et  c'est  à  cette  solution 
prudente  que  s'arrête  Benoît  XIV  dans  son  traité  de  la  Canoni- 
sation des  saints.  C'est  la  subordination  du  merveilleux  mystique 
à  la  morale,  et  Benoit  XIV  se  trouve  d'accord  sur  ce  point  non 
seulement  avec  les  auditeurs  de  rote  chargés  d'instruire,  un 
siècle  auparavant,  le  procès  de  sainte  Thérèse,  mais  avec  saint 
Paul  lui-même  :  «  Et  quand  même  j'aurais  le  don  de  prophétie  et 
que  je  connaîtrais  tous  les  mystères  et  toute  la  science,  si  je  n'ai 
point  la  charité,  je  ne  suis  rien  (3).  » 

Telle  est  l'interprétation  prudente  du  catholicisme;  la 
psychologie  expérimentale  n'en  a-t-elle  pas  de  plus  positive  à 
nous  offrir? 

Elle  se  posera,  avant  toute  analyse,  un  certain  nombre  de 
questions  dont  le  première  sera  celle  de  l'authenticité  des  stig- 
mates. 

Sans  doute  beaucoup  d'enquêtes  bien  conduites  témoignent 
en  faveur  de  cette  authenticité.  Frère  Léon  avait  vu  les  stigmates 
de  saint  François  d'Assise  comme  les  médecins  qui  soignèrent 
Véronique  constatèrent  les  siens,  et  nous  n  avons  aucune  raison 
sérieuse  de  mettre  en  doute  tant  d'affirmations  concordantes 
apportées  par  les  témoins  oculaires  des  faits  de  stigmatisation. 

(1)  Vie  éTIgnace  de  Loyola,  Uv.  V,  ch.  10,  par  le  Père  Ribadenaynu 

(2)  //•  Encycl.  Theol.,  t.  XXV,  p.  1066. 

(3)  Saint  Paul,  Corinthiens,  II,  13.  Cf.  sur  ce  point  le  docteur  |A.  Goin,  Psycho- 
logie du  Sainte  p.  iO-il.  Bourges,  1905,  chez  Tardy-Pigelet. 


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208  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mais,  quelque  confiance  qu'on  puisse  avoir  dans  la  véracité 
d'un  frère  Léon,  d'un  évéque  Eustachi  ou  d'un  autre  témoin,  on 
a  bien  le  droit  de  penser  que  tous  cescroyans,  une  fois  convain- 
cus de  l'origine  divine  des  stigmates,  ont  été  portés  involon- 
tairement à  exagérer  dans  leurs  descriptions  la  ressemblance  de 
ces  marques  avec  les  plaies  de  Jésus-Christ.  Qu'ont-ils  vu  en 
somme,  si  on  distingue  le  fait  de  l'interprétation  qu'ils  y  ont 
jointe  et  que  le  terme  de  stigmate  implique  déjà?  Ils  ont  vu, 
suivant  les  cas,  des  érosions  sanguinolentes ,  de  petites  plaies 
plus  longues  que  larges,  des  durillons  charnus,  dès  taches 
bleuâtres  ou  rougeâtres,  c'est-à-dire  des  modifications  très 
diverses  de  la  peau  qu'ils  n'auraient  vraisemblablement  pas  re- 
marquées si  elles  n'avaient  apparu  aux  endroits  mêmes  où  Jésus 
fut  blessé  de  la  lance  et  percé  des  clous.  Du  moment  qu'on  parle 
de  stigmates,  on  doit  nécessairement  exagérer  les  analogies 
réelles,  et  cette  exagération  était  à  peu  près  inéntable  pour  des 
esprits  qui  ne  séparaient  pas  la  stigmatisation  de  l'explication 
théologique  à  laquelle  ils  croyaient  tous.  Rien  n'est  plus  instruc- 
tif sur  ce  point  que  de  comparer  la  description  des  stigmates 
chez  un  auteur  du  moyqn  âge  et  chez  un  médecin  moderne. 
Tandis  que  Thomas  de  Célano  décrit,  d'après  les  témoignages ^ 
contemporains,  les  tètes  rondes  et  noires  des  clous  qui  perçaient 
les  mains  de  saint  François  et  leurs  pointes  qui  dépassaient  de 
l'autre  côté,  le  docteur  Warlomont  constate  chez  Louise  Lateau 
de  petites  plaies  dorsales  et  palmaires  qui  reposent  sur  de 
légères  indurations  mobiles  (1).  C'est  très  vraisemblablement  le 
même  phénomène  de  part  et  d'autre,  mais  l'observateur  impartial 
voit  «  de  légères  indurations  mobiles,  »  là  où  le  croyant  voyait 
avec  une  entière  bonne  foi  des  têtes  et  des  pointes  de  clous.  On 
a  donc  le  droit  de  négliger  quelques-unes  des  ressemblances 
merveilleuses  et  précises  que  les  historiens  des  mystiques  ont 
signalées  dans  les  faits  déjà  si  étranges  de  la  stigmatisation; 
mais,  à  cette  réserve  près,  on  ne  peut  douter  qu'ils  aient  vu  les 
faits  qu'ils  rapportent,  et,  à  vrai  dire,  ce  n'est  pas  de  cette  au- 
thenticité matérielle  que  la  psychologie  a  jamais  douté. 

Ce  qui  la  préoccupe  beaucoup  plus,  c'est  la  bonne  foi  des  stig- 
matisés eux-mêmes.  Ont-ils  vu  réellement  ces  stigmates  éclore 
sur  leur  peau  ?  Ne  se  seraient-ils  pas  ouvert  la  paume  des  mains 

(1)  Louise  Lateau,  pw  le  docteur  W&rlomont,  p.  44.  Paris,  i873. 


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LA    STIGMATISATION    CHEZ   LES   BfYSTIQUES   CHRÉTIENS.  209 

et  la  plante  des  pieds  ou  fendu  le  côté  dans  le  désir  d'élablir  leur 
sainteté  sur  quelque  signe  extérieur  bien  apparent  aux  yeux,  de 
tous?  Avant  de  chercher  une  explication  scientifique,  ne  doit-on 
pas  penser  à  la  supercherie  ? 

On  le  doit  toujours  quand  on  a  affaire  à  des  stigmatisés 
qu'on  ne  connaît  que  parleurs  stigmates;  à  plus  forte  raison, 
quand  on  se  croit  autorisé  par  ailleurs  à  soupçonner  leur  mora- 
lité ;  et  Ton  a  pu  voir  bien  souvent  les  événemens  justifier  cette 
méfiance  préalable.  C'est  ainsi  que  M.  Alfred  Maury  cite  plu- 
sieurs exemples  de  mystificateurs  qui,  dès  le  moyen  âge,  se 
seraient  imprimé  sur  les  pieds  et  les  mains  les  stigmates  de  Jésus 
pour  exciter  l'admiration  de  leurs  contemporains,  et  dans  des 
temps  plus  modernes.  Rose  Tamisier  aurait  fait  par  le  même 
artifice  de  nombreuses  dupes  (1).  Mais,  à  dire  vrai,  si  des  en- 
quêtes de  ce  genre  s'imposent  avec  Rose  Tamisier,  elles  n'ont 
pas  grand  intérêt  quand  il  s'agit  4'un  saint  François  d'Assise  ou 
d'une  Véronique  Giuliani,  et  l'on  ne  peut,  sans  contradiction, 
soupçonner  d'une  basse  comédie  un  mystique  dont  on  connaît 
par  ailleurs  la  conviction  profonde  et  la  haute  moralité. 

On  pourrait,  avec  plus  de  vraisemblance,  invoquer  une  sorte 
de  supercherie  inconsciente  et  supposer  que  les  stigmatisés, 
qui  sont  tous  des  extatiques  et  par  suite  des  névropathes,  se 
font,  dans  des  états  de  demi-conscience  ou  d'inconscience  com- 
plète, des  blessures  dont  ils  oublient  l'origine  quand  ils 
reviennent  à  l'état  normal  et  dont  ils  sont  très  sincèrement 
étonnés  et  ravis.  Les  faits  de  ce  genre  sont  fréquens  dans 
l'hystérie,  et  l'on  a  vu  souvent,  au  cours  de  cette  névrose,  des 
sujets  préparer,  pendant  un  état  de  somnambulisme,  des  scènes 
compliquées  dont  ils  étaient,  après  leur  réveil,  les  premières 
dupes  ;  pourquoi  les  stigmatisés  ne  seraient-ils  pas  sincères 
comme  ces  hystériques  et  dupes  comme  eux?  Tous  ont  le  même 
désir  de  souiïrir  avec  Jésus-Christ,  de  participer  à  son  supplice, 
et  il  suffit  d'une  diminution  dans  la  vie  consciente  et  personnelle 
pour  que  ce  désir  pi*ovoque  des  actes  que  la  conscience  morale 
désapprouverait  si  elle  pouvait  les  connaître.  L'explication  a 
séduit  quelques  psychologues,  entre  autres  M.  Alfred  Maury,  qui 
a  écrit  ici  même  :  «  On  peut  supposer  que  dans  ces  cas  d'extase 
qui  mettent  l'imagination  hors  d'elle-même  et  font  perdre  au  moi 

(i)  Revue  des  Deux  Mondes,  iS3«,  t.  IV,  p.  477. 

TOME  x^iiii.  —  i907.  14 


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210  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

conscience  de  ses  actes,  les  stigmates  ont  été  souvent  imprimés 
par  le  mystique  sans  qu'il  ait  eu  connaissance  de  ce  qu'il 
faisait.  » 

On  ne  saurait  écarter  a  'priori  une  hypothèse  que  la  psycho- 
logie des  hystériques  justifie  dans  une  assez  large  mesure,  mais 
encore  faudrait-il  lappuyer  sur  des  faits  bien  constatés  de  su- 
percherie inconsciente  dans  le  cas  particulier  de  la  stigmatisation. 
Or  les  faits  de  ce  genre  manquent  encore  dans  la  littérature  mé- 
dicale, ou  du  moins  ceux  que  l'on  connaît  avec  précision  ne 
permettent  guère  que  des  raisonnemens  par  analogie.  Nous 
savons  par  exemple  que  la  jeune  Meb  (1),  qui  recevait  il  y  a  six 
ans  de  menus  cadeaux  de  sainte  Philomène^  se  préparait,  à 
l'état  de  somnambulisme,  tous  les  envois  dont  elle  s'émerveillait 
ensuite  avec  sa  famille  ;  c'est  elle-même  qui,  sous  la  direction 
de  son  médecin,  a  pu  retrouver  le  souvenir  de  ces  artifices  et 
les  lui  révéler;  mais  quand  M.  Alfred  Maury  parle  de  simula- 
tion inconsciente  chez  les  stigmatisés,  il  ne  fait  qu'une  sup- 
position qui  aurait  besoin  d'être  confirmée  par  des  épreuves 
incontestables  et  qui,  dans  les  temps  où  Ton  ignorait  presque* 
tout  des  phénomènes  hystériques,  ne  l'a  jamais  été  suffi- 
samment. 

Tout  ce  que  Ton  peut  dire,  c'est  que,  chez  certains  stigma- 
tisés, les  stigmates  du  Ghiist  ont  pu  avoir  cette  origine  et  qu'il  a 
suffi  dans  ce  cas  de  blessures  inconscientes  et  pourtant  volon- 
taires, avivées  par  le  frottement  au  cours  des  grandes  crises, 
pour  donner  au  mystique  l'illusion  du  miracle  et  de  la  grâce  ; 
mais,  même  en  faisant  la  part  la  plus  large  aux  explications  de 
ce  genre,  on  ne  saurait  les  étendre  à  la  totalité  des  faits  depuis 
qu'ofn  a  pu  constater  de  visu  l'apparition  spontanée  des  stigmates 
chez  des  mystiques  extatiques,  Louise  Lateau  (2)  et  Made- 
leine X...  (3).  Déjà,  dans  son  enquête  sur  Véronique  Giuliani, 
Tévêque  Eustachi  avait  fait  enfermer  les  mains  de  la  stigmatisée 
dans  des  gants  que  l'on  scellait  ensuite,  et  il  avait  constaté  que 
les  plaies,  au  lieu  de  guérir,  devenaient  plus  larges  encore  ;  en 
1843,  le  Père  Debreyne  tenta  sur  une  autre  stigmatisée  une 
épreuve  analogue  et  il  put  s'assurer  que  le  pied  observé  saignait 

(1)  Communication  de  M.  Pierre  Janet,  à  la  Société  de  Psychologie,  —  séance 
de  décembre  1901. 

(2)  1850-1883. 

(3)  ViTante. 


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LA   STIGMATISATION    CHEZ   LES   MYSTIQUES   CHRÉTIENS.  211 

le  vendredi,  sans  que  le  bandage  qui  le  recouvrait  eût  été  dérangé 
ou  touché  (1)  ;  mais  ni  le  Père  Debreyne  ni  Tévêque  Eustachi 
n'avaient  vu  se  former  les  plaies,  ce  qui  eût  été  l'essentiel,  et  ni 
l'un  ni  Tautre  ne  les  avaient  protégées  contre  toute  espèce  de 
frottement.  C'est  pour  éviter  ce  dernier  reproche  que  le  docteur 
Warlomont  enferma  la  main  gauche  de  Louise  Lateau  dans  un 
globe  de  cristal  assujetti  au  poignet  par  cinq  cachets  de  cire, 
après  s'être  assuré  que  les  ongles  coupés  très  ras  étaient  par- 
faitement inoflfensifs  ;  comme  le  stigmate  saignait  chaque  ven- 
dredi,  il  posa  son  appareil  le  jeudi  21  janvier  1874  à  deux 
heures  de  l'après-midi  et  il  constata  que  les  plaies  cicatrisées  de 
la  paume  et  du  dos  de  la  main  ne  laissaient  échapper,  ce  jour- 
là,  aucun  liquide  sanguinolent;  le  lendemain  il  les  trouva 
saignantes  et  il  recueillit  le  sang  liquide  qui  était  tombé  dans  le 
globe  de  cristal  (2)« 

Avec  Madeleine  X...  le  docteur  Janet  a  été  plus  heureux 
encore  puisque,  sur  une  peau,  déjà  amincie  il  est  vrai  par  des 
stigmatisations  antérieures,  il  a  vu  les  stigmates  se  former.  Sous 
l'appareil  de  cuivre,  de  caoutchouc  et  de  verre  qui  avait  été 
scellé  sur  la  face  dorsale  du  pied  droit,  l'épiderme  s'est  soulevé, 
sans  aucune  action  extérieure  apparente  ;  des  bulles  se  sont  for- 
mées qui  ont  crevé  peu  après  et  donné  issue  pendant  quelques 
jours  à  une  sérosité  sanguinolente  (3). 

Après  des  expériences  de  ce  genre,  on  ne  peut  guère  soute- 
nir que  les  stigmates  du  Christ  ont  toujours  été  dus  à  l'artifice 
inconscient  des  stigmatisés;  on  doit  même  aller  plus  loin  et 
reconnaître  que  si  deux  épreuves  bien  conduites,  comme  celles 
de  MM.  Warlomont  et  Janet,  n'ont  réussi  à  établir,  pour  deux 
exemples  pris  au  hasard,  que  la  sincérité  des  stigmatisés  et 
l'origine  spontanée  des  stigmates,  c'est  dans  ce  sens  qu'on  doit 
conclure  équitablement  pour  la  majorité  des  cas  ;  et  ce  sera  notre 
première  conclusion. 

(1)  Essai  sur  la  Théologie  morale  dans  ses  rapporU  avec  la  Physiologie  ei  la 
Médecine, 

(3)  Louise  Lateau,  par  Warlomoat,  p.  42-45. 

(3)  Pierre  Janet,  Une  extatique ^  Bulleii^i  de  llnstitui  psychologique  de 
Jiiffletl901. 


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212  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


III 


Si  le  fait  est  réel,  comment  l'expliquer?  C'est  ici  que  l 
cultes  commencent. 

Elles  s'évanouiraient  d'elles-mêmes,  ou  tout  au  moin 
nueraient  beaucoup  si  les  stigmates  étaient  tous  d'ordr 
culaire.  Nous  savons,  en  effet,  par  toute  la  psycholo 
XIX*  siècle,  quel  rapport  étroit  unit  l'image  et  le  mouv 
sans  cesse  j'associe  des  gestes  à  demi  consciens  ou  toul 
inconsciens  à  des  représentations;  je  me  représente  vi 
un  poids  lourd  et  je  sens,  dans  mes  muscles,  commencer 
qui  serait  nécessaire  pour  le  soulever;  je  pense  à  une 
désagréable,  et  je  fais  une  moue  de  dégoût;  je  souris,  d( 
et  des  lèvres,  au  visage  ami  que  j'entrevois  au  cours 
rêverie;  si  la  sensation  véritable  provoque  nécessaireme 
réaction  motrice,  l'image  affaiblie  de  celte  sensation  la  pr 
presque  toujours. 

On  ne  saurait  donp  être  surpris  qu'au  coui*s  d'uoe  eita< 
image  vive  qui  s'impose  à  l'esprit  et  occupe  à  elle  seule  le 
de  la  conscience  puisse  déterminer  des  mouvemens  asso 
si  les  muscles  s'immobilisent  dans  une  attitude,  dans  ui 
ou  dans  un  acte,  on  a  affaire  à  ces  contraction  s  permanente 
appelle  des  contractures  et  qui  sont  si  fréquentes  dan: 
lérie.  Si  Catherine  de  Raconisio,  après  avoir  rêvé  da 
extase  qu'elle  portait  la  croix  de  Jésus,  garda  une  épaul 
pendant  tout  le  reste  de  sa  vie,  c'est  qu'elle  avait  assoc 
sensation  d'un  fardeau  illusoire  l'altitude  qu'un  fardeau  r 
nécessitée.  De  même  Madeleine  X...  a  marché  pendi 
années  sur  lextrémité  des  orteils  depuis  qu'elle  a  été  ei 
pendant  une  extase,  par  la  représentation  de  son  ascensic 
chaîne.  Dans  un  cas  comme  dans  l'autre,  il  a  suffi  d'une  c< 
ture  des  muscles  abaisseurs  de  l'épaule  ou  des  muscles 
seurs  du  mollet,  pour  provoquer  une  attitude  anorm 
durable;  Texplication  est  aisée. 

Mais  la  plupart  des  stigmates  ne  sont  pas  d'ordre  musc 
ces  durillons,  ces  escarres,  ces  hémorragies  sont  des  ti 
nutritifs  ou  circulatoires  de  la  peau  qui  dépendent  du  s 
nerveux  de  la  vie  végétative.  En  temos  ordinaire,  nous 


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LA   STIGMATISATION   CHEZ    LES   MYSTIQUES    CHRÉTIENS.  213 

ue  les  images  peuvent  agir  sur  les  sécrétions.  Les  souve- 
énibles  ne  provoquent-ils  pas,  suivant  les  cas,  la  sueur 
larmes  ?  L'eau  ne  nous  vient-elle  pas  à  la  bouche,  &  la 
m  fruit  que  nous  aimons?  Nous  savons  également  que, 
js  sujets  impressionnables,  l'idée  qu'ils  vont  rougir  suffit 
mener  la  rougeur  ;  mais  ce  sont  là  des  faits  très  simples 
vie  végétative,  et  la  question  est  justement  de  savoir  si, 
es  cas  anormaux,  une  représentation  très  vive  du  crucifie- 
leut  déterminer  les  faits  autrement  compliqués  que  nous 
décrits. 

l'est  pas  sans  intérêt  de  remarquer  que,  bien  avant  que  la 
Jogie  pensât  à  des  explications  de  ce  genre,  quelques 
s  catholiques  s'y  étaient  plus  ou  moins  arrêtés, 
mçois  Pétrarque,  dans  le  livre  II  de  la  Vie  solitaire ^ 
î  les  plaies  de  saint  François  les  marques  merveilleuses 
igmates  divins;  mais,  dans  le  livre  VIII  de  sa  Correspond 

il  écrit  :  «  Sans  aucun  doute  les  stigmates  de  saint  Fran- 
irent  l'origine  suivante  :  il  s'attacha  à  la  mort  du  Christ 

si  fortes  méditations  qu'il  la  fit  passer  dans  son  esprit,  se 
Lcifié  lui-même  avec  son  maître  et  enfin  réalisa  dans  sou 
la  pieuse  représentation  de  son  âme  (1).  » 

môme  Pomponazzi,  dans  son  livre  sur  VIncantalion  (2), 
que  les  stigmates  de  saint  François  peuvent  être  attribués 
rces  naturelles  de  l'imagination,  à  moms  que  TÉgliso  n'en 

autrement.  Saint  François  de  Sales,  dans  son  Traité  de 
ir  de  Dieu  y  reprend  et  développe  la  même  interprétation  : 
te  âme,  dit-il,  —  ainsi  amollie,  attendrie  et  presque  toute 
5  en  cette  amoureuse  douleur,  se  trouva  par  ce  moyen 
lement  disposée  à  recevoir  les  impressions  et  marques  de 
ir  et  douleur  de  son  Souverain  Amant  :  car  la  mémoire  était 
détrempée  en  la  souvenance  de  ce  divin  amour,  Timagi- 

appliquée  fortement  à  se  représenter  les  blessures  et 
rissures  que  les  yeux  regardaient  alors  si  parfaitement  bien 
aées  en  l'image  présente,  l'entendement  recevait  les  espèces 
nent  vives  que  l'itnagination  lui  fournissait,  et  enGn  l'amour 
yait  toutes  les  forces  de  la  volonté  pour  se  complaire  et 
mer  à  la  passion  du  bien-aimé,  dont  l'âme  sans  doute  se 
kit  toute  transformée  en  un  second  crucifix.  Or  l'âme,  comme 

ettre  à  Thomas  de  Garbo,  médecin  fJorentla. 
Ihap.  vx  et  VII. 


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REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

forme  et  maîtresse  du  corps,  usant  de  son  pouvoir  sur  îceluy, 
imprima  les  douleurs  des  plaies  dont  elle  était  blessée  es  endroits 
correspondans  à  ceux  esquels  son  amant  les  avait  eùdurées; 
l'amour  est  admirable  pour  aiguiser  l'imagination  afin  qu'elle 
pénètre  jusqu'à  l'extérieur;  les  brebis  de  Laban  échauflfées 
d'amour  eurent  l'imagination  si  forte  qu'elle  porta  coup  sur  les 
petits  agnelets  desquels  elles  étaient  preignes,  pour  les  faire 
blancs  ou  tachetés  selon  les  baguettes  qu'elles  regardèrent  dans 
les  canaux  esquels  on  les  abreuvait. 

«  Et  les  femmes  grosses,  ayant  l'imagination  affinée  par 
l'amour,  imprimant  ce  qu'elles  désirent  es  corps  de  leurs  en- 
fans.  Une  imagination  puissante  fait  blanchir  un  homme  en  une 
nuit,  détraque  sa  santé  et  toutes  ses  humeurs.  L'amour  donc  fit 
passer  les  tourmens  intérieurs  de  ce  grand  Amant  saint  François 
jusques  à  l'extérieur,  et  blessa  le  corps  d'un  môme  dard  de  dou- 
leur duquel  il  avait  blessé  le  cœur.  Mais  de  faire  les  ouvertures* 
en  la  chair  par  dehors,  l'amour  qui  était  dedans  ne  le  pouvait  pas 
bonnement  faire.  C'est  pourquoi  l'ardent  Séraphin,  venant  au 
secours,  darda  des  rayons  d'une  clarté  si  pénétrante  qu'elle  fit 
réellement  les  plaies  extérieures  du  crucifix  en  la  chair,  que 
l'amour  avait  imprimées  intérieurement  en  l'âme  (1).  » 

On  ne  saurait  jparler  en  termes  plus  heureux  de  la  toute-puis- 
sance de  l'imagination,  et  saint  François  de  Sales  n'ignore  pas 
de  quel  secours  est  le  sentiment  de  l'amour  pour  provoquer  et 
fortifier  les  images  devant  les  yeux  de  l'esprit. 

S'il  n'élimine  pas  tout  à  fait  le  séraphin,  on  doit  reconnaître 
qu'il  a  beaucoup  réduit  son  rôle,  et  que  son  analyse  est  aussi 
rationnelle  qu'il  pouvait  la  donner.  • 

Que  le  séraphin  ne  soit  plus  qu'une  simple  image,  et  nous 
trouvons  dans  la  citation  précédente  l'explication  que  M.  Alfred 
Maury  devait  donner  deux  siècles  plus  tard,  avec  moins  de 
bonheur  dans  les  termes  et  de  précision  dans  la  pensée  :  «  L'ima- 
gination fortement  excitée  peut  agir  sur  nos  organes,  tantôt  pour 
y  développer  des  maladies,  tantôt  pour  les  guérir;  c'est  à  l'ordre 
des  maladies  créées  par  Timagination  qu'appartiennent  les  affec- 
tions bizarres  nées  sous  l'influence  du  mysticisme  chrétien. 
Quand  Timaginalion  est  vivement  frappée,  elle,  contraint  tout 
l'organisme  à  se  plier  à  toutes  ses  créations;  on  concevra  donc 

(1)  Traité  de  rAmow  de  Viëu^  liv.  VI,  chap,  xv. 


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LA   STIGMATISATION   CHEZ   LES   MYSTIQUES   CHRÉTIENS.  21 S 

qu'elle  soit  capable  d'imprimer  sur  ime  partie  du  corps,  vers 
laquelle  elle  a  concentré  tout  son  effort,  ime  marque,  une  espèce 
de  plaie  qui  laissera  ensuite  une  véritable  cicatrice...  Les  soli- 
taires de  la  Tbébaïde  et  quelques  visionnaires  faisaient  voir  sur 
leur  peau  les  marques  rougeâtres  qu'avait  laissées  le  fouet  du 
démon  ou  de  l'ange  qui  les  avait  châtiés...  Lorsque  les  convul- 
sionnaires  prenaient  au  tombeau  du  diacre  Paris  la  pose  du 
Christ  sur  la  croix,  souvent  leurs  extrémités  devenaient  rouges, 
la  paume  de  leurs  mains  s'enflammait,  une  sorte  de  stigmate 
passager  accompagnait  cette  méchante  parodie  de  la  Pas- 
sion (1).  » 

L'explication  est  très  séduisante  par  son  ingéniosité,  mais  du 
temps  où  Pétrarque,  Pomponazzi,  saint  François  de  Sales  et 
même  M.  Alfred  Maury  l'ont  formulée,  ce  n'était  encore  qu'une 
hypothèse  vraisemblable  que  n'appuyaient  ni  l'observation  pré- 
cise, ni  l'expérimentation;  or  nous  sommes  bien  près  aujour- 
d'hui de  lui  avoir  apporté  le  contrôle  favorable  des  faits. 

On  a  tout  d'abord  eu  l'occasion  de  constater  plusieurs  fois,  au 
cours  de  ces  dernières  années,  que  les  troubles  cutanés  qui  se 
localisent  chez  les  stigmatisés  aux  points  d'élection,  se  mani- 
festent chez  beaucoup  de  névropathes  dans  les  régions  du  corps 
les  plus  diverses.  Déjà,  en  18S9,  dans  un  mémoire  célèbre  (2), 
Parrot  avait  décrit  le  cas  d'une  fehime  névrosée  qui,  sous  l'in- 
fluence d'un  chagrin  violent,  versa  un  jour  des  larmes  teintées . 
de  sang.  A  partir  de  cette  époque,  elle  fut  sujette  à  des  hémor- 
ragies douloureuses  de  la  peau  qui  se  montraient  sur  les  ge- 
noux, sur  les  mains,  sur  la  poitrine,  sur  le  sillon  des  paupières 
inférieures  et  qui  survenaient  toujours  après  une  émotion 
morale  compliquée  d'une  attaque  nerveuse  où  elle  perdait 
le  mouvement  et  la  sensibilité  :  «  Elle  était  torturée,  dit 
Parrot  (3),  par  des  douleurs  déchirantes  qui  se  montraient  al- 
ternativement &  l'épigastre,  aux  régions  inguinales,  aux  cuisses, 
à  la  tète,  sur  les  parois  du  thorax.  J'observai,  à  plusieurs  re- 
prises, des  convulsions  très  variées  et  des  exsudations  de  sang 
sur  divers  points  du  corps.  Tous  les  paroxysmes  névralgiques 
s'accompagnaient  d'écoulemens  sanguins,  au  niveau  des  foyers 

(1)  Article  cité,  Barme  des  Deux  Mondes^  1854,  t.  lY,  p.  457. 

(2)  Étude  sur  la  suewf  du  sang   et  les   hémorragies  névropathiques.   Paris, 
Masson,  i859, 

(3)  Op,  cit.,  p.  3. 


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216  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

douloureux.  »  «  A  diverses  reprises,  ajoute-t-il,le  sang  s'échappe 
de  la  peau  du  front  et  forme  comme  une  couronne  autour  de 
la  racine  des  cheveux;  dans  le  pli  des  paupières  inférieures  il 
coule  suffisamment  pour  qu'on  puisse  en  recueillir  plusieurs 
gouttes.  Soit  avant,  soit  après  le  moment  de  l'éruption,  la  peau 
conserve  son  aspect  habituel,  elle  ne  paraît  pas  plus  injectée  sur 
les  points  qui  saignent  que  dans  le  voisinage  et  Ton  n'y  distingue 
aucime  tache  (1).  » 

Dans  ce  même  mémoire,  Par  rot  emprunte  au  professeur 
Magnus  Huss,  de  Stockholm,  la  description  d'un  cas  très  ana- 
logue (2),  avec  cette  différence  importante  que  la  malade  de  Huss, 
Maria  K...,  faisait  reparaître  volontairement  ses  hémorragies,  en 
se  mettant  en  colère  et  en  déterminant  ainsi  la  crise  nerveuse 
nécessaire  à  l'apparition  de  la  rosée  sanglante. 

A  côté  de  ces  troubles  circulatoires,  le  professeur  Raymond 
signalait  en  1890  des  troubles  trophiques  tout  aussi  intéressans 
pour  la  physiologie  des  stigmates.  Chez  une  jeune  hystérique 
qu'il  présentait  à  la  Société  des  Hôpitaux  le  26  décembre,  des 
ecchymoses  s'étaient  montrées  tout  d'abord  sur  le  bord  externe 
du  pied  droit;  elles  survenaient  à  la  suite  d'une  grande  crise, 
après  laquelle  la  malade  restait  quatre  jours  à  l'état  de  som- 
meil. Cette  malade  présenta  par  la  suite  des  phlyctènes  à  la 
poitrine,  sur  les  membres  supérieurs  et  sur  la  face  dorsale  de  la 
main. 

Enfin  le  docteur  Apte,  à  qui  j'emprunte  quelques-unes  des 
citations  précédentes,  décrit  dans  sa  thèse  une  sorte  de  gangrène 
spontanée  de  la  peau  qui  se  manifeste  chez  les  hystériques  à  la 
suite  d'une  légère  blessure  ou  d'une  simple  émotion  et  qui  s'an- 
nonce, tout  d'abord,  par  des  douleurs  cuisantes,  localisées  eu  un 
point  quelconque  du  corps  où  surviennent,  bientôt  après,  des 
vésicules  remplies  d'un  liquide  sanguinolent. 

«  Au  bout  de  quelques  jours,  »  dit-il,  «  la  bulle  crève,  et  il 

se  forme  une  escarre  en  creux  ou  en  saillie;  cette  escarre  finit  par 

)mber  au  bout  d'un  temps  assez  court,  variant  entre  trois  jours 

u  quelques  semaines,  et  laisse  une  ulcération  rouge  garnie  de 

ourgeons  charnus  qui  se  cicatrisent  lentement  (3).  » 

Ce  sont  donc  des  accidens  névropathiques  connus  et  observés 

(1)  Parrot,  op.  cit.,  p.  3-4. 

(2)  Archives  générales  de  médecine^  août  1857,  p.  165  etsuiv. 

(3)  Maurice  Apte,  les  Sligmalisés,  Paris,  1903. 


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ITIGMATISATION   CHEZ   LES   MYSTIQUES   CHRÉTIENS.  217 

les  troubles  cutanés  des  stigmatisés.  Et,  si  Ton  né- 
ment  leur  répartition  si  singulière  sur  la  surface  du 
trouve  en  présence  de  modifications  circulatoires  ou 
iii  n'ont  rien  de  particulièrement  intéressant  ni  de 

Catherine  de  Ricci,  Véronique  Giuliani,  Ursule 
anne  de  Jésus-Marie,  Louise  Lateau,  Madeleine  X... 

des  ulcérations,  des  cicatrices,  des  hémorragies  que 
•  névropathes  qui  ne  sont  pas  mystiques  présentent 

et  que  beaucoup  d'autres  sans  doute  avaient  pré- 
t  elles;  mais  comment  s'est  opérée  cette  localisation 
ur  les  mains,  les  pieds,  le  côté,  Tépaule,  sur  toutes 
u  corps  où  Jésus  fut  meurtri  et  blessé? 
uggestion,  répondent  les  neurologistes,  et  ils  nous 
le,  chez  beaucoup  d'hystériques  très  suggestibles, 
Tminer  artificiellement  par  la  suggestion  verbale  ces 
ns  de  la  peau  qui  se  produisent  spontanément  chez 

un  pharmacien  de  Charmes,  M.  Focachon,  obtient 
lédé  une  vésication  véritable  :   «  Un  jour,  raconte 

qu'Élisa  F...  éprouvait  une  douleur  au-dessus  de 
B,  M.  Focachon  lui  suggéra,  après  l'avoir  endormie, 
lerait  une  ampoule  de  vésication  au  point  doulou- 
demain,  quoiqu'il  n'eût  rien  appliqué,  il  y  avait,  au 
lé,  une  bulle  de  sérosité.  Peu  après,  il  employa  le 
dé  de  la  suggestion  pour  lui  enlever  une  douleur  né- 
t  la  région  claviculaire  droite,  mais  cette  fois,  au  lieu 
tion,  il  produisit  des  brûlures  en  tout  semblables  à 

de   feu  bien    formées    et    laissant    des    escarres 

suivante,  M.  Dumontpallier  communique  à  la  Société 
les  expériences  dans  lesquelles  il  a  produit  par  sug- 
tz  des  hystériques  endormis,  des  élévations  locales 
ure  (3).  Dans  la  même  séance,  MM.  Bourru  et  Burot, 
à  rÉcole  de  Rochefort,  font  connaître  un  cas  de 
ng  provoquée  par  suggestion  chez  un  homme  hysté- 
it  d'anesthésie  et  de  paralysie  sur  tout  un  côté  du 


Vésicalion  par  suggestion  hypnotique;   le  Somnambulisme  pro^ 
iu  il  juillet  1885. 


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REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

r,  l'an  de  ces  expérimentateurs  trace  son  nom  avec 
Lsse  sur  les  deux  bras  du  patient  et  lui  dit  :  «  Qe 

heures,  tu  t'endormiras  et  tu  saigneras  au  bras 
que  je  viens  de  tracer.  Le  soir,  sur  le  côté  paralysé 
)duit;  mais,  sur  le  côté  sain,  on  voit  les  caractères 
i  relief  et  en  rouge  sur  la  pâleur  de  la  peau,  et  des 
e  sang  perler  en  plusieurs  points.  » 
en  1886,  le  docteur  Mabille  voit  le  même  sujet, 
[ues  spontanées  d'hystérie,  se  donner  à  haute  voix 
gner  au  bras  et  présenter,  quelque  temps  après, 
morragies  (1). 

;  et  Feré,  qui  rapportent  plusieurs  cas  de  ce  genre 
rage  sur  le  Magnétisme  animal^  ajoutent  qu'à  la 
'.  Charcot  a  produit  fréquemment,  chez  des  hypno- 
iures  par  suggestion,  et  l'on  pourrait  citer  d'autres 
!S.  On  en  peut  conclure  que,  si  la  suggestion  est 
e  chez  les  hystériques  dans  l'ordre  musculaire, 
éterminer  des  paralysies  ou  des  contractures,  elle 

impuissante  dans  les  phénomènes  intimes  de  la 
la  circulation,  de  la  sécrétion,  et  qu'elle  peut  non 
voquer  ces  lésions  de  la  peau  auxquelles  les  né- 
it  naturellement  sujets,  mais  encore  les  localiser 
précis  du  corps  que  l'expérimentateur  a  désigné, 
istion  agit  de  la  sorte  sur  les  phénomènes  de  la  vie 
xplication  des  stigmates,  telle  que  M.  Maury  la 
iicoup  de  chances  d'ôtre  la  bonne,  et  nous  pouvons 
m  la  précisant. 


IV 


3nt  il  ignorait  l'importance  et  qui  cependant  est 

[ue  tous  les  stigmatisés  sont  des  extatiques  et  que 

au  cours  d'ime  extase,  les  stigmates  dont  ils  sont 

lire  qu'ils  furent  tous  hystériques?  Beaucoup  de 
n'auraient  pag  hésité,  il  y  a  vingt  ans,  devant  cette 
irce  qu'ils  assimilaient  volontiers  l'hystérie  et  le 

Feré,  U  Magnétisme  animait  p.  147. 


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LA    STIGMATISATION   CHEZ    LES   MYSTIQUES   CHRÉTIENS.  219 

V 

ticisme  et  tenaient  en  particulier  les  extases  pour  des  acci- 
î  nécessairement  hystériques.  J'ai  déjà  eu  l'occasion  de  dire 
néme  (1)  pourquoi  l'assimilation  du  mysticisme  et  de  ITiys- 
i  ne  me  paraît  pas  légitime,  et  lé  docteur  Léo  Gaubert  a 
ttré  récemment  que  les  phénomènes  extatiques  peuvent  se 
montrer  dans  d'autres  nécroses  que  l'hystérie  (2).  Mais, 
les  que  soient  les  conditions  nerveuses  de  la  contemplation 
tique,  c'est  un  fait  bien  établi  que,  dans  tous  les  états  de 
enre,  la  vie  consciente  est  absorbée  par  une  image  unique 
3ute-puissante  autour  de  laquelle  tout  rayonne. 
ues  membres  s'immobilisent  devant  cette  image  comme  si 
e  la  vie  organique  s'arrêtait  pour  la  laisser  régner.  Dans  ces 
Qens,  dit  sainte  Thérèse,  «  le  corps  est  comme  mort,  sans 
roir  Je  plus  souvent  agir  en  aucune  façon  ;  l'extase  le  laisse 
\  l'état  où  elle  le  trouve;  ainsi,  s'il  était  assis,  il  demeure  adsis 
;i  les  mains  étaient  ouvertes,  elles  demeurent  ouvertes,  et  si 
nains  étaient  fermées,  elles  demeurent  fermées  (3).  » 
în  général,  rien  n'arrive  du  monde  extérieur  qui  puisse  dis- 
•e  l'extatique  de  sa  vision;  ses  sens  sont  fermés  à  la  terre, 
i  en  revanche,  le  tableau  qui  domine  son  imagination  se  dé- 
e  avec  une  netteté  parfaite  ;  il  occupe  la  place,  toute  la  place 
\ée  vide  par  les  images  arrêtées  ou  par  les  sensations  sus- 
lues;  il  se  réalise  librement  dans  l'âme,  tandis  que  les  senti- 
s  correspondans,  joie,  tristesse,  amour  ou  pitié,  s'attachent 
i  pour  durer  et  lui  donner  en  même  temps  toute  l'intensité 
e  sensation  véritable. 

Sainte  Thérèse  cite  elle-même  une  de  ses  visions  où  l'image 
lonnait  le  sentiment  complet  de  la  réalité,  et  où  l'émotion 
lour  était  si  forte  qu'elle  en  était  troublée  jusque  dans  les 
dères  fibres  de  son  corps  immobile  et  mort.  «  D'autres  fois, 
lUe,  la  violence  de  ce  transport  est  si  grande,  que  tout  le 
is  étant  comme  paralytique,  on  ne  saurait  se  mouvoir  en  au- 
)  manière  et,  si  l'on  est  debout,  on  se  sent  comme  transporté 
urs,  sans  pouvoir  même  presque  respirer  ;  on  pousse  seule- 
t  quelques  gémissemens,  mais  ils  sont  intérieurs  (4).  » 
^ous  pouvons  facilement  nous  rendre  compte  de  l'influence 

Voyei  la  Rêvue  dn  i5  septembre  1906. 

Léo  Gaubert,  /a  Catalepsie  chez  les  mystiques.  Thèse,  Paris,  1903. 
I  Autobiographie,  ch.  XX. 
I  rd.y  chap.  XXIV. 


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220  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  prendra  dans  ces  conditions  une  auto-suggestion  que  rien 
ne  limite  ni  n'arrête  dans  la  conscience  d'une  extatique,  et  que 
soutiennent  d'autre  part  les  sentimens  les  plus  violens  ;  tout  de 
môme  que  le  ciel  se  réalise  pour  le  stigmatisé  dans  des  visions 
de  gloire  où  il  croit  voir  son  Dieu  face  à  face,  Tentendre  et  quel- 
quefois le  toucher  de  ses  mains,  les  plaies  de  Jésus  crucifié,  qu'il 
se  représente  vivement  et  avec  une  ardente  pitié,  finissent'  par 
lui  être  données  dans  sa  chair. 

Bien  rarement  d'ailleurs,  c'est  au  cours  d'une  première  extase, 
à  la  suite  d'une  seule  contemplation  que  le  mystique  gagne  ses 
stigmates.  Pendant  longtemps  il  travaille  à  les  conquérir,  à  les 
réaliser  à  force  d'imagination  et  d'amour;  avant  d'être  crucifié 
comme  Jésus-Christ,  il  doit  gravir  comme  lui  son  chemin  de 
croix. 

»Nous  avons  vu  que  saint  François  d'Assise  aimait  à  se  retirer 
dans  les  solitudes  de  l'Alverne  pour  méditer  sur  le  supplice  du 
Golgotha;  il  avait,  pour  ainsi  dire,  l'obsession  du  Calvaire,  il  vi- 
vait si  complètement  dans  l'idée  du  crucifiement  qu'il  signait  ses 
lettres  d'un  T,  symbole  de  la  croix  de  Jésus,  et,  dans  sa  retraite 
de  1224, il  se  trouva  plus  absorbé  encore  que  de  coutume  par  l'objet 
habituel  de  sa  contemplation.  Dans  les  journées  qui  précédèrent 
sa  grande  extase,  il  vécut  sans  cesse,  par  l'imagination  et  par  la 
pitié,  toutes  les  souffrances  de  son  maître  ;  il  exaspéra  sa  sensi- 
bilité par  le  jeûne,  et  quand  le  séraphin  lui  apparut,  le  matin 
de  l'ExaUation  de  la  Croix,  François  était  prêt  à  réaliser  dans 
son  corps  toutes  les  tortures  qu'il  avait  savourées  en  esprit.  Nous 
savons  aussi  que  Véronique  Giuliani  méditait  depub  son  enfance 
sur  la  Passion  du  Christ,  lorsqu'elle  le  vit  lui'oflFrir  le  calice  de 
fiel;  nous  avons  signalé  chez  elle  cette  obsession  du  calice,  ces 
gouttes  de  liqueur  qui  en  tombent  pour  rejaillir  sur  elle  en  dards 
étincelans. 

C'est  seulement  après  ces  visions  obsédantes  qu'elle  ob- 
tient, beaucoup  plus  tard,  son  premier  stigmate,  la  couronne 
d'épines,  puis  deux  ans  plus  tard,  à  force  de  méditations  et 
de  jeûnes,  la  plaie  du  côté,  et  enfin,  après  une  série  d'extases 
que  nous  avons  mentionnées,  les  stigmates  des  mains  et  des 
pieds. 

On  pourrait  trouver  facilement,  chez  Catherine  de  Ricci  et 
chez  la  plupart  des  stigmatisés,  ces  mêmes  obsessions  prépara- 
toires, ce  môme  entraînement  de  l'imagination,  qui  se  soumet,  à 


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LA    SnGMATlSATlON    CHEZ   LES   MYSTIQUES   CHBÉT1EN8.  221 

la  longue,  l'esprit  et  les  nerfs  de  plus  en  plus  dociles  et  finale- 
ment vaincus  tout  à  fait. 

Quant  à  la  souffrance  que  le  sujet  éprouve  réellement  dans 
ses  stigmates,  même  s'ils  sont  invisibles,  elle  s'explique  bien  plus 
facilement  que  les  stigmates  eux-mêmes  et  ne  diffère  pas  des 
innombrables  variétés  de  douleurs  brûlantes,  cuisantes,  lanci- 
nantes, déchirantes,  qu'on  peut  provoquer  par  suggestion  chez 
un  grand  nombre  de  névropathes.  Et  si  les  régions  restent  dou- 
loureuses après  les  extases,  si  le  moindre  contact  y  provoque  des 
réactions  violentes,  nous  savons  trop  quelle  influence  peuvent 
exercer  les  idées  fixes  sur  la  sensibilité  pour  avoir  à  insister 
longuement  sur  ce  résultat  sensible  de  Tidée  de  crucifiement* 
Le  fait  véritablement  rare,  étrange,  explicable  cependant,  ce  n'est 
pas  la  sensibilité  douloureuse  de  la  peau  dans  les  régions  stig- 
matisées, ce  sont  les  manifestations  extérieures,  visibles,  maté- 
rielles des  stigmates. 

C'est  donc  à  la  toute-puissance  des  images  pendant  l'extase 
qu'il  convient  d'attribuer  les  stigmates,  mais  ce  serait  une  erreur 
de  croire  que  les  mystiques  sont  passés  de  l'image  à  la  réalité 
par  la  représentation  pure  et  simple  d'une  plaie.  Tous  ceux  qui 
nous  ont  laissé  des  détails  sur  la  scène  tle  leur  stigmatisation 
nous  racontent  non  seulement  qu'ils  ont  contemplé  avec  amour 
les  blessures  de  Jésus,  mais  qu'ils  se  sont  vus  blessés  eux-mêmes, 
soit  par  une  lance  de  fer  et  de  flamme,  soit  par  des  rayons  lu- 
mineux et  sanglans;  à  la  représentation  passive  d'une  blessure, 
ils  ont  substitué  d'instinct  la  vision  d'un  trait  de  fer  ou  de  feu 
qui  les  hlessaii,  un  acte  à  un  résultat,  et  la  puissance  suggestive 
de  l'image  a  été  accrue  de  toute  la  netteté  et  de  toute  l'intensité 
que  le  trait  pénétrant  lui  ajoutait.  Angèle  de  la  Paix  (1)  a  vu 
Jésus  lui  plonger  dans  le  flanc  une  lance  de  fer,  Catherine  de 
Sienne  (2)  a  vu  des  rayons  de  sang  s'échapper  de  ses  cinq  plaies 
et  venir  frapper  ses  mains,,  ses  pieds  et  son  cœur,  Jeanne  de 
Jésus-Marie  a  été  blessée  par  des  rayons  de  lumière  rouge  qui 
partaient  des  mêmes  plaies.  '<  Comme  -elle  était  en  oraison,  »  dit 
son  biographe,  «  le  Christ,  notre  Bien,  lui  apparut  sur  sa  croix. 
De  ses  mains,  de  ses  pieds,  de  son  flanc  sortaient  des  rayons  de 
lumière  rouge  ;  ces  rayons  resplendissaient  comme  le  feu  d'un 


(1)  1610-1662. 

(2)  1347-1380. 


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222  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

incendie  et,  pareils  à  des  flèches,  ils  allaient  frapper  ses  pied 
mains  et  son  côté  (1).  » 

De  même  Hiéronyme  Carvaglio  (2),  après  avoir  souhaité 
dant  longtemps  de  participer  aux  souffrances  de  Jésus,  vit 
cendre  du  ciel  cinq  rayons  de  sang  môles  de  feu  qui,  dirigés 
son  corps,  lui  donnèrent  ce  qu'elle  avait  demandé,  de  sorte  q 
sentit  aux  mains  et  aux  pieds  la  douleur  des  plaies  de  son  ] 
mais  sans  aucune  trace  extérieure,  tandis  qu'au  côté  gai 
s'ouvrait  une  large  blessure  qui  saignait  abondamment,  pai 
culièrement  le  vendredi.  Enfin  n'avons-nous  pas  vu,  plus  1 
Véronique  blessée  d'abord  au  cœur  par  une  lance  de  feu, 
aux  mains,  aux  pieds  et  au  cœur  par  cinq  rayons  lumineu: 
se  transformaient  sur  la  peau  en  autant  de  petites  flammes 

Ce  n'est  pas  encore  assez  cependant  que  ces  traits  de  fla 
et  de  sang  pour  expliquer  les  plaies  des  stigmatisés;  on 
admettre  que  les  images  visuelles  ont  été  soutenues  et  renfo 
par  des  images  plus  profondes  et  tout  aussi  intenses,  ces 
leurs  multiples  qui,  du  fond  de  Tôtre,  montaient,  pour  ainsi 
à  la  i*encontre  de  la  lance  et  des  clous  et  que  les  patiens  c 
souvent  décrites  comme  la  partie  essentielle  de  leur  stigmi 
tion.  Tandis  que  Jésus  posait  sa  couronne  d'épines  sur  le 
de  Véronique,  elle  éprouvait  d'atroces  douleurs,  et  quand 
guérite  Ebner  raconte  sa  passion,  elle  se  souvient  surtout  d 
souffrances;  il  y  a  dans  les  cas  de  ce  genre  une  collahorati 
intime  du  sens  de  la  vue  et  de  la  sensibilité  générale,  qi 
mystique  souffre  en  même  temps  qu'il  voit.  L'illusion  ( 
complète  qu'elle  égale  la  réalité,  et  la  théorie  psycholoj 
gagne  ici  en  vraisemblance  tout  ce  qu'elle  gagne  en  précisi( 

On  pourrait  s'y  tenir,  sans  plus  de  commentaires,  si  un  ( 
très  curieux,  et  en  général  passé  sous  silence,  ne  nous  pei 
tait  d'entrer  plus  avant  dans  le  mécanisme  de  la  stigmatisa 
Quand  on  parcourt  la  liste  des  stigmatisés,  on  s'aperçoit  \ 
portent  tantôt  sur  l'épaule  gauche,  tantôt  sur  l'épaule  droii 
marque  de  la  croix  et  de  préférence  sur  le  côté  gauche  la  mt 
de  la  lance.  Qu'ils  aient  hésité  pour  l'épaule  et  se  soient  dé 
au  hasard,  rien  de  plus  facile  à  comprendre,  puisque  l'Éva 
ne  dit  pas  sur  quelle  épaule  Jésus  a  porté  sa  croix  et  qu'au 

(1)  Nueva  Maravilla  de  la  gracia  descubierla  en  la  vida  délia  venerabile 
Sor  Juana  de  Jesu-Maria.  Madrid,  1674,  par  F.  de  Ameyugo. 

(2)  1 1585. 


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LA   STIGMATISATION    CHEZ   LES   MYSTIQUES    CHRÉTIENS.  223 

idition  ne  nous  renseigne  ;  mais  il  n'en  est  pas  de  même  pour  la 
assure  du  côté,  bien  que  saint  Jean,  le  seul  évangéliste  qui  en 
rie,  n'ait  rien  spécifié  à  ce  sujet.  De  bonne  heure  en  effet, 
Iglise  voulut  voir,  dans  l'eau  et  le  sang  qui  coulèrent  de  la 
îssure,  l'eau  du  baptême  et  le  sang  de  la  communion  et,  dans 
iterprétation  symbolique  qu'elle  donna  de  la  Passion,  elle  se 
iça  à  droite  de  Jésus  pour  recevoir  le  précieux  liquide  tandis 
'elle  laissait  la  place  de  gauche  à  la  Synagogue  moins  favo- 
ée.  On  peut  donc  assurer  que,  depuis  saint  François  jusqu'à 
s  jours,  les  stigmatisés  ont  vu  Jésus  porter  à  droite  son  coup 
lance  dans  toutes  les  représentations  picturales  de  la  Passion 
dans  tous  les  crucifix  ;  dès  lors,  c'est  une  question  de  savoir 
urquoi  nous  trouvons  parmi  eux,  à  côté  de  quelques  «  droitiers  » 
èles  à  la  tradition,  un  nombre  très  considérable  de  «  gauchers  » 
i  s'en  écartent.  Saint  François  par  exemple  est  droitier,  et 
n  peut  citer  avec  lui,  parmi  les  droitiers  célèbres,  Marguerite 
lonna  (1),  Angèle  de  la  Paix  et  Catherine  Emmerich  (2).  Mais 
ironique  Giuliani  est  une  stigmatisée  de  gauche  comme  Cathe- 
le  de  Ricci,  Catherine  de  Sienne,  Jeanne  de  Jésus-Marie,  Pas- 
léede  Sienne  (3),  Louise  Lateau,  Madeleine  X...  et  bien  d'autres 
'on  pourrait  nommer.  D'où  vient  que  tant  de  stigmatisés  n'ont 
s  tenu  compte  d'une  tradition  consacrée,  sur  un  point  qui 
vait  leur  paraître  capital? 

Quelques-uns  d'entre  eux  ont  été  marqués  à  gauche  parce 
'ils  ont  substitué  mentalement  l'idée  du  cœur  à  l'idée  du  flanc; 
et  dans  l'organe  de  leur  amour  qu'ils  ont  reçu  le  stigmate  et 
sus  lui-même  leur  est  apparu  comme  frappé  au  cœur  malgré 
\  tableaux,  les  crucifix  et  la  tradition  qui  plaçait  sa  blessure  à 
3ite.  «  Jésus,  dit  Véronique,  mit  la  baguette  de  flamme  sur 
a  cœur  et  la  pointe  de  la  lance  dans  le  mien  (4).  »  De  même 
therine  de  Raconisio  voit  dans  une  extase  saint  Pierre  lui 
endre  le  cœur,  le  présenter  à  Jésus  qui  le  purifie  de  toute 
iiillure  et  le  remettre  à  sa  place;  elle  ressent  une  grande 
uleur  et  pendant  longtemps  la  peau  reste  enflée  et  douloureuse 
ns  toute  la  région  du  cœur  (5)  ;  c'est  également  de  leur  cœur 


(i)  1284. 

(2)  1 1774-1824. 

(3)  1564-1615. 

(4)  Op.  cil.,  p.  156. 

(5}  IHario  DominicanOf  Marehese  Sept,  p.  27. 


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224  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  noti  de  leur  côté  que  parlent  d'autres  mystiques  qui,  comme 
Véronique  et  Catherine  de  Raconisio  ont  été  blessés  à  gauche; 
mais  cette  explication  ne  vaut  pas  pour  la  majorité  des  stigma- 
tisés de  gauche  qui  se  sont  bien  représenté,  dans  leurs  extases, 
Jésus  blessé  au  flanc  droit  et  non  au  cœur.  Ils  Font  vu  crucifié, 
le  côté  droit  percé  et  saignant,  et  pourtant  c'est  à  gauche,  un  peu 
au-dessous  du  cœur  ou  sur  le  cœur,  qu'ils  ont  reçu  le  coup  de 
lance. 

Pourquoi  ont-ils  ainsi  transposé  sa  blessure,  en  y  partici- 
pant? Très  manifestement  parce  que,  placés  en  face  d'un  crucifix, 
d'une  peinture  de  la  Passion  ou  d'une  représentation  mentale 
de  Jésus  crucifié,  ils  devaient  recevoir  à  gauche  les  rayons,  les 
flammes,  les  lances  de  feu  qui  s'échappaient  en  ligne  droite  de 
sa  plaie.  Voilà  pourquoi  Jeanne  de  Jésus-Marie  a  été  blessée  à 
gauche,  bien  qu'elle  ait  vu  des  rayons  ardens  partir  du  côté  droit 
de  Jésus,  ou  plutôt  parce  qu'elle  les  a  vus  partir  du  côté  droit,  et 
l'on  pourrait  donner  une  explication  analogue  pour  la  plupart 
des  stigmatisées  de  gauche  que  nous  avons  citées. 

D'ailleurs,  lorsque  les  stigmatisés  de  gauche  sont  amenés 
à  s'interroger  sur  cette  anomalie,  c'est  à  la  même  explication 
qu'ils  arrivent,  et  rien  n'est  plus  précis  sur  ce  point  que  les 
détails  donnés  par  Catherine  de  Sienne  à  Raymond  de  Capoue, 
son  directeur.  «  J'ai  vu,  —  dit-elle,  —  des  rayons  sanglans  sortir 
des  plaies  sacrées  de  Jésus  et  percer  mes  pieds,  mes  mains  et 
mon  cœur;  alors  je  m'écriai  :  0  Seigneur  mon  Dieu,  je  vous  en 
supplie,  que  mes  cicatrices  ne  paraissent  point  au  dehors,  —  et 
aussitôt  la  couleur  sanglante  se  changea  en  la  couleur  de  l'or  et 
cinq  rayons  de  lumière  percèrent  mes  mains,  mes  pieds  et  mon 
cœur.  »  Raymond  de  Capoue  lui  demande  alors  :  «  Il  n'y  a  donc 
pas  eu  de  rayon  sur  votre  côté  droit? —  Non,  réplique-t-elle, 
mais  bien  sur  le  côté  gauche,  directement  sur  le  cœur,  parce  que 
le  trait  lumineux  et  resplendissant  qui  sortait  du  côté  de  mon 
Sauveur  tombait  sur  moi  en  ligne  droite  (1).  » 

Catherine  de  Ricci,  qui  fut  également  blessée  à  gauche,  ne 
nous  a  pas  laissé  sur  la  scène  de  sa  stigmatisation  des  rensei- 
guemens  aussi  précieux;  mais  nous  savons  par  tous  ses  histo- 
riens que,  dans  sa  longue  extase  de  la  Passion,  elle  reproduisait 
exactement  par   imitation  ce  qu'elle  voyait  faire  à  l'image  de 

(1)  Vie  de  sainte  Catherine  de  Sienne,  par  Chavin  de  Mallan,  p.  217. 


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LA   STIGMATISATION    GHEZ^  LES  MYSTIQUES   CHRÉTIENS.  22S 

Jésus  :  «  Tandis  que,  dans  ses  extases  ordinaires,  »  dit  le  Père 
Bayonne,  '<  elle  demeurait  privée  de  Fusage  de  ses  sens,  le  corps 
immobile  et  les  yeux  fixes,  ne  trahissant  ses  émotions  que  par 
la  couleur  de  son  visage  qui  pâlissait  ou  rougissait  suivant  les 
sentimens  qui  agitaient  son  âme;  dans  Textase  de  la  Passion,  par 
une  exception  merveilleuse,  son  corps  sortait  de  son  immobilité 
pour  se  conformer  aux  gestes,  aux  attitudes,  aux  mouvemens 
divers  du  corps  de  Jésus-Christ  dans  le  cours  de  ses  doi^leurs. 
Elle  présentait  ses  mains  comme  lui  quand  on  le  chargeait  de 
liens,  se  tenait  majestueusement  debout  comme  lui  quand  on 
l'attachait  à  la  colonne  de  la  flagellation  et  reproduisait  tous  les 
mouvemens  qu'elle  lui  voyait  accomplir  sous  les  coups  dont  on 
Taccablait.  Pendant  le  couronnement  d'épines,  elle  penchait  dou- 
cement sa  tête  tantôt  sur  une  épaule,  tantôt  sur  l'autre,  selon 
que  les  exécuteurs  poussaient  celle  de  Jésus  à  droite  ou  à  gauche  ; 
à  l'heure  du  crucifiement,  elle  étendait  sa  main  droite,  puis  sa 
main  gauche,  puis  enfin  posait  ses  pieds  l'un  sur  l'autre  tout 
comme  faisait  Jésus  quand  on  le  clouait  sur  la  croix  (1).  » 
Gomme  elle  regardait  Jésus  de  face  on  peut  présumer,  suivant 
une  loi  bien  connue  de  la  psychologie  nerveuse,  qu'elle  faisait  de 
rimitation  eii  miroir.  Elle  levait  le  bras  gauche  quand  Jésus 
levait  le  bras  droit,  elle  penchait  la  tête  &  droite  quand  il  la 
penchait  à  gauche,  et,  dans  ces  conditions,  le  stigmate  de  la  lance 
ne  pouvait  apparaître  que  sur  le  côté  gauche,  comme  il  apparut 
en  effet  après  une  longue  série  d'extases. 

Mais  si  notre  explication  est  la  vraie,  pourquoi  quelques 
stigmatisés- portent-ils  à  droite,  comme  le  Christ,  la  plaie  du 
côté  ?  pourquoi  font-ils  exception  à  la  règle  ?  On  pourrait  répondre 
qu'ils  ont  reçu  les  rayons  sanglans  ou  ardens  en  ligne  oblique,  et 
c^est  ainsi  que  les  choses  se  sont  peut-être  passées  quelquefois. 
Mais  bien  peu  ont  pensé  à  rectifier  de  la  sorte  l'illusion  du 
miroir,  et  s'ils  ont  été  frappés  à  droite,  c'est  tout  simplement 
parce  que,  dans  l'extase  où  ils  ont  été  marqués,  ils  ne  se  sont  pas 
placés  en  spectateurs  dociles  devant  les  cinq  plaies  de  Jésus  ;  ils 
ont  voulu  se  transformer  en  lui  pour  mourir  à  sa  place,  être 
crucifiée  ou  blessés  comme  lui,  jouer  quelque  chose  de  son  rôle 

'^ès  lors,  ils  ont  pu  être  frappés  à  droite  comme  lui. 
ans  doute  saint  François  d'Assise  a  eu  une  visioui  mais  si 

^te  de  Sainte  Catherine  de  Ricciy  par  H.  Bayonne,  I,  p.  146. 
roMB  XXXIX.  —  1907.  .  i5 


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226  RBVUB  DES  DEUX  MONDES. 

l'on  se  reporte  à  nos  citations,  on  pourra  constater  qu'il  est  placé 
au-dessous  et  non  en  face  du  séraphin  crucifié,  qu'il  ne  s'ab- 
sorbe pas  dans  la  contemplation  de  ses  blessures,  qu'il  n'en  voit 
sortir  aucun  rayon  lumineux  ou  sanglant  qui  vienne  frapper  son 
flanc,  ses  pieds  ou  ses  mains,  qu'il  ignore  même  le  sens  précis 
de  sa  vision,  et  qu'il  ne  peut,  à  l'encontre  de  ses  nombreux  suc- 
cesseurs, se  représenter  une  stigmatisation  dont  il  ne  connaît  pas 
d'exemple  ;  aussi  pour  mourir  avec  Jésus,  pour  être  crucifié  avec 
lui,  pour  se  transformer  en  lui  par  amour  et  par  charité,  a-t-il 
pu  se  mettre  réellement  à  sa  place  sans  être  passivement  gou- 
verné par  la  représentation  visuelle  de  ses  plaies. 

De  même  Ângèle  de  la  Paix,  une  autre  stigmatisée  de 
droite,  n'a  pas  reçu  ses  stigmates  en  contemplant  les  cinq  plaies 
du  Christ.  «  C'était  le  Jeudi  Saint  1634,  »  dit  son  biographe, 
«  et  la  vingt-quatrième  année  de  son  âge;  enfermée  dans  sa 
cellule,  elle  contemplait  les  tourmens  de  la  Passion  de  son 
Seigneur,  et  quand  elle  arriva  à  ce  cruel  coup  de  lance  qui  lui 
fut  donné  par  un  soldat  qui  s'acharnait  contre  son  cadavre,  elle 
se  sentit  fondre  de  douleur.  Alors  apparut  dans  sa  bienheureuse 
cellule  l'Enfant  Jésus  assis  sur  le  trône  d'ivoire  que  lui  faisait  le 
sein  virginal  de  sa  mère,  ayant,  bien  que  tout  petit,  la  poitrine 
ouverte...  Elle  lui  dit  :  — 0  puissé-je,  mon  Dieu,  être  frappée  pro- 
fondément par  toi  comme  tu  l'as  été  pour  moi  I  Alors  elle  vit  le 
petit  enfant  prendre  de  sa  main  débile  une  lance  enflammée  et 
brillante  et  la  frapper  avec  tant  de  violence  sur  le  côté  droit 
qu'il  atteignit  le  cœur  et  le  perça  d'une  large,  et  profonde 
blessure  (1).  » 

La  lance  atteint  le  cœur,  parce  qu'une  tradition  veut  que 
Jésus  lui-même  ait  eu  le  cœiir  atteint  par  la  lance,  mais  la  bles- 
sure d'entrée  est  à  droite  chez  Angèle  de  la  Paix  comme  chez 
Jésus.  La  stigmatisée,  affranchie  de^'la  représentation  visuelle 
des  cinq  plaies,  a  pu  rester  fidèle  comme  saint  François  et  pour 
les  mêmes  raisons  à  la  tradition  orthodoxe  de  l'Église. 

Ce  n'est  donc  pas  au  hasard,  mais  par  une  sorte  de  nécessité 
psychologique,  que  le  stigmate  de  la  lance  apparaît  tantôt  à 
gauche,  tantôt  à  droite.  Même  quand  il  se  croit  transporté  par 
l'extase  hors  de  l'espace  et  du  temps,  le  mystique  obéit  aux  lois 
les  plus  simples  de  l'optique,  et  ses  stigmates  varient  dans  leur 

(1)  Marchese,  Diario  Dominicano,  Vilà  délia  serva  di  Dio  Suor  Angela  délia 
Pace,  t.  V,  p.  526. 


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LA   STIGMATISATION    CHEZ    LES    MYSTIQUES    CHRÉTIENS.  227 

distribution  suivant  qu'il  a  été  crucifié  avec  Jésus,  blessé  par 
Jésus  ou  spectateur  ému  du  crucifiement. 

Le  fait  est  d'autant  plus  intéressant  qu'on  y  peut  voir,  sans 
exagération,  une  confirmation  inattendue  de  la  théorie  psycholo- 
gique de  la  stigmatisation,  et  une  preuve  de  la  bonne  foi  des 
stigmatisés. 

Si  la  distribution  des  stigmates  se  modifie  suivant  la  forme 
que  revêt  la  représentation  de  la  Passion,  n'est-ce  pas  une  rai- 
son de  plus  de  penser  que  la  représentation  est  la  véritable  cause 
des  stigmates,  comme  Pétrarque,  Pomponazzi  et  quelques  autres 
l'avaient  fait  bien  avant  nous  ;  et  si  les  stigmatisés  de  gauche  ont 
toujours  la  vision  des  cinq  plaies  ou  du  cœur  présente  devant 
eux  au  moment  de  leur  stigmatisation^  tandis  que  les  stigma- 
tisés de  droite  voient  se  dérouler  une  scène  très  difiFérente,  n'est- 
ce  pas  une  raison  de  croire  à  la  sincérité  des  uns  et  des  autres? 
Si  les  stigmatisés  de  gauche  avaient  imprimé  eux-mêmes 
sur  leur  corps  les  marques  de  la  Passion,  n'auraient-ils  pas  eu 
le  bon  sens  de  placer  la  plaie  de  la  lance  à  droite,  pour  avoir 
au  moins  le  mérite  de  la  fidélité  dans  l'imitation?  Auraient-ils 
surtout  décrit,  avec  tant  de  précision  dans  le  détail,  la  constante 
représentation  des  cinq  plaies  et  des  rayons  de  lumière  ou  de 
sang  qui  concorde  si  parfaitement  avec  la -répartition  de  leurs 
stigmates?  Et  les  stigmatisés  de  droite  auraient-ils  su  qu'ils  ne 
devaient  pas  parler  de  la  vision  obsédante  des  cinq  plaies,  bien 
que  la  plupart  de  leurs  prédécesseurs  l'aient  décrite  avant  eux  et 
lui  aient  donné  comme  l'autorité  d'une  tradition?  Si  l'on  veut 
s'en  tenir  au  scepticisme  absolu  dans  cette  difficile  question  des 
stigmates,  on  se  heurte  non  [seulement  à  des  enquêtes  ecclésias- 
tiques et  médicales  qui  méritent  crédit,  mais  à  la  logique  interne 
et  profonde  qui  gouverne  le  jeu  de  nos  images  mentales,  leur 
développement  ^t  leur  rapport  avec  les  phénomènes  du  corps. 

11  y  a  donc  eu  et  il  y  a  encore  très  vraisemblablement   des 
stigmatisés  de  par  le  monde  chrétien.  Leurs  stigmates  nous  ap- 
paraissent comme  suffisamment  expliqués;  ils  relèvent  de  lois 
connues  et  notre  explication  dit  assez  que  la  psychologie  ne  peut 
suivre  les  mystiques  dans  le  sens  symbolique  et  religieux  qu'ils 
r  attribuent.  Mais  si  nous  expliquons  aujourd'hui  les  stig- 
les,  nous  pouvons  cependant,  sans  aucune  difficulté,  nous 
jdre  compte  de  l'émotion  religieuse  que  bien  des  croyans  ont 
ressentir  au  moyen  &ge  et  dans  des  temps  plus  récens  devant 


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528  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

iii  phénomène  étrange  où  ils  retrouvaient  le  sceau  même  de  la 
^assion  de  Jésus -Christ.  Ils  voyaient  une  religieuse,  Catherine 
le  Ricci  par  exemple,  vivre  pendant  des  années  dans  les  morti- 
ications  et  les  jeûnes,  tendre  vers  un  idéal  de  souffrance  et  de 
ainteté  par  toutes  les  forces  de  son  âme,  et  faire  l'admiration 
les  autres  religieuses  par  la  pureté  de  sa  vie.  Elle  se  sentait  si  près 
le  son  Dieu  que  tous  les  vendredis  elle  le  voyait  mourir,  et  croyait 
ille-même  mourir  de  sa  mort.  Un  jour,  au  sortir  d'une  extase, 
ille  apparaissait  marquée  de  cinq  plaies  sanglantes,  et  chaque 
emaine  elle  rafraîchissait  ses  blessures  à  sa  vision.  Que  pou- 
vait-on penser  de  ces  marques  étranges  quand  on  ignorait  tout 
le  la  physiologie  nerveuse  et  que  les  mystiques  présentaient,  par 
iontre,  une  explication  théologique  cohérente  et  claire?  Il  fallait 
oute  l'intelligence  d'un  Pétrarque,  d'un  Pomponazzi  ou  d'un 
aint  François  de  Sales,  pour  pressentir  l'explication  rationnelle 
[ue  la  psychologie  devait  donner  un  jour. 

La  théologie,  que  l'on  classe  aujourd'hui  parmi  les  sciences 
l'autorité,  passait  alors  pour  la  plus  expérimentale  des  sciences, 
fon  seulement  Dieu  était  partout  présent  dans  son  œuvre,  mais 
lans  les  phénomènes  de  la  vie  nerveuse  il  se  manifestait  sans 
;esse  par  des  apparitions,  des  révélations,  des  stigmatisations, 
;' est-à-dire  par  tout  le  merveilleux  dont  l'âme  croyante  du  mys- 
ique  tissait  glorieusement  et  douloureusement  sa  sainteté. 

G.  Dumas. 


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ONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


màele  se  prolonge  :  les  papiers  de  Mgr  Montagnini  conti- 
remplir  les  journaux.  Nous  avons  demandé  sans  obtenir  de 

—  et  d'ailleurs  nous  n'en  attendions  pas,  —  d'où  étaient 
98  premières  indiscrétions,  celles  qui  ont  précédé  le  procès 
M.  l'abbé  Jouin.  On  l'oublie  trop,  en  effet,  c'est  ce  procès  qui 
t  prétexte  à  une  violation,  jusqu'ici  sans  précédens,  du  droit 
du  droit  privée  Le  procès  a  eu  lieu  ;  il  n'a  pas  tenu  ce  que  le 
ment  en  attendait.  M.  l'abbé  Jouin  n'a  été  frappé  que  de 
d'amende,  avec  des  considérans  dont  la  sévérité  est  tournée 
re,  non  pas  contre  le  condamné,  mais  contre  la  loi  d'excep- 
orbitante  du  droit  commun,  »  dit  le  jugement,,  que  le  tribunal 
bligé  d'appliquer.  Au  surplus,  nous  ne  nous  attarderons  pas 

de  M.  l'abbé  Jouin  :  il  n'a  aucune  importance,  et,  si  nous  en 
c'est  surtout  pour  faire  remarquer  que,  par  une  anomalie 
ve,  le  tribunal  de  la  Seine  est  l'endroit  de  France  où  il  a  été 
question  des  papiers  Montagnini.  On  y  en  a  lu  quelques- 
'  la  forme,  mais  ce  n'est  pas  là  qu'en  a  eu  lieu  le  principal 
Il  a  eu  lieu  dans  la  presse  avant  le  procès  ;  il  se  continue, 
evant  la  commission  parlementaire  que  préside  M.  Camille 
et  dont  les  archives  ont  été  confiées  à  M.  Rouanet.  Nou- 
line  pour  les  journaux,  qui  puisent  là  une  copie  abondante, 

—  mais  non  pas,  nous  osons  le  dire,  pour  leurs  lecteurs, 
effet,  n'est  plus  parfaitement  plat  que  ce  qu'on  nous  sert 
ui  des  papiers  Montagnini.  L'opinion,  est  déçue,  et  c'est  à 
3e  loin  en  loin,  quelques  pièces  parviennent  à  satisfaire  sa 
.  Le  mieux  serait,  si  on  le  pouvait,  de  jeter  un  voile  sur  une 
mssi  malpropre. 

pourtant  bien  dire,  une  fois  de  plus,  à  quel  point  cette  exhî- 
révoltante.  Mgr  Montagnini  est  un  étranger,  et,  si  le  gouver- 


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REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

it  était  gêné  par  sa  présence  à  Paris,  il  avait  le  droit  de 
Iser;  mais  il  n'avait  pas  celui  de  s'emparer  de  ses  papiers  et  de 
Ter  en  bloc  à  la  publicité.  Toutes  réserves  faites  sur  la  violation 
icienne  nonciature,  l'instruction  judiciaire  aurait  pu  retenir  les 
rs  qui  se  rapportaient  au  procès  de  M.  Tabbé  Jouin,  s'il  y  en  avait 
e  reste  devait  être  respecté.  Allons  plus  loin  si  on  le  veut,  et, 
l'il  s'agissait  d'une  afifaire  politique,  on  aurait  compris,  sans  Tex- 
que  les  papiers  de  Mgr  Montagnini  qui  avaient  un  caractère 
[ue  fussent  retenus  également.  Mais  les  autres?  Un  très  grand 
re,  et  probablement  même  la  majorité,  se  rapportaient  à  des 
mes  qui  avaient  eu  des  rapports  avec  l'ancienne  nonciature  pour 
bjets  absolument  privés.  Le  Vatican  désirait  avoir  des  rjsnsei- 
Bns  sur  elles  ;  Mgr  Mpntagnini  se  les  procurait,  plus  ou  moins 
;  suivant  ses  moyens  d'information,  et  les  envoyait  à  Rome; 
■on  à  dire  à  cela,  et  de  quel  droit  divulgue-t-on  le  secret  de  ceà 
>pondance9?  Les  journaux  radicaux-socialistes,  si  susceptibles 
le  on  sait  en  pareille  matière,  et  en  tout  cas  si  compétens,  déhon- 
vec  une  indignation  dont  la  sincérité  n'est  pas  douteuse  ce  qu'ils 
eut  un  système  de  fiches.  N'est-ce  pas  donner  le  change  à  l'opi- 
Les  fiches  sont  parfaitement  légitimes  lorsqu'elles  viennent  de 
pii  ont  qualité  pour  les  faire,  et  qu'elles  servent  à  ;in  but  avoué 
mable.  Si  des  amateurs  érigent  une  administration  de  contre- 
à  côté  de  Tadministration  régulière  et  contre  elle  ;  s'ils  remplis- 
Les  fiches  au  moyen  d'informations  prises  à  droite  et  à  gauche, 
[^hoix,  sans  discernement,  sans  contrôle  et  sans  autorité;  s'ils 
îrventpour  exercer  une  influence  occulte  sur  Ta  venir  de  nos  fonc- 
lires  ou  sur  l'avancement  de  nos  officiers,  voilà  ce  qui  est  cou- 
et  qui  ne  saurait  être  trop  rigoureusement  flétri.  Mais  si  un  chef 
inistration  civile  ou  militaire  se  procure  des  renseignemens  stir 
ersonnel  par  la  voie  hiérarchique,  par  l'intermédiaire  d'agens 
es  et  responsables,  il  agit  conformément  à  son  droit  et  à  son 
[*.  On  est  presque  honteux  d'avoir  à  dii'e  des  choses  aussi  élémen- 
.  Les  papiers  de  Mgr  Montagnini  ont  été  saisis  :  qu'y  a-t-il  de 
Bnant  à  ce  qu'on  y  trouve  des  renseignemens  sur  des  personnes 
)  plus  souvent,  ont  sollicité  à  Rome  des  faveurs  ou  des  distinc- 
*  La  seule  chose  étonnante  est  qu'ils  aient  pu  être  jetés  en  quelque 
sur  la  place  publique  et  donnés  en  pâture  à  une  curiosité  mai- 
ns n'appartiennent  ni  à  l'instruction  qui  n'en  a  pas  fait  usage 
.  Chambre,  ni  à  M.  le  président  du  Conseil,  ni  à  M.  le  garde  des 
X,  mais  bien  à  Mgr  Montagnini  et  au  gouvernement  pontifical 


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REVUE.   —  CaBLRONlQUB.  231 

et  c'est  par  le  plus  inqualifiable  des  abus  qu'ils  sont  tombés  aujour- 
d'hui dans  d'autres  mains. 

Quand  nous. protestons  contre  cet  abus,  il  ne  s'agit  pas  pour  nous 
de  Mgr  Montagnini,  ni  de  ce  qu'il  représentait,  mais  d'un  intérêt 
plus  général.  Si  les  procédés  nouveaux  que  M.  Clemenceau  a  inaugurés 
s'établissent  définitivement  dans  notre  pays,  nul  n'y  sera  sûr  désor- 
mais de  l'inviolabilité  de  son  domicile,  de  ses  tiroirs^  de  ses  secrets 
les  plus  intimes.  Chacun  de  nous  peut  être  impliqué  demain  dans 
un  procès  avec  lequel  il  n'aura  aucun  lien,  ni- direct,  ni  indirect. 
Et  si  on  trouve  un  intérêt  quelconque,  ne  fût-ce  qu'un  intérêt  de 
scandale,  à  distribuer  nos  papiers  aux  journaux,  ou  à  les  communi- 
quer à  une  commission  parlementaire,  pourquoi  ne  le  ferait-on  pas, 
commie  on  l'a  fait  pour  ceux  de  Mgr  Montagnini  ?  Est-ce  parce  que 
Mgr  Montagnini  est  Italien  et  que  nous  sommes  Français?  Il  est  à 
craindre  que,  le  précédent  une  fois  créé,  on  ne  s'arrête  pas  devant 
une  distinction  aussi  légère,  en  somme.  Les  étrangers  ont  les  mêmes 
droits  que  les  nationaux  en  face  d'une  instruction  judiciaire.  Mais 
l'esprit  de  parti  ne  connaît  plus  aucun  frein.  Nos  mœurs  deviennent 
grossières.  On  s'appliquait  autrefois  à  vaincre  ses  adversaires  dans 
une  lutte  loyale  et  au  grand  jour;  on  cherche  aujourd'hui  à  les 
déshonorer,  et  on  estime  que,  pour  cela,  tous  les  moyens  sont  bons. 
Un  aussi  grand  désordre  moral  peut  faire  de  grands  ravages,  et  tel 
qui,  dans  son  imprévoyance,  s'égaie  aujourd'hui  de  la  mésaventure 
de  Mgr  Montagnini,  pourrait  bien  être  victime  à  son  tour  d'une  agres- 
sion du  même  genre.  Nous  marchons  très  vite,  en  effet.  Beaucoup 
de  choses  qui,  hier  encore,  étaient  impossibles,  ne  le  sont  déjà  plus, 
et  Dieu  sait  ce  que  demain  nous  réserve  I  M.  Clemenceau  qui  a  pro- 
noncé tant  de  discours,  écrit  tant  d'articles,  déposé  même  tant  de 
projets  -de  loi  pour  défendre  la  liberté  individuelle  et  protéger  le  do- 
micile du  plus  humble  citoyen,  peut  se  vanter  d'avoir  donné,  une 
fois  arrivé  au  pouvoir,  le  plus  brutal  des  démentis  à  ce  que  son 
passé  a  eu  de  plus  honorable. 

Il  y  a  quinze  jours,  l'affaire  Montagnini  nous  apparaissait  surtout 
jtu  point  de  vue  international  :  elle  nous  apparaît  surtout  aujourd'hui 
au  point  de  vue  intérieur,  entant  qu'elle  porte  atteinte  à  notre  sécurité 
privée.  Les  affaires  de  ce  genre  ont  des  faces  multiples  :  celle-ci  nous 
en  montrera  encore  d'autres,  peut-être.  La  voilà  entrée,  en  effet,  dans 
le  domaine  parlementaire  :  nous  serions  surpris  qu'elle  contribuât  à 
le  moraliser.  La  Chambre  a  demandé  communication  du  dossier  pour 
y  trouver  des  aimes  politiques,  en  quoi  elle  se  conforme  à  la  pensée 


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232  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  gouvernement  lui-même.  Le  gouvernement  espérait  découvrir 
dans  les  papiers  de  la  nonciature  les  élémens  d'an  complot,  et  son 
espérance  a  été  trompée  ;  la  Chambre,  plus  modeste,  y  cherchera  de 
quoi  faire  lu  petite  guerre  à  quelques-uns  de  ses  membres,  et  à 
déconsidérer  en  dehors  d'elle  quelques  malheureux  qui  n'y  peuvent 
rien.  Pour  aboutir  à  xm  aussi  pauvre  résultat,  on  aura  violé  impudem- 
ment ce  qui,  jusqu'à  ce  jour,  avait  paru  le  plus  sacré,  et  préparé  les 
voies  à  on  avenir  plein  de  dangers.  Le  coup  de  tête  de  H.  Clemen- 
ceau nous  aura  coûté  cher. 

Il  y  a  aussi  raffaire  d'Orléans,  dont  il  est  impossible  de  ne  pas  parler, 
car  c'est  un  bel  exemple,  d'  «  incohérence.  »  On  sait  que  depuis  1429, 
date  de  sa  libération  par  Jeanne  d'Arc,  Orléans  célèbre  cet  immortel 
épisode  par  des  fêtes  dont  la  caractère  n'a  jamais  varié.  Elles  n'ont 
été  interrompues  que  pendant  la  période  révolutionnaire  :  cette  pé- 
riode une  fois  close,  elles  ont  recommencé  chaque  année,  à  la  même 
date,  dans  les  mêmes  conditions  qu'auparavant. 

La  fête  consiste  essentiellement  dans  une  procession,  à  laquelle 
l'élément  religieux  prend  une  grande  part.  Quoi  de  plus  naturel  ?  Q 
ne  s'agit  pas  là  d'une  manifestation  en  quelque  sorte  arbitraire,  qu'on 
puisse  régler,  c'est-à-dire  modifier  selon  les  idées  du  jour  et  la  fan- 
taisie du  moment,  mais  bien  de  la  figuration  sans  cesse  renouvelée 
de  ce  qui  s'est  passé  à  Orléans  le  B  mai  1429.  C'est  avec  leurs  souve- 
nirs très  précis  que  les  Orléanais  d'alors  ont  opéré  cette  mise  en  scène 
qui  avait  à  leurs  yeux,  et  qui  a  conservé  à  travers  les  siècles,  un  sens 
historique  parfaitement  déterminé.  Ils  ont  voulu  perpétuer,  au  moyen 
d'une  représentation  aussi  exacte  que  possible,  l'événement  qui 
s'était  passé  sous  leurs  yeux,  le  plus  grand  de  leur  histoire,  un  des 
plus  grands  de  l'histoire  de  France,  dont  le  souvenir  mérite  de  rester 
dans  la  mémoire  des  hommes  inaltérable  et  inaltéré.  La  figure  de 
Jeanne  d'Arc  plane  en  quelque  sorte  sur  cette  fête  orléanaise,  qui  est 
beaucoup  plus  qu'une  fête  locale,  et  où  il  semble  vraiment  qu'il  soit 
resté  quelque  chose  des  sentimens  dont  l'héroïne  s'est  inspirée.  Il 
n'y  a  plus  de  divisions  de  partis  à  Orléans  le  jour  de  la  fête 
du  8  mai.  Tout  le  monde  se  trouve  d'accord  comme  par  enchante- 
ment. Cette  union  de  tous  les  Français  que  Jeanne  ayait  rêvée  dans 
im  coin  de  la  Lorraine  et  qu'elle  a  un  moment  réalisée  autour  de 
sa  bannière,  se  reforme,  pour  quelques  heures,  dans  la  procession  du 
8  mai,  comme  si  le  grand  cœur  de  cette  fiUe  du  peuple  continuait, 
après  cinq  siècles  environ,  le  prodigieux  miracle  qu'il  a  accompli. 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  233 

S'fl  y  avait  ane  tradition  qui  méritât  d'être  respectée  et  à  laquelle,  à 
aucun'  prix,  il  ne  fallait  toucher^  c'était  celle-là.  On  ne  pouvait  pas,  en 
effet,  y  toucher  sans  la  détruire,  et  on  ne  pouvait  pas  la  détruire 
sans  commettre  un  crime  de  lèse-patrie. 

Par  malheur,  M.  Clemenceau  n'y  a  rien  compris.  Il  est  pourtant 
patriote  à  sa  manière  :  c'est  une  justice  que  nous  nous  plaisons  à  lui 
rendre.  Mais  il  vit  trop  dans  le  présent,  au  jour  le  jour,  pour  avoir 
l'intelligence  du  passé,  et  l'intérêt  immédiat  qu'il  attache  à  la  sépara- 
tion de  l'Ëglise  et  de  l'Ëtat  l'a  empêché  de  voir  ce  que  le  temps,  par  la 
consécration  qu'il  donne  aux  choses,  a  mis  de  pensée  permanente  dans 
les  fêtes  orléanaises  des  7  et  8  mai  :  —  Eh  quoi!  s'est-il  dit,  le  clergé 
prend  part  à  ces  fêtes  et  y  joue  même  un  rôle  très  en  vue  :  comment, 
dès  lors,  les  fonctionnaires  de  la  République  pourraient-ils  y  assister? 
Individuellement  et  à  titre  privé,  soit;  mais  à  titre  officiel,  non.  La 
séparation  de  l'Ëglise  et  de  l'État  n'est  pas  un  mythe.  La  mitre  de 
l'évêque  forme  une  antithèse  irréductible  avec  le  chapeau  à  cornes  du 
préfet,  et  un  commis  principal  des  contributions  directes  ne  saurait 
figurer  sans  illogisme  dans  le  même  cortège  qu'im  sous-diacre  de  la 
cathédrale.  —  C'est  ainsi  qu'a  raisonné  M.  Clemenceau,  et  il  a  pris 
aussitôt  sa  meilleure  plume  pour  enjoindre  aux  fonctionnaires  de  ne  pas 
assister  officiellement  aux  fêtes  de  Jeanne  d'Arc,  si  le  clergé  devait  y 
occuper  lui-même  une  place  officielle.  Il  tolérait  bien  que  les  prêtres 
fissent  partie  du  cortège,  mais  comme  tout  le  monde,  et  sans  autres 
insignes  que  ceux  qui  font  partie  de  leur  costume  personnel.  En  tout 
cas,  le  clergé  ne  devait  passer  désormais  qu'après  tous  les  corps  consti- 
tués, puisqu'il  n'en  est  plus  un  lui-même,  ayant  été  l'objet  d'une  mesure 
analogue  à  celle  que  nos  voisins  anglais  ^^pélleui  disestabliskment. 

A  notre  avis,  M.  Clemenceau  a  raisonné  petitement,  et  s'est  trompé 
du  tout  au  tout  sur  les  conséquences  que  doit  avoir  la  séparation  de 
l'Église  et  de  l'Ëtat.  La  séparation  a  mis  l'Ëglise  en  dehors  de  l'Ëtat  et 
a  libéré  l'Ëtat  de  toute  obligation  à  l'égard  de  l'Église,  mais  elle  n'a 
pas  fait  et  elle  ne  pouvait  pas  faire  que  l'État  et  l'Ëglise,  munis  l'un 
contre  l'autre  du  fabuleux  anneau  de  Gygès,  cessassent  de  se  voir. 
L'Ëglise  continue,  malgré  tout,  d'occuper  une  trop  grande  place  dans 
le  monde  pour  que  l'Ëtat  puisse  l'ignorer.  Réciproquement  indépen- 
dans, flyaun  peu  plus  qu«  de  la  puérilité  à^  vouloir  que  l'Ëglise  et  l'Ëtat 
ne  soient  même  plus  perceptibles  l'un  pour  l'autre.  Inévitablement 
"*^pelés  à  se  rencontrer,  pourquoi  feraient-ils  semblant  de  ne  pas  se 
anaitre,  et  se  traiteraient-ils  comme  des  ennemis,  comme  des  gens 
i  ne  peuvent  pas  se  trouver  ensemble  dans  un  même  local,  ou 


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234  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

marcher  dans  la  rue  sur  le  môme  trottoir  ?  Cette  conception  n'est  pas 
du  tout  conforme  à  l'idée  maltresse  de  la  séparation  de  TÉglise  et  de 
l'Ëtat,  et  la  preuve  en  est  qu'elle  est  étrangère  aux  autres  pays  où  ce 
régime  existe.  Lorsqu'une  fête  locale  comprend  dans  son  organisa- 
tion ia  présence  du  clergé,  le  gouvernement  ne  s'y  croit  pas  tenu 
d'interdire  à  ses  agens  d'y  tosister.  La  conception  de  M.  Clemenceau 
ne  se  rapporte  donc  pas  à  la  séparation  des  deux  pouvoirs,  mais  à  leur 
lutte  constante  et  à  leur  hostilité  congénitale.  Dans  sa  pensée,  ils  sont 
des  ennemis  nécessaires,  et  il  prononcerait  volontiers  sur  eux  le  : 
«  Ceci  tuera  cela  »  du  poète,  en  admettant  bien  entendu  que  ce  soit 
l'Ëglise  qui,  finalement,  doive  périr.  Mais  pour  nous  qui  croyons  que 
rÉtat  ne  peut  pas  plus  anéantir  l'Ëglise  que  l'élise  ne  peut  anéantir 
rËtat,  la  seule  règle  est  la  tolérance,  nous  oserions  môme  dire  le 
respect  réciproque.  U  a  plu  à  l'Ëtat  de^faire  l'insignifiante  économie  du 
budget  des  Cultes,  et  de  renoncer  pour  cela  à  la  nomination  des 
évoques  et  des  curés.  L'avenir  dira  si  l'opération  aura  été  bonne 
pour  lui,  et  si  la  paix  intérieure  y  aura  gagné.  Mais  l'Ëglise  n'est  pas 
supprimée,  parce  qu'elle  est  séparée,  et  dès  lors,  quand  on  la  ren- 
contre, le  mieux  est  de  s'accommoder  de  son  voisinage  et  de  rester 
courtois,  bien  qu'on  soit  devenu  étranger.  C'est  ce  qu'on  comprendra 
sans  doute  dans  quelques  années,  mais  ce  que  M.  Clemenceau  ne  com- 
prend pas  encore.  Il  n'a  la  grande  intelligence,  ni  du  passé,  ni  de 
l'avenir. 

L'émotion  a  été  très  vive  à  Orléans  lorsqu'on  y  a  connu  sa  nouvelle 
lubie.  Cette  émotion  ne  tenait  peut-ôtre  pas  toujours  à  des  motifs  très 
relevés,  à  ceux  dont  nous  avons  fait  mention  plus  haut.  Des  intérêts 
matériels  se  mêlaient  aux  intérêts  moraux  qui  étaient  en  cause.  Les 
fêtes  de  Jeanne  d'Arc  sont  im  grand  jour  pour  le  commerce  Orléa- 
nais, n  en  est  résulté  que  la  révolte  contre  M.  Clemenceau  a  été 
générale,  et  qu'elle  s'est  produite  à  la  fois  dans  toutes  les  classes  de 
la  société.  Quieia  non  movere  est  on  sage  précepte;  il  ne  faut  pas 
toucher  aux  vieilles  choses  paisibles,  on  ne  le  fait  jamais  impuné- 
ment. La  municipalité  d'Orléans,  image  fidèle  de  la  population,  a  par- 
tagé l'inquiétude  générale  et  a  résolu  d'en  apporter  l'expression  à 
M.  le  président  du  Conseil.  Maire  et  conseillers  municipaux  se  sont  mis 
en  mouvement,  et  avec  eux  le  député  d'Orléans,  M.  Rabier,  vice-pré- 
sident de  la  Chambre,  dont  les  opinions  radicales  sont  notoires.  M.  Cle- 
menceau aurait  mis  le  pied  dans  une  fourmilière  qu'il  n'aurait  pas 
provoqué  une  effervescence  plus  intense,  n  a  dû  être  bien  étonné, 
car  enfin  n'avait-il  pas  la  logique  pour  lui,  et  la  logique  n'est-elle  pas 


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RBVUE.    —  CHRONIQUE.  235 

le  commeiiceinent  et  la  fin  de  la  politique?  n  n'a  pas  pu  se  retenir  de 
reprendre  de  nouveau  la  plume,  sa  plume  de  polémiste  cette  fois,  et 
d'adresser  une  lettre  à  la  municipalité  d'Orléans.  Nous  ne  disconve- 
nons pas  qu'une  partie  de  cette  épttre  ne  soit  amusante.  M.  Clemen- 
ceau a  l'esprit  caustique  et  gouailleur.  «  Si  le  commerce  Orléanais  a 
besoin,  écrit-il,  de  cérémonies  religieuses^  permettez-moi  de  vous 
dire  qu'il  fallait  s'en  aviser  avant  le  vote  de  la  loi.  Or,  bien  loin  d'en 
avoir  témoigné  aucun  soud,  la  ville  d'Orléans  ayant  deux  députés, 
dont  l'on  avait  voté  pour  la  séparation  et  l'autre  contre,  a  remplacé 
ce  dernier  par  un  représentant  du  régime  nouveau.  Nous  sommes 
donc  d'accord  sur  le  principe.  Alors,  comment  pourriez-vous  de- 
mander au  gouvernement  de  défaire  ce  que  vous  avez  vous-mêmes 
voulu?  »  C'est  une  question  très  grave  que  pose  là  M.  Clemenceau, 
sous  une  forme  huïUoristique.  La  vérité  est  que  le  pays  vote  sou- 
vent pour  des  députés  dont  il  ne  comprend  pas  le  programme  :  il  ne 
le  comprend  que  lorsqu'il  en  voit  les  conséquences  et  qu'il  en  souffre. 
Alors,  il  se  rebiffe  et  crie.  Mais  n'est-ce  pas  ce  que  vous  avez  voulu? 
demande  M.  Clemenceau.  Eh  non!  ce  n'est  pas  ce  que  le  pays  a 
voulu,  mais  ce  qu'on  lui  a  dit  qu'il  voulait,  en  lui  en  dissimulant  les 
suites.  Nous  ne  croyons  pas  du  tout  que  l'attitude  imposée  par  M.  Cle- 
menceau aux  fonctionnaires  d'Orléans  soit  une  conséquence  néces- 
saire de  la  séparation  ;  mais  il  le  croit,  lui,  et  d'autres  le  croient  comme 
lui,  et  les  Orléanais  le  croiraient  peut-être  s'il  ne  s'agissait  pas  d'eux. 
Seulement,  11  s'agit  d'eux,  et  aussitôt  ils  protestent  !  Il  en  sera  de 
même  pour  beaucoup  d'autres  réformes  que  les  uns  réclament  à 
grands  cris  et  que  les  autres  laissent  faire,  mais  qu'ils  ne  compren- 
dront et  ne  Jugeront  vraiment  les  uns  et  les  autres  que  lorsqu'on  les 
leur  appliquera.  Quelle  surprise  alors,  et  peut-être  quelles  clameurs! 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  municipalité  d'Orléans  ne  s'est  pas  laissé 
convaincre  par  les  argumens  trop  personnels  de  M.  Clemenceau. 
Celui-ci  en  a  d'ailleurs  présenté  d*autres,  où  il  a  essayé  de  s'élever 
Jusqu'aux  sommets  de  la  philosophie  politique .  «  Je  n'ai  point  à  vous 
apprendre,  a-t-il  dit  gravement,  que  l'évolution  des  sociétés  ne  se  peut 
accomplir  que  par  l'abandon  progressif  de  certaines  «  formes  accou- 
tumées, n  de  certaines  «  traditions,  »  et  par  la  substitution  corres- 
pondante de  certaines  «  formes,  »  de  certaines  «  traditions  nouvelles.  » 
n  est  possible  que  M.  Clemenceau  ait  raison  en  principe,  mais  il  s'est 
trompé  en  fait  dans  le  cas  dont  il  s'agit.  L'évolution  normale  et  du- 
rable se  fait  progressivement  et  spontanément,  non  pas  d'un  seul  coup 
«t  d'autorité.  Les  circulaires  ministérielles  y  sont  merveillousoraent  im- 


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2o6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

puissantes:  bien  plus!  en  poussant  maladroitement  dans  un  sensuelles 
déterminent  une  réaction  dans  l'autre.  Cette  observation  n'est  pas 
moins  scientifique  que  celle  de  H.  Clemenceau,  et  Tévénement  vient  de 
la  confirmer,  n  s'est  trouvé  que  le  milieu  Orléanais,  sur  lequel  M.  Cle- 
menceau avait  totalement  négligé  de  se  renseigner,  n'était  pas  prêt 
à  l'évolution  qu'il  a  voulu  lui  imposer.  —  Adoptez  d'autres  formes, 
a-t-il  dit  à  la  municipalité,  d'autres  traditions.  -—  On  a  su  bientôt  ce 
que  cela  voulait  dire,  M.  Clemenceau  ayant  promis  de  remplacer  le 
clergé  dans  les  fêtes  orléanaises  par  plusieurs  batteries  d'artillerie,  et 
même  par  de  la  musique  militaire.  Le  conseil  municipal  n'a  été  nulle- 
ment ébloui  par  des  offres  que  M.  le  président  du  Conseil  jugeait  si 
séduisantes  ;  on  assure  même  qu'il  s'est  demandé,  dans  une  séance 
orageuse,  ce  que  tous  ces  bronzes  et  ces  cuivres  coûteraient  à  la  ville, 
car  M.  Clemenceau  entendait  bien  que  celle-ci  en  payât  les  frais. 
Au  Meu  de  se  calmer,  les  esprits  se  sont  exaltés  de  plus  en  plus. 
Finalement  il  a  fallu  se  tourner  du  côté  de  Tévêché  et  entrer  en  négo- 
ciation avec  lui  :  n'est-ce  pas  là,  en  effet,  qu'était  la  difficulté  ?  Eh  quoi  ! 
négocier  avec  un  évêque  I  Que  devient  la  fameuse  séparation  ?  Que 
devient  la  logique  de  M.  Clemenceau?  n  est  bien  vrai  que  ce  n'est  pas 
M.  Clemenceau  lui-même  qui  a  négocié  avec  Mgr  Touchet.  C'est  la 
municipalité  qui  s'est  chargée  de  ce  soin.  Mais  M.  Clemenceau,  bon 
gré  mal  gré,  a  été  tenu  au  courant  des  pourparlers.  A  un  moment,  on 
lui  a  demandé  par  télégraphe  s'il  acceptait  certaine  condition,  et  il  a 
répondu.  Combien  il  a  dû  souffrir  pour  entrer  dans  cette  voie!  Se 
refuser  si  obstinément  à  négocier  avec  le  Pape  dans  l'intérêt  de  la 
France,  et  se  voir  obligé,  dans  l'intérêt  du  commerce  Orléanais,  à 
négocier  avec  un  évêque,  c'est  vexant. 

Mgr  Touchet  n'a  pas  abusé  de  ses  avantages.  Impossible  de  mettre 
plus' de  tact  et  de  discrétion  qull  ne  l'a  fait  dans  ses  rapports  avec 

.la  municipalité.  11  a  écrit,  lui  aussi,  des  lettres  publiques,  compre- 
nant que,  dans  une  circonstance  aussi  délicate,  il  devait  s'adresser  à 
l'opinion,  s'expliquer  loyalement  devant  elle  et  la  mettre  de  son  côté, 
ce  à  quoi  il  a  réussi.  Tout  s'est  passé  en  plein  jour  :  TËglise  aurait 
souvent  intérêt  à  ce  que  les  choses  se  passassent  ainsi.  Mgr  Touchet 
a  senti  que  l'opinion  se  tournerait  contre  lui  si  on  apercevait  dans 
son  attitude  un  regret,  un  ressentiment  de  la  situation  perdue  poussé 

''  assez  loin  pour  lui  faire  désirer  que  la  fête  de  Jeanne  d'Arc  perdit 
quelque  chose  de  son  éclat.  Mais  il  n'y  avait  rien  de  tel  dans  sa 
pensée,  n  a  pleinement  reconnu  au  pouvoir  civil  le  droit  de  fêler 
Jeanne  d'Arc  &  lui  seul,  si  cela  lui  convenait.  Tout  le  monde  aurait 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  .  237 

ndre  part  à  cette  fête,  hors  le  clergé  qui  ne  pouvait  le  faire  qu'à 
les  conditions.  Ces  conditions,  Mgr  Touchet  a  voulu  les  indi- 
Dut  de  suite  pour  qu'il  n'y  eût  aucun  malentendu.  U  a  admis 
cortège  partit  de  la  mairie  au  lieu  de  partir  de  la  cathédrale, 
t  résigné  à  la  suppression  de  certaines  manifestations  qui 
t  cependant  de  la  beauté  et  de  la  grandeur.  Peu  importe, 
jouté,  le  rang  qui  sera  assigné  au  clergé  dans  le  cortège.  «  Un 
a  un  autre  rang,  un  numéro  ou  un  autre  numéro  sur  votre  no- 
iture,  que  veut-on,  a-t-il  dit,  que  cela  nous  fasse,  et  cela  nous 
lelque  chose,  nous  l'accepterions  volontiers  si  le  bien  public  y 
igagé.  »  Sur  tous  ces  points,  nulle  difficulté.  Mais  Mgr  Touchet 
ndé  formellement  :  1^  de  faire  une  halte  à  la  Croix  des  Tourelles 
dire  les  prières  accoutumées;  2*»  que  la  croix  des  diverses 
les  fût  portée  en  tôte  de  leur  clergé  ;  3*  que  la  franc-maçon- 
e  fit  pas  officiellementpartiedu  cortège.  Nous  n'avons  pas  besoin 
pour  quels  motifs  Mgr  Touchet  n'estime  pas  pouvoir  transiger 
deux  premières  conditions.  Si  on  veut  que  l'idée  religieuse  soit 
des  fêtes  de  Jeanne  d'Arc,  il  ne  faut  pas  y  inviter  le  clergé.  Le 
est  ce  qu'il  est;  on  ne  peut  pas  lui  enlever  son  caractère;  il 
icore  moins  le  désavouer.  Renoncer  à  la  croix  serait  «  de  l'apo- 
^ommencée.  »  Renoncer  à  la  prière  ne  serait  guère  mieux.  Pour 
est  de  sa  troisième  condition:  «  Les  règles  ecclésiastiques,  dit 
uchet,  interdisent  sévèrement  aux  évoques  et  aux  prêtres  de 
3  part  à  une  cérémonie  à  laquelle  assisterait  officiellement  la 
naçonnerie.  Cette  phrase,  je  récris  sans  animosité  ;  grâce  au 
n'ai  d'animosité  contre  aucune  personne  que  ce  soit  prise  indi- 
Bment.  A  tous  je  voudrais  rendre  service,  s'il  m'était  possible, 
hrase,  je  l'écris  par  obligation  de  conscience.  >r  Toute  la  lettre 
Touchet  est  dans  le  même  ton,  pleine  de  ménagemens  pour 
sonnes,  ferme  sur  les  principes,  conciliante  dans  les  choses, 
t  honneur  au  prélat  qui  Ta  écrite,  et  l'opinion  générale,  même 
ors  d'Orléans,  lui  a  donné  la  préférence  sur  celle  de  M.  Cle- 

LU. 

rléans,  on  a  cru  tout  d'abord  que  l'affaire  était  arrangée.  C'est 
ii  des  croix  des  paroisses  que  M.  Clemenceau  a  été  consulté 
égramme;  on  craignait  de  sa  part  une  opposition  absolue;  il 
ipressé  de  répondre  qu'il  n'avait  jamais  entendu  interdire  les 
t  il  a  semblé  dès  lors  qu'il  ne  pouvait  plus  y  avoir  de  difficulté 
ontable.  n  dépendait  de  la  municipalité  de  ne  pas  inviter  offi-: 
eut  les  francs-maçons,  et  elle  était  décidée  à  s'en  abstenir.  Quant 


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238  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aux  prières  à  la  Croix  des  Tourelles,  à  l'endroit  où  a  eu  lieu  le  c^ 
décisif  du  8  mai  1429,  elles  étaient  consacrées  par  une  si  longi 
dition  qu'on  ne  prévoyait  non  plus  aucune  objection  contre  elles 
c'était  compter  sans  M.  Clemenceau.  On  avait  trop  dit,  peut 
qu'a  avait  cédé,  et  que  l'évoque  d'Orléans  avait  eu  gain  de  caui 
tous  les  points.  Cédant  à  un  nouvel  accès  d'irritation  et 
patience,  il  a  communiqué  aux  Journaux  une  note  ainsi  conçue 
président  du  Conseil  n'admet  pas  que  la  participation  du  clerg 
subordonnée  à  la  présence  ou  à  l'absence  d'une  société  quelco 
Le  cortège  se  rendra  aux  Tourelles  et  ne  s'y  attardera  pas; 
clergé  veut  y  célébrer  une  cérémonie  religieuse,  il  le  pourra,  n 
cortège  ne  l'attendra  pas  et  continuera  sa  route.  M.  Clémence 
veut  pas  admettre  que  les  sociétés  maçonniques,  si  elles  en  f 
demande,  ne  soient  pas  comprises  dans  le  cortège  conune  les  i 
sociétés  d'Orléans.  »  Tout  est  remis  en  question  1 

Au  moment  où  nous  écrivons,  les  choses  en  sont  là  :  conun 
dizaine  de  Jours  doivent  encore  s'écouler  avant  la  fôte,  qui  po 
prévoir  les  surprises  que  nous  réserve  encore  M.  Clemenceau* 
qui  sait  si  la  municipalité  d'Orléans  ne  finira  pas  par  secouer  h 
que  M.  le  président  du  Conseil  veut  lui  imposer?  Elle  est  lib] 
somme,  d'inviter  qui  elle  veut  aux  fêtes  du  8  mai,  et,  s'il  lui  pi 
ne  pas  y  convier  les  francs-maçons,  de  quel  droit  l'obligerait 
le  faire?  A  force  de  faire  sentir  son  autorité,  on  risque  de  la  p( 
n  est  possible,  aussi,  que  la  Loge  maçonnique  d'Orléans,  souc 
des  intérêts  de  la  ville,  ne  demande  pas  d'invitation  :  alors,  la  fa 
M.  Clemenceau  serait  sauve,  et  c'est  sans  doute  tout  ce  qu'il  d 
Nous  avons  dit  que  la  fête  de  Jeanne  d'Arc  était  une  reconstit 
du  passé.  11  n'y  avait  pas  de  francs-maçons  à  Orléans,  en  142S 
lors,  leur  présence  à  la  fête  du  8  mai  prochain  constituerait  ui 
chronisme.  Il  y  avait,  au  contraire,  un  évêque  et  des  prêtres.  J( 
était  profondément  religieuse  :  elle  inclinait  sa  glorieuse  bar 
devant  la  croix.  Gardons-nous,  en  commémorant  ces  souvenirs 
fausser  le  caractère  et  d'en  dénaturer  l'expression. 

Quant  aux  prières  k  la  Croix  des  Tourelles,  la  solution  que  M 
menceau  prétend  imposer  pour  parer  à  la  difficulté  qu'il  y  ape 
est  la  pire  de  toutes.  La  fête  n'a  plus  de  sens  si  elle  ne  manifest 
l'union  de  tous  les  Français  :  or,  la  solution  de  M.  Clemenceau 
rait  d'autre  effet  que  de  manifester  nos  divisions.  On  a  propos< 
a  quelques  années,  de  faire  en  souvenir  de  Jeanne  d'Arc  une 
nationale  qui  serait  venue  s'ajouter  à  celle  du  11  Juillet.  Noi 


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RXVUB.   —  CHROMIQUB»  239 

aurions  eu  dqux  au  lieu  d'une.  Cette  proposition  nous  a  toujours 
paru  malencontreuse,  quoiqu'elle  provint  d'une  intention  excellente: 
il  ne  peut  y  avoir  dans  un  pays  qu'une  fête  nationale,  de  môme  qu'il 
n'y  a  qu'un  drapeau.  S'il  y  en  a  deux,  l'une  devient  inévitablement  la 
/été  d'une  partie  de  la  population,  l'autre  la  fête  d'une  autre  partie. 
Le  14  juillet  serait  devenu  la  fête  des  partisans  de  la  Révolution, 
et  celle  de  Jeanne  d'Arc  celle  de  ses  adversaires,  n  arriverait  quelque 
chose  de  semblable  à  Orléans  si  une  partie  du  cortège  du  8  mai  ë'arrê- 
tait  pour  prier  à  la  Croix  des  Tourelles,  et  si  une  autre  continuait  sa 
route.  Nous  ne  rechercherons  pas  comment  le  cortège  se  partagerait, 
ni  quelle  serait  la  proportion  de  ceux  qui  feraient  halte  avec  le  clergé 
à  la  Croix  des  Tourelles  et  de  ceux  qui  s'en  iraient  le  chapeau  sur  la 
tête.  Nous  ne  nous  demanderons  pas  si  ces  derniers  ne  risqueraient 
pas  d'être  les  seuls  fonctionnaires  de  M.  Clemenceau,  qui  marque- 
raient par  là  leur  désaccord  avec  la  grande  majorité  de  la  population, 
spectacle  toujours  dangereux  à  donner.  Nous  nous  contenterons  de 
dire  qu'une  fête  qui  nous  diviserait  ne  serait  plus  la  fête  de  Jeanne 
d'Arc.  On  y  déroulerait  en  vain  un  cortège  d'opéra  ;  l'âme  du  passé 
n'y  serait  plus  ;  la  signification  historique  et  patriotique  en  aurait  dis- 
paru. 

Quant  à  savoir  si  les  intérêts  commerciaux  de  la  ville  d'Orléans 
en  souffriraient  plus  ou  moins,  nous  en  laissons  le  soin  à  M.  Rabier. 
Notre  préoccupation  est  plus  haute.  N'en  déplaise  à  M.  le  président 
du  ConseQ,  Q  y  a  dans  la  mémoire  des  peuples  des  choses  qui  ne 
doivent  pas  évoluer;  il  faut  leur  laisser  leurs  vieilles  formes;  il  faut  en 
respecter  les  antiques  traditions.  C'est  ce  qu'on  fait  en  Angleterre, 
pays  pour  lequel  M.  Clemenceau  professe  pourtant  quelque  estime,  et 
l'Angleterre  s'en  trouve  bien.  La  sèche  logique  de  M.  Clemenceau 
opère  ici,  comme  elle  l'a  fait  si  souvent  ailleurs,  dans  le  sens  de  la 
destruction.  On  ne  l'oubliera  pas  à  Orléans,  et  on  s'en  souviendra  dans 
le  reste  de  la  France,  partout  où  on  respecte  et  où  on  aime  le  sou- 
venir de*  l'héroïne  qui,  ayant  trouvé  dans  son  grand  cœur  l'idée  de 
patrie,  a  su  en  faire  une  réalité  vivante,  autour  de  laquelle  elle  a 
groupé  dans  un  même  sentiment  tout  ce  qu'on  s'applique  aujourd'hui 
à  désagréger  et  à  désunir. 

M.  André  Theuriet,  qui  est  mort  le  23  avril,  était  pour  nous  un 

op  ancien  et  trop*^précieux  collaborateur  pour  que  nous  ne  consa- 

ions  pas  un  souvenir  à  sa  mémoire.  Au  mois  de  janvier  dernier, 

il  publiait  ses  derniers  vers  dans  la  Retme;  il  y  avait  publié  les 


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240  REVUE  DES  DEUX   MONDEfl 

premiers  en  1857,  il  y  a  cinquante  ans.  La  pi 
ont  paru  dans  Tintervalle  de  ces  deux  dates.  Pe 
vains  ont  été  plus  que  lui  fidèles  à  eux-mèm 
raconté  la  nature.  Nul  n'a  été  plus  sensible  à 
pénétrant.  Les  bois  surtout  l'ont  toujours  l 
mait  mieux  qu'avec  passion,  avec  une  tendn 
fonde,  qui  tenait  à  la  délicatesse  de  son  espri 
cité  de  ses  sentimens.  Tous  ceux  qui  l'ont  ( 
œmTe  est  merveilleusement  saine  :  on  est  ten 
bon,  comme  Sainte-Beuve  l'a  dit  de  son  premie 
est,  en  effet,  toute  embaumée  des  senteurs  de 
elle  participe  à  la  limpidité  des  grands  lacs  c 
mener  ses  rêveries.  Dans  ces  cadres  chers  i 
déroulé  des  actions  romanesques  toujours 
fortes.  11  y  a  quelques  semaines  à  peine,  M 
parlait  d'un  roman  qu'il] voulait  encore  faire,  e1 
dernier.  La  mort  l'a  pris  avant  qu'il  ait  pu 
qu'il  laisse  egt  le  témoignage  de  ses  qualités 
et  d'écrivain.  Le  souvenir  en  restera. 


Le  Di\ 

Fr. 


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gv.^.ToU<^* 


;i) 


tandis  qu'il  sui- 
rès  de  Landri.  Il 
vers  les  carreaux 
lur  de  rhôtel.  Ses 
service.  Il  n'aurait 
son  ancien  élève 
lait  ainsi  vers  un 
la  petite  porte  de 
entraient  les  pié- 
f  et  Pierre  surgis- 
son  père,  dans  les 
es,  quelle  menace 
ninistrateur  infi- 
pitié  que  la  pré- 
iplacable  Fatum^ 
cient,  puis  épou- 
c  cette  nécessité 

si  profondément 
res  de  notre  pre- 

n.  Privilège  of  copy- 
iird,  nineteen  hundred 

'  mai. 

16 


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ESTUB  DES   DEUX  MONDES. 

),  Nous  sommes  les  esclaves  du  second...  »  Cette  force 
ainsi  toutes  les  conséquences  du  crime  n'est  pas  dis- 
lui.  Nous  pouvions  ne  pas  commettre  ce  crime.  Une 
nis,  il  nous  tient.  Nos  précautions  mêmes  ne  servent 
ir  le  châtiment.  11  nous  arrive  également  et  par  nos 
s  et  par  nos  imprudences,  par  les  personnes  qui  nous 
t  par  celles  qui  nous  haïssent,  par  celles  aussi  aux- 
Lous  sommes  indifférens,  tant  nos  fautes  développent 
its  d'après  une  norme  mathématique.  La  visite  de  Lan- 
Pierre  Chaffin  avait  été  un  résultat  très  naturel  des 
îsses  pratiquées  par  le  gérant  de  la  fortune  des  Claviers, 
isite  avait  produit  cet  autre  résultat  non  moins  natu- 
>cteur  avait  interrogé  son  père.  Quand  Chaffin  était  ren- 
maison  du  quai  de  Béthune,  la  veille,  son  fils  lui  avait 
evançant  le  coup  de  sonnette,  signe  que,  de  la  fenêtre, 
t  ce  retour. 

^e  t'attendai%,  »  lui  avait-il  dit.  «  Allons  dans  mon  cabi- 
ï  te  parler  e^  tout  de  suite.  » 

3ue  se  passe-t-il?  »  avait  demandé  Chaffin.  En  pronon- 
Qots,  son  regard  exprimait  plus  de  terreur  que  de  sur- 
te  singularité  n'avait  pas  échappé  à  Pierre.  Il  avait  senti 
combien  sonnait  faux  le  rire  du  nouveau  venu,  pour 
allusion  saugrenue  aux  opinions  très  avancées  que 
t  le  médecin  :  «  Il  ne  s'agit  pas  d'un  complot  anarchiste 
?  Car  moi,  tu  sais,  radical  tant  que  l'on  voudra,  pro- 
toujours...  » 

^andri  de  Claviers  sort  d'ici,  »  répondit  Pierre,  sans 
^de  à  cette  plaisanterie.  Il  avait  refermé  la  porte  de  la 
c  précaution,  et  il  parlait  à  mi-voix.  Il  ne  voulait  pas 
ère  et  sa  sœur,  sans  doute  occupées  à  revoir  le  blan- 
de  la  semaine  dans  une  chambre  voisine,  soupçon- 
[ue  son  père  et  lui  étaient  enfermés  ensemble  :  a  Oui,  » 
I,  «  Landri  de  Claviers...  »  Et  il  regardait  fixement 
trateur  congédié.  Il  essayait  de  saisir  sur  cette  phy- 
obscure  un  trouble  qui  ne  se  manifesta  point.  Le 
reprenait  en  main,  et  il  osait  répliquer  : 
1  aura  eu  honte  de  la  manière  dont  on  s'est  conduit 
)n  vieux  précepteur...  Je  ne  les  confonds  pas,  M.  de 
it  lui.  Landri  est  faible.  Il  n'ose  pas  rompre  en  visière 
iréjugés  d'un  milieu  qu'il  apprécie  pourtant  à  sa  vraie 


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:imrr^\MïrA'iJky 


l'ésugré.  243 

valeur.  Tu  as  vu  son  absurde  conduite  dans  cette  histoire 
d'inventaire?  Il  ne  croit  pas.  Il  adore  Tarmée.  Et  il  se  fait 
casser  aux  gages  I...  C'est  une  pauvre  tête,  mais  un  très  bon 
garçon...  » 

—^  «  Landri  n'est  nullement  venu  s'excuser,  ni  lui  ni  son 
père,  »  dit  le  docteur.  «  Il  est  venu  aous  accuser...  » 

—  «  Nous?...  »  s'écria  Chaffin  «  Et  de  quoi,  s'il  te  plaît?...  » 
Quelle  que  fût  sa  domination  de  lui-même,  cette  phrase  si  di- 
recte l'avait  fait  tressaillir.  Parmi  les  diverses  hypothèses  dont 
l'obsédait  son  imagination  travaillée  par  la  phobie,  une  le  tour- 
mentait davantage,  depuis  ces  derniers  jours  :  il  avait  composé 
son  billet  anonyme,  on  s'en  souvient,  sur  sa  machine  à  écrire. 
Plusieurs  personnes,  chez  les  Claviers,  la  lui  connaissaient.  Sur 
le  moment,  il  s'était  dit  :  «  Bah  !  il  y  en  a  des  centaines  d'autres 
dans  Paris,  »  et  il  avait  passé  outre.  Depuis,  il  vivait  dans  l'an- 
goisse qu'une  recherche  n'amenât  le  marquis  à  vérifier  si  les 
caractères  de  la  lettre  dénonciatrice  ne  correspondaient  pas 
exactement  à  ceux  de  cette  machine.  Cette  crainte  était  extra» 
vagante.  Au  nom  de  quelle  autorité  M.  de  Claviers  eût-il  ré- 
clamé un  pareil  contrôle?  Mais  c'est  le  propre  de  l'idée  fixe, 
qu'elle  ne  distingue  plus  le  possible  de  l'impossible.  Et  puis, 
il  y  avait  Pierre.  D'être  atteint  par  une  insinuation  de  ce  genre 
dans  l'affection  et  l'estime  de  son  fils  représentait  pour  le  père 
un  châtiment  pire  que  l'envoi  devant  la  Cour  d'assises.  L'accusa- 
tion de  Landri  portait-elle  là-dessus?  Prétendait-on  exiger  une 
épreuve  ?  Mais  alors,  que  signifiait  ce  «  nous  ?  » 

—  «  Je  vais  te  mettre  au  courant,  »  reprit  le  médecin.  Il 
commença  de  répéter  mot  pour  mot  la  conversation  qu'il  avait 
eue  avec  l'ancien  élève  de  son  père,  pour  finir  sur  cette  terrible 
dernière  demande  formulée  par  lui  :  «  Oui  ou  non,  avez-vous 
entendu  parler  d'indélicatesse  ?  »  et  sur  l'équivoque  réponse  de 
Landri  :  «  J'ai  entendu  parler  de  désordre.  »  Tout  en  détaillant 
ce  récit,  très  cruel  pour  lui-même  à  reprendre  ainsi,  ses  yeux 
continuaient  de  scruter  le  masque  de  l'agent  si  formellement 
incriminé.  De  vives  impressions  auraient  dû  y  apparaître,  même 
innocent,  surtout  innocent.  L'annonce  de  cette  visite  de  Landri, 

t  dans  ces  conditions,  ne  pouvait  cependant  pas  laisser  un 
omme  de  cœur  indifférent.  11  y  avait  là  de  quoi  se  révolter, 
■'affliger,  s'inquiéter,  s'indigner.  Peut-être  Chaffin,  s'il  eût  prévu 
«tte  explication  avec  son  fils,  eût-il  eu  l'habileté  d'adopter  en 


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244  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

effet  cette  comédie  du  bouleversement.  Attaqué  i 
il  devait  d'instinct  feindre  l'impassibilité  absolue 
dangereuse  des  défenses  pour  un  coupable  sui 
livre  aucun  élément  à  l'enquête,  mais  par  cela  n 
pose  une  maîtrise  de  soi,  une  réserve  voulue^ 
d'un  secret.  Pierre  sentit  cela  si  fortement  qu'au 
douloureuse  confidence,  de  cet  interrogatoire  p 
déguisé,  il  jeta  un  cri,  véritable  appel  à  l'honn 
qui  l'écoutait,  sans  que  sa  face  immobile  perm! 
une  seule  de  ses  pensées  : 

—  «  Et  cela  ne  te  fait  pas  bondir  que  j'en  sois 
ton  fils,  que  j'aie  pu  poser  cette  question  à  cet  l 
qu'il  ait  refusé  de  me  répondre?...  Tu  ne  parais 
que  je  traverse  une  des  heures  affreuses  de  ma 
dis  pas  que  tu  n'es  pour  rien  dans  la  disparition 
M.  Jaubourg.  Je  le  sais.  Ne  me  dis  pas  que  cett 
Landri  prouve  de  sa  part  et  de  celle  de  son  père 
Je  le  sais.  Je  sais  autre  chose,  et  par  une  expé 
d'années  !  M.  de  Claviers  et  Landri,  avec  leurs 
préjugés,  leurs  sottises,  leurs  ridicules,  sont  de 
gens,  incapables  de  faire  un  tort  à  quelqu'un,  v 
S'ils  t'ont  soupçonné  ainsi,  c'est  qu'ils  ont  cru  en 
Il  faut  que  vous  ayez,  le  marquis  et  toi,  rompu 
pour  un  motif  que  je  ne  connais  pas.  Je  veux  le  c 
pourquoi  M.  de  Claviers  qui  a  tant  de  peine,  tu  t' 
souvent,  à  renvoyer  ses  employés,  s'est-il  sépar 
brusquement,  si  brutalement?  Ah  !  »  conclut- 
déchirant,  «  si  le  motif  était  ce  que  tu  nous  as  di 
dri  ne  serait  venu  ici,  jamais  il  ne  m'aurait  quît 
de  non  recevoir,  après  qu'il  avait  vu  combien  je 
que  je  pensais!...  Jamais!...  » 

—  «  Je  vous  ai  dit  ce  qui  est,  à  ta  mère,  à  ta  s 
répondit  Chaffin  d'un  ton  qui  jouait  la  colère  c 
pouvait  prendre  maintenant  que  cette  attitude, 
traste  était  trop  fort  entre  ce  subit  éclat  et  son 
veillée  de  tout  à  l'heure.  Les  simulateurs  de  sentir 
toujours  leur  copie  de  la  réalité  par  quelque  nuai 
les  symptômes  ou  ils  les  faussent.  Tels  ces  h 
singent  une  attaque  de  haut  mal  et  qui  tomben 
avant,  pour  se  protéger.  Le  véritable  épileptique,  ce 


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l'émigré.  245 

n'a  pas  le  temps  de  prendre  cette  précaution.  La 
le  passage  soudain  de  cette  froideur  réfléchie  à  cette 
r,  sans  progression.  Gomment  Pierre,  déjà  si  averti, 
)as  aperçu?  Cette  protestation,  trop  soulignée  dans 
jue  sursaut,  n'était  pas  sincère.  «  Oui,  »  insistait 
nalhonnète  homme,  «  Je  vous  l'ai  dit,  et  je  trouve 
\  ce  soit  justement  toi,  mon  fils,  qui  prennes  contre 
ces  grands  seigneurs  que  tu  ne  connais  que  par  ouï- 
[inais,  moi,  pour  avoir  subi  tant  d'humiliations  que 
jours  cachées.  On  ne  compte  pas,  pour  eux,  quand 
î  leur  caste.  Ils  ne  vous  feraient  pas  un  tort  maté- 
à  ils  se  soucient,  par  orgueil.  Des  autres,  non.  J'at- 

de  Landri.  Décidément,  il  vaut  son  père...  Il 
ipiers  chez  leur  Jaubourg,  des  titres  de  rente,  sans 
nous  qu'ils  pensent,  remarque  bien,  à  nous,  à  toi 

moi.  Est-ce  que  j'en  conclus  qu'ils  ont  des  indéli- 
peprocher?  Non.  Et  toi,  si,  pour  moi  1  C'est  in- 
ais l'indélicatesse,  c'était  de  venir  ici,  t'insulter  et 
^re!  Et  tu  as  écouté  ce  monsieur?  Et  quand  il  te 
>a  seule  démarche,  son  défaut  absolu  de  perspica- 
rogeais  sur  moi?...  Combien  de  fois devrai-je  te  le 
B  Claviers  ne  s'est  pas  séparé  de  moi,  c'est  moi 
éparé  de  lui,  et  pour  la  raison  que  Landri  a  re- 
=1  parlé  de  désordres  dans  mes  comptes,  quand  il 
ôsordre  que  dans  ses  dépenses  à  lui,  qui  ont  été 
Landri  ne  t'a  pas  dit,  c'est  que  je  l'ai  averti  lui- 
ruine  toute  prochaine  du  marquis  afin  de  lui 
me.  Questionne-le  seulement  là-dessus.  Nous  ver- 
nier  cette  conversation  à  Grandchamp  où  je  lui  ai 
fres  vrais.  Je  te  le  jure,  sur  la  tète  de  ta  mère  et 
1  m'avait  écouté,  il  n'aurait  pas  perdu  un  sou...  Et 

il  m'en  récompense.  Mais  ce  n'est  pas  mon  fils,  et 
nens  d'être  trop  injuste  avec  moi,  et  trop  ingrat. 

travaillé  que  pour  vous,  que  pour  toi  en  particu- 

t'épargner  toutes  les  misères  du  gagne-pain  qui 

ton  âge.  Tu  étais  intelligent,  laborieux.  Je  t'ai 
ison,  pour  que  tu  pusses  faire  de  la  science,  tout 
rer  tes  examens  d'agrégation,  pendant  que  tes  ca- 
saient dans  la  clientèle,  et  tu  as  oublié  tous  ces 
hl  c'est  trop  affreux  !..,  » 


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246  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  «  Précisément  parce  que  je  vis  de  tes  bienfaits, 
le  médecin  avec  une  àpreté  farouche,  «  je  ne  peux  pas 
certaines  idées...  Et  ces  idées,  »  continua-i-il,  plus 
encore,  «  mettons  que  ce  soit  affreux,  comme  tu  c 
avoir.  C'est  un  fait  que  je  les  ai.  Veux-tu  que  je  t' 
cause  ?  La  démarche  de  Landri  de  Claviers  n'y  entre  ] 
Le  changement  observé  chez  toi  ces  dernières  semaii 
a  données,  et  lui.  seul.  Depuis  ton  départ  de  Grand 
n'es  plus  le  même.  Je  le  vois  de  mes  yeux.  Je  te  voi 
Tu  maigris.  Tu  ne  manges  pas.  Tu  ne  dors  pas.  1 
obsession  que  tu  ne  peux  pas  cacher,  et  moi  aussi,  j 
mettre  à  en  avoir  ime,  je  la  sens  grandir,  m'envahù 
soupçon.  Je  n'en  veux  pas.  Nous  ne  ferons  pas  de  la  fo 
Soyons  plus  fiers.  Un  père  et  un  fils  ne  doivent  pas 
deux  fois  des  propos  conmie  ceux-ci.  Il  y  a  un  moyen 
Il  est  trop  tard  aujourd'hui,  »  ajouta-t-il,  en  regarda 
dule,  «  mais  demain,  à  onze  heures,  après  rHôtel-Die\ 
te  prendre.  Nous  allons  ensemble  rue  du  faubourg 
noré.  Nous  demandons  à  parler  au  marquis.  Tu  lui  di 
tu  préfères,  je  lui  dirai  que  des  bruits  circulent.  Et 
Louvet  a  changé  de  manières  avec  moi,  depuis  que  tu 
chez  les  Claviers.  Ces  bruits  sont  arrivés  jusqu'à  n 
venons  le  prier  d'y  couper  court  en  déclarant  publiqi 
devant  moi  d'abord,  qu'il  n'a  rien  à  te  reprocher  dans 
qui  soit  contre  l'honneur...  J'exigerai  qu'il  me  1'^ 
besoin,  cette  déclaration...  » 

—  «  Je  ne  ferai  pas  cette  démarche  !  »  s'écria  Chaf 
épouvante  dilatait  ses  prunelles  qui  voyaient  par  ava 
Claviers.  «  Je  ne  la  ferai  pasl...  Tu  parles  de  "fierté 
comprends  pas  que  tu  me  proposes  une  humiliation 
Pire  que  toutes  les  autres...  » 

—  «  Et  laquelle?  »  repartit  vivement  le  fils.  «  Qu( 
liaiion  y  a-t-il  à  se  présenter  chez  quelqu'un  envers  qi 
rien  à  se  reprocher  et  de  qui  Ton  réclame  la  répara 
injustice  involontaire?  Oui  ou  non,  que  Louvet,  qu 
et  combien  d'autres,  que  je  ne  connais  pas!  —  ayonî 
voir  une  mauvaise  impression  de  ta  brouille  avec  M.  d 
est-ce  une  injustice,  si  cette  brouille  n'est  qu'un  cap 
part?  Oui  ou  non,  en  est-il  l'auteur,  par  l'excès  d'hui 
tu  prétends  qu'il  a  fait  preuve?...  » 


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LÉMIGRÉ.  247 

—  «  Oû  pensera  ce  qu'on  voudra,  »  interrompit  Chaffin.  «  Je 
5  monterai  pas  l'escalier  de  cet  homme.  Je  n'irai  pas  chez  lui. 
)  n'irai  pas,  » 

—  «  Soit,  »  répondit  Pierre,  «  j'irai  donc  seul.  » 

—  «  Tu  ne  me  feras  pas  cet  affront!  »  avait  supplié  le  père. 
Tu  n'iras  pas.  Je  te  le  défends.  T'humilier,  c'est  m'humilier. 
ous  sommes  solidaires  sur  ce  point.  Tu  m'obéiras.  » 

—  «  A  cause  de  cette  solidarité  même,  je  ne  t'obéirai  pas,  » 
prit  le  fils.  «  Ton  honneur,  c'est  mon  honneur.  Je  veux  savoir 
18  l'argent  dont  je  vis  est  pur.  A  onze  heures  demain,  je  serai 
-bas.  J'espère  que  tu  y  seras  aussi.  Mais  si  tu  n'y  es  pas,  j'entre- 
iseul.  Rien  au  monde,  tu  entends,  rien  ne  m'empêchera  d'avoir 
Btte  explication  avec  M.  de  Claviers,  à  moins  que...  » 

—  «  A  moins  que?...  »  interrogea  Chaffin,  haletant.  «  Achève.  » 

—  «  A  moins  que  tu  ne  me  dises  que  ton  départ  de  chez  eux 
une  raison  différente  et  laquelle...  » 

—  «  Je  ne  peux  pourtant  pas  en  inventer  une,  »  répondit  le 
Te. 

—  «  Alors  je  ne  comprends  pas  tes  objections  contre  une 
imarche  dont  j'ai  besoin,  encore  une  fois,  pour  en  finir  avec  une 
nsation  insupportable.  » 

—  «  Hé  bien!  »  fit  Chaffin,  après  un  silence,,.  «  Fais  cette 
imarche,  puisque  tu  ne  crois  plus  en  ton  père,  mais  rappelle- 
i  que  je  ne  te  la  pardonnerai  jamais...  » 

Maladroit  et  gauche  effort  de  dignité  paternelle,  auquel  avaient 
anqué  l'accent,  le  geste,  le  regard,  cette  inimitable  et  irrésis- 
\Ae  vérité  enfin  dont  Pierre  avait  besoin,  il  l'avait  dit,  comme  de 
lin  et  d'eau,  d'air  et  de  lumière  !  Il  y  avait  eu  recours  cependant, 
ir  une  tentative  désespérée,  afin  d'empêcher  cette  visite  dont 
mnonce  avait  fait  courir  du  feu  dans  ses  veines.  Quelle  soirée 
quelle  nuit  il  passa  sous  la  menace  de  cette  heure  que  chaque 
inute  rapprochait,  où  ce  patron  indignement  trahi  et  ce  fils 
ol&tré  seraient  face  à  face  !  Le  jeune  homme  n'avait  pas  dîné  à  la 
aison,  pour  ne  pas  se  retrouver  avec  son  père.  Celui-ci  l'en- 
ndit  rentrer  vers  minuit.  Une  tentation  foUele  saisit,  au  bruit 

ce  pas  si  connu,  de  se  lever,  de  courir  à  lui,  de  tout  lui 
3uer...  Mais  non.  La  phrase  terrible  de  Pierre  retentissait  encore 
^n  oreille  :  «  Je  veux  savoir  que  l'argent  dont  je  vis  est  pur.  » 
>mment  supporter  d'apprendre  à  ce  garçon,  d'une  probité  si 


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248  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

entière,  que  cet  argent  n'était  pas  pur,  que 
grâce  à  laquelle  il  poursuivait  librement  ses  é 
de  métier,  était,  pour  une  partie,  volée?  Ca 
înotifs  qui  avaient  déterminé  Chaffin  à  i'escrc 
désir  d'assurer  Tindépendance  de  ses  travau: 
la  revanche  de  sa  demi-domesticité.  Il  l'a 
hôpitaux,  professeur  à  la  Faculté,  membre  ci 
decine,  de  l'Institut  peut-être.  Cette  exaltatic 
ternel  avait  tenu  chez  le  secrétaire  du  marqi 
mftme  rancune  de  sa  destinée  manquée  qui  '. 
noble  et  fastueux  patron  d'une  implacable 
bons  sentimens  puissent  coexister  dans  un  ] 
très  mauvais,  et  des  résolutions  criminelles,  i 
se  justifier  par  ceux-là,  c'est  un  fait  d'observi 
déconcertant  qu'indiscutable.  Il  explique  ] 
législateurs,  qui  furent  aussi  de  grands  p£ 
toujours  elBforcés  de  punir  les  actes  en  eux-m 
la  recherche  des  intentions.  La  décadence  d 
commence  avec  cette  recherche  qui,  dans 
ressortit  à  la  religion.  L'Église  peut  encore 
de  pardonner  ses  crimes  à  un  Chaffin,  q 
humains,  saisis  de  son  cas,  ne  lui  doivent  q 

—  «  S'il  sait  jamais  cela,  »  s^  disaii 
dans  cette  veillée  d'agonie,  «  il  me  quitter 
maison.  Sa  mère  et  sa  sœur  voudront  savoir 
ront  la  vérité.  Il  faut  que  Pierre  Tignore^ 
ment?...  » 

C'est  alors  que  dans  cet  esprit,  épuisé  d( 
ment  de  la  conscience,  une  idée  avait  comi 
s'était  vu  allant  lui-môme,  dès  les  neuf  heur 
fils  serait  à  l'Hôtel-Dieu,  se  jeter  aux  pied 
supplierait  de  ne  pas  le  perdre  aux  yeux  de 
viers  était  généreux.  Il  aurait  pitié  de  lui 
ne  pas  parler.  Il  ne  parierait  pas.  Mais 
mari  de  M°*  de  Claviers  après  qu'il  lui  av 
ce  coup  infâme  au  message  anonyme,  le  Ji 
Il  n'en  supportait  même  pas  l'idée.  Il  y  B^ 
observée  par  cet  homme  si  fier,  depuis  qu'il 
de  sa  femme,  attestant  la  liaison  avec  Jaubi 
de  l'enfant,  un  mystère  dont  Chaffin  s'épouv 


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REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

EiUèle  au  sien.  Le  médecin  s'était  dit,  en  quittant  son 
emain  il  aura  réfléchi.  Il  se  décidera  avenir  chez  M.  de 
*s  avec  moi,  s'il  n'y  a  rieù  ;  et,  s'il  y  a  quelque  chc 
uera.  »  Voyant  que  Ghaffin  ne  lui  reparlait  pas,  la  mî 
ue,  et  se  rappelant  l'ardeur  de  sa  protestation,  la  vei] 
it  raisonné  :  «  Mon  père  a  trouvé  un  moyen.  Lequ 
pable,  il  n'y  en  a  qu'un  :  aller  là-bas  le  premier,  pour 
r  le  marquis  de  l'épargner  auprès  de  moi.  Mais  est-ce 
e?...  »  Le  médecin  était  décidé  à  tout  maintenant,  po 
r  avec  cette  torture  d'un  soupçon  qui  déjà  passait,  î 
uvante,  de  l'intermittence  à  l'idée  fixe.  Il  redoutait 
e  monomanie  si  bien  définie  par  un  de  ses  confrèr( 
tiquité  :  animi  angor  in  unâ  cogitatione  defixus  ( 
^rens.  Il  avait  donc  agi.  Au  lieu  de  se  rendre  à  son  hô 
était  posté  dans  l'angle  de  la  rue  des  Deux-Ponts  et  du 
Béthune.  Il  avait  vu  son  père  sortir,  épier  autour  A 
ime  quelqu'un  qui  redoute  une  surveillance,  puis  se  dii 
1  pas  en  apparence  indifi^érent,  vers  le  pont  Sully, 
iter  en  voiture.  Pierre  lui-môme  avait  hélé  le  pn 
re  qui  passait.  Il  avait  donné  une  pièce  de  cinq  fran 
der,  en  lui  enjoignant  d'aller  le  plus  vite  possibU 
guesseau,  au  coin  de  la  rue  du  faubourg  Saint-Honoré 
t  arrivé,  en  effet,  assez  tôt  pour  voir  le  taximètre  de  Cl 
rêter  devant  la  porte  de  l'hôtel  Claviers.  Il  avait  atJ 
Ique  minutes  pour  sonner  à  son  tour,  et  interrog 
cierge  : 

—  ^<  Mon  père  est  déjà  chez  M.  le  marquis?  » 

—  «  Non,  monsieur  le  docteur,  »  avait  répondu  cet  hoi 
.  Chaffin  est  venu  voir  M.  le  comte...  » 

—  «  Hé  bien  !  je  vous  prie  de  faire  demander  à  M.  le 

5  s'il  peut  me  recevoir?...  »  avait  dit  Pierre,  après  un  in 
îsitalion.  Dans  le  regard  du  portier  il  avait  cru  discern 
ne  gêne  que  dans  les  prunelles  du  professeur  Louve 
ps  derniers.  Il  ne  se  trompait  qu'à  moitié.  Naturelîem( 
rnanime  M.  de  Claviers  n'avait  confié  à  personne  dam 
)urage  ses  griefs  contre  son  secrétaire.  Mais  ses  domest 
lient  sa  parfaite  bonté.  Ils  avaient  imaginé  le  motif  du  bri 
^'oi  de  Chaffin,  avec  d'autant  plus  de  facilité  qu'ils  n'ignor 
sa  gratte  quotidienne.  Officiellement,  ils  n'étaient  pas  av 
•re  en  avait  une  preuve  :  la  porte  de  Landri  n'était  pas 


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s5sî«ez^3»^?:jpt: 


L'tmaBÊ.  2S1 

re,  et  lui-même  on  Tadmettait  chez  M.  de  Claviers, 
vait  parlé  dans  le  tuyau  acoustique  qui  reliait  la 
La  réponse  était  revenue,  affirmative.  La  cloche 
inonçant  le  visiteur,  et  le  médecin  était  introduit 
•quis,  cinq  minutes  après  que  la  porte  de  Landri 
ser  la  silhouette  implorante  et  humble  de  Chaffin  ! 
a  peut-être  rien  tout  de  môme,  »  se  disait  le  doc- 
l'ou  nous  reçoit  tous  les  deux.  Si  c'était  vrai!... 
moins  sur  mon  cœur  !  Enfin,  je  vais  savoir.  » 

eigneur  auprès  duquel  le  fils  de  l'intendant  infi- 
mciateur  scélérat  osait  [cette  tragique  démarche, 
la  vaste  et  sévère  bibliothèque  où  avait  eu  lieu, 
auparavant,  une  explication  non  moins  tragique, 
iri.  Assis  à  sa  table,  cette  fois,  il  s'occupait  à  une 
étrange  pour  qui  ne  connaissait  point  les  secrètes  ' 
I  sa  pensée.  Il  achevait  de  transcrire  lui-même, 
s  détachées,  d'un  numérotage  déjà  très  élevé,  l'in- 
us  les  trésors  artistiques  conservés  dans  le  châ- 
ihamp.  Il  avait  procédé  méthodiquement,  pièce  par 
était  en  ce  moment,  comme  l'indiquait  la  Ijgne 
de  la  page,  à  l'appartement  de  la  défunte  mar- 
it  gardé  pour  le  dernier.  On  en  comprend  trop  la 
ail,  commencé  depuis  plusieurs  semaines,  touchait 
riture  du  vieux  gentilhomme  lui  avait  toujours 
e  était  large,  aisée  et  claire,  avec  un  air  du  grand 
nblement  dans  quelques  lettres  attestait  pourtant 
acer  les  lignes  de  cette  page-ci  lui  avait  coûté.  Un 
lit  ouvert  sur  le  bureau  qui  contenait  des  docu- 
itifs.   Le  livre  de  la  Généalogie  de  la  maison  de 
dchamp  était  là  aussi,  avec  le  signet  mis  au  fameux 
[néro  44,  dont  Âltona,  jadis,  avait  pris  texte  pour 
e.    Le  dernier,  par  le  sang,  de  ces  magnifiques 
jeait  Pacte  de  décès  de  sa  maison,  sous  une  forme 
i.  Il  avait,  ce  matin  encore,  passé  par  des  émotions 
nt  le  reflet  rendait  plus  imposant  son  noble  visage, 
courtoisie  le  fit  se  lever  pour  recevoir  le  fils  de 
ur  véreux.  D'un  geste  il  lui  montra  un  siège,  — 
9  la  main,  petit  détail  que  Pierre  interpréta  aussitôt 
le  ses  soupçons  :  le  marquis  punissait  en  lui  les 


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2S2  RBVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fautes  de  son  père.  Cette  visite  surprenait  en  effet  M.  de  Claviers, 
et  bien  péniblement,  mais  pour  un  motif  très  différent  de  celui 
qu'imaginait  le  jeune  homme.  Pierre  avait  été  le  médecin  de 
Jaubourg.  Il  avait  assisté  à  cette  agonie  durant  laquelle  le  malade 
avait  sans  doute  parlé.  Quoique  M.  de  Claviers  ignorât  les  sa- 
vantes théories  des  psychiatres  modernes  aur  V  «  ecmnésie  »  et 
r  «  onirisme,  «  il  avait  vu  mourir.  Il  savait  quels  aveux  Texci- 
tation  de  la  fièvre  arrache  parfois  à  des  bouches  jusqu'alors 
muettes.  Il  s'expliquait  ainsi  cette  déclaration  de  paternité  faite 
à  Landri.  A  cette  «  horrible  scène,  »  dont  avait  parlé  le  jeune 
homme,  peut-être  Pierre  Chaffin  avait-il  assisté  ?  C'était  la  cause 
pour  laquelle  l'héroïque  personnage  avait  consenti  à  le  recevoir. 
Il  n'avait  pas  voulu  paraître  avoir  peur  de  cette  rencontre.  Une 
autre  nuance  frappait  le  docteur  :  l'altération  vraiment  prodi- 
gieuse de  cette  physionomie  puissante.  M.  de  Claviers  avait,  de- 
puis ces  quelques  semaines,  vieilli  autant  que  son  ex-secrétaire. 
Mais  c'était  le  vieillissement  d'un  homme  rongé  de  chagrin,  sans 
un  remords,  le  désespoir,  avec  les  yeux  clairs,  de  celui  qui  n'a 
rien  à  se  reprocher,  dans  la  souffrance  dont  il  meurt;  au  lieu  que 
Chaffin  avait  tant  montré  à  son  fils  le  masque  du  malheureux  au 
regard  noir  et  voilé,  artisan  conscient  de  sa  propre  misère.  Cette 
comparaison  s'institua  involontairement  dans  Tesprit  du  méde- 
cin, tandis  qu'il  disait  : 

—  «  Vous  m'excuserez  de  vous  déranger,  monsieur  le  mar- 
quis, et  à  une  heure  si  matinale.  Ce  ne  sera  pas  pour  un  temps 
bien  long.  » 

—  a  C'est  votre  temps  qui  est  précieux,  docteuir,  et  non 
le  mien,  »  répondit  M.  de  Claviers,  tout  à  fait  maître  de  lui  à 
présent.  Il  cherchait  à  deviner  le  mobile  de  cette  présence  inat- 
tendue. «  Il  n'aura  pas  été  content  des  honoraires,  tels  que 
Métivier  les  aura  réglés,  »  pensait-il,  et  l'autre  continuait  : 

—  «  Je  n'essaierai  pas  de  faire  de  la  diplomatie  avec  vous, 
monsieur  le  marquis.  Ce  n'est  pas  mon  genre,  et  je  sais  que  ce 
n'est  pas  le  vôtre  non  plus.  J'irai  droit  au  but.  Voici  donc,  en 
deux  mots  et  très  simplement,  l'objet  de  ma  visite.  Vous  vous 
êtes  séparé  de  mon  père  après  l'avoir  eu  plus  de  cpiinze  ans  à 
votre  service.  Cette  séparation  a  été  brusque.  Elle  a  fait  cause' 
J'ai   eu,  moi-même,   l'impression   que  je   ne  connaissais    pi 
toute   la  vérité.  Mon  père  a  refusé  de   s'expliquer  avec  mo 
là-dessus,  nettement.  Ou  plutôt,  il  s'est  expliqué,  mais  dans  d< 


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254 


REVUE  DES   DEUX   MONDES. 


pondant,  à  ce  que  je  considère  de  votre  part  comme  une  déplo- 
rable erreur,  une  aberration  d'esprit...  Si  j'avais  parlé  à  qui  que 
ce  fût  des  raisons  que  j'ai  eues  de  me  priver  des  services  de 
Monsieur  votre  père,  j'admettrais,  à  la  grande  rigueur,  que  vous 
vinssiez  me  demander  de  m'expliquer  sur  mes  propos.  Je  n'en 
ai  tenu  aucun.  Monsieur  votre  père  m'a  quitté  parce  qu'il  gé- 
rait mal  mes  affaires.  Voilà  tout.  C'est  tout  ce  que  j'ai  jamais 
dit  et  dirai  jamais  de  lui,  à  vous  comme  aux  autres...  » 

—  «  Mal  gérer  a  deux  sens,  monsieur  le  marquis,  »  répliqua 
nerveusement  le  médecin,  et,  devant  la  protestation  de  M.  de 
Claviers,  «  si  j'insiste,  c'est  que  vous  venez  de  m'en  reconnaître 
le  droit...  Oui.  Vous  m'avez  dit  que  vous  admettriez  ma  ques- 
tion, si  vous  aviez  parlé  à  quelqu'un.  Vous  entendiez  par  là  : 
quelqu'un  d'étranger.  Vous  oubliiez  votre  fils...  M.  le  comte 
de  Claviers  est  venu  chez  moi,  hier,  dans  l'après-midi  m'inter- 
roger,  en  son  nom  et  au  vôtre,  sur  des  papiers  que  l'on  a  volés, 
paraît-il,  dans  l'appartement  de  M.  Charles  Jaubourg.  Il  accu- 
sait mon  père  de  ce  vol,  avec  ma  complicité.  Il  a  dû  recon- 
naître qu'il  se  trompait.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'un 
pareil  soupçon  m'autorisait  à  savoir  au  nom  de  quoi  il  avait 
pu  seulement  le  concevoir.  Ce  ne  peut  être  que  d'après  ce  que 
vous  lui  avez  dit.  Il  était  en  prison  quand  la  chose  s'est  passée. 
Il  a  opposé  cet  alibi  à  mon  investigation.  Il  ne  me  restait  plus 
qu'à  m'adresser  à  vous.  Ce  que  vous  lui  avez  dit  de  mon  père, 
répétez-le-moi.  Est-il  injuste  de  vous  le  demander?...  » 

—  «  Mon  fils,  c'est  un  autre  moi-même...  »  répondit  M.  de 
Claviers.  D'apprendre,  d'une  façon  bien  vague  encore,  la  scène 
de  la  veille  entre  les  deux  jeunes  gens  venait  de  le  toucher  au 
plus  saignant  de  sa  sensibilité.  D'après  quels  indices  Landri 
s'était-il  décidé  à  provoquer  une  explication  qui  risquait  d'être  si 
périlleuse?  Elle  pouvait  éveiller  des  soupçons  sur  l'importance 
et  la  nature  des  papiers  volés  chez  Jaubourg.  Pour  tenir  jus- 
qu'au bout  son  rôle  de  père  en  parfaite  entente  avec  son  en- 
fant, le  marquis  ne  devait  ni  poser  une  question  sur  ce  point,  ni 
paraître  désavouer  le  jeune  homme.  Mais  cette  nouvelle  l'avait 
remué  tout  entier,  et  c'est  d'une  voix  frémissante  qu'il  insista  : 
«  Vous  n'avez  pourtant  pas  la  prétention  que  je  vous  rende 
compte  de  mes  entretiens  avec  Landri,  en  tète  à  tête?  Vous 
n'avez  pas  celle  non  plus  que  je  vous  mène  chez  mon  nouvel 
homme  d'affaires  et  que  je  vous  initie  au  détail  de  mes  recettes 


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2S6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mai*quis  se  redresser.  Il  s'éloigna  à  reculons,  s 
la  terreur  que  ses  jambes  flageolaient  et  qu'il  dut 
le  mur.  M.  de  Claviers,  stupéfié  lui-même  par  h 
ancien  secrétaire  et  du  médecin  qu'il  quittait  à  { 
tous  les  deux  et  Landri.  Alors,  interpellant  cet 

—  «  J'ai  à  te  parler,  »  lui  dit-il,  «  quand  ti 
ces  Messieurs...  »  En  ce  moment,  ses  yeux  renc 
loppe  restée  sur  le  bureau.  Il  y  reconnut  son 
et  l'ouvrit.  Chaffin  n'avait  pas  eu  le  temps  d< 
constance  qui  rendait  plus  saisissante  l'identité  e 
et  une  autre,  celle  où  le  mari  trahi  avait  forcé  1 
lire  la  preuve  delà  honte  commune.  Cette  envelc 
trois  lettres  de  Charles  Jaubourg  à  M"'  de  Cla^ 
le  précepteur,  et,  sur  une  feuille  séparée,  ces  qi 
son  écriture,  tracées  sous  la  dictée  de  Landri  :  < 
qui,  dans  une  heure  d'égarement,  a  envoyé  une 
à  M.  le  marquis  de  Claviers-Grandchamp,  lui  re 
pièces  dont  parlait  cette  lettre,  et,  en  lui  dema 
s'en  remet  à  sa  générosité  pour  ne  pas  le  désh< 
de  son  fils...  »  Le  marquis  lut  ce  billet.  Ilreconi 
feuilles  l'écriture  haïe  de  l'amant  de  sa  femme,  i 
regarda  Chaffin  et  dit  :  '<  C'était  donc  vous!...  » 
pas  vers  lui  avec  un  visage  si  redoutable  que  U 
ah!  il  méritait  bien  ce  nom  dans  ce  cruel  moi 
sur  ses  genoux,  en  criant  :  «  Pardon  !  »  Le  méc 
cipité  entre  son  père  et  M.  de  Claviers,  qui  s'arr 
il  luttait  contre  lui-même  pour  ne  pas  se  fair 
mains.  Enfin,  montrant  la  porte,  il  ordonna  : 
sortez  donc  !  »  d'un  accent  si  impérieux  que  l'î 
se  traîna,  toujours  à  genoux,  vers  la  porte.  Ses 
eurent  de  la  peine  à  l'ouvrir.  Il  s'échappa  ei 
Landri  disait  à  Pierre  épouvanté,  et  qui  n'avail 
personne  maintenant  pour  savoir  la  vérité  sur  i 

—  «  Suivez-le.  Ne  le  laissez  pas  seul...  » 

—  «  Vous  avez  peur  qu'il   ne  se  tue,  »  fit 
quand  cette  porte  se  fut  refermée  sur  les  deu: 
vous  aura  joué  cette  comédie  !  »  continua-t-il  i 
amer.  «Ce  n'est  pas  lui,  c'est  son  fils  qu'il  faudn 
seul.  Les  lâches  vivent.  Ce  sont  les  gens  de  cœu: 


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l'émigré.  '    257 

suicide  devant  la  honte.  Et  quand  on  ne  croit  pas  en  Dieu!... 
A  cause  de  ce  garçon,  je  voudrais  m'ètre  dominé.  Je  n'ai  pas 
pu!...  Mais  non.  C'est  mieux  ainsi,  »  continua-t-il,  avec  une 
sauvage  énergie  où  reparaissait  le  dur  atavisme  d'une  race  de 
guerre.  «  Nous  avons  trop  peur  de  souffrir  et  de  faire  souffrir. 
La  douleur  des  fils,  c'est  le  rachat  des  pères  dans  ce  monde  et 
dans  l'autre.  Il  faut  savoir  expier  les  fautes  que  l'on  n'a  pas 
Commises,  puisque  l'on  bénéficie  des  vertus  que  l'on  n'a  pas 
eues...  »  Il  s'était  comme  parlé  à  lui-même,  et  il  semblait  avoir 
oublié  l'existence  de  Landri,  qui  le  regardait  aller  et  venir 
dans  la  chambre,  muet  maintenant.  Le  billet  de  Chaffin  et  les 
trois  lettres  de  Jaubourg  gisaient  toujours  sur  la  table  où  il  les 
avait  posées,  en  marchant  sur  le  traître.  Le  jeune  homme  trem- 
blait qu'au  sortir  de  cette  méditation  passionnée  la  vue  de  ces 
feuilles  n'envenimât  encore  la  blessure  dont  ce  noble  cœur 
saignait.  Aussi  fut-il  étonné  du  calme  avec  lequel,  revenu  à  lui 
et  apercevant  en  effet  ces  papiers,  M.  de  Claviers  lui  dit  simple- 
ment, en  les  lui  montrant:  «  Faites  comme  l'autre  fois!...  »  Il 
recommença  de  marcher,  tandis  que  ces  preuves  du  redoutable 
secret  se  consumaient.  Enfin,  s'arrètant  devant  Landri  : 

—  «  Vous  avez  fait  ce  que  vous  aviez  promis,  »  hii  dit-il. 
«  C'est  bien.  C'est  très  bien.  Je  suis  soulagé  d'un  poids  horrible. 
Nous  avons  le  droit  de  penser  que  toutes  les  lettres  sont  dé- 
truites. Les  Chaffin  ne  parleront  pas.  Ils  ne  peuvent  pas  parler. 
L'honneur  est  sauf,  et  grâce  à  vous.  Encore  une  fois  c'est  bien, 
et  je  vous  en  remercie...  » 

—  «  Vous  me  remerciez?...  Ah!  monsieur!...  »  répondit 
Landri,  et,  l'émotion  l'étouffant  :  «  Si  vraiment  vous  estimez 
que  j'ai  au  moins  essayé  de  vous  satisfaire,  permettez-moi  d'im- 
plorer de  vous  une  grâce,  celle  de  rapprocher  le  moment  où 
cette  simulation  d'intimité,  que  vous  m'avez  imposée,  que  vous 
avez  eu  raison  de  m'imposer,  finira.  Cette  vie  dans  le  monde, 
parmi  tous  ces  indifférens,  avec  ce  que  j'ai  là,  »  et  il  se  frappa 
la  poitrine,  «  elle  est  trop  cruelle.  Je  n'en  ai  plus  la  force.  Vous 
avez  vu  que  je  ne  m'y  suis  pas  soustrait.  J'ose  dire  que  personne 
n'aura  deviné  ce  que  j'ai  senti  depuis  ces  dernières  semaines. 
^«is  je  suis  à  bout.  Je  n'en  peux  plus...  » 

—  «  Et  moi?  »  dit  le  marquis,  «  croyez-vous  que  je  n'en 
[lis  pas  bien  las  aussi?.,.  Mais  c'est  vrai.  L'épreuve  a  duré  assez. 
<^  monde  ne  pourra  plus  supposer  que  nous  nous  sommes  séparés 

TOOT  xxziz.  —  1907.  17 


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2S8   *  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  un  prétexte.  Votre  mariage  suffira  pour  tout  expliquer.  L'au- 
teur de  cette  infâme  lettre  anonyme  est  démasqué  et  désarmé 
Nous  n'avons  plus  rien  à  redouter.  Nous  pouvons  en  finir...  Voilà 
donc  mes  volontés,  »  reprit-il,  après  une  nouvelle  pause  :  «  Vous 
allez  m'écrire  une  lettre  que  je  puisse  montrer.  Vous  m'y  an- 
noncerez votre  intention,  malgré  ma  défense,  d'épouser  M"'  Olier, 
et  d'employer  les  moyens  légaux  que  le  Code  met  à  votre  dis- 
position. Je  les  ignore.  Vous  les  spécifierez.  Vous  quitterez 
l'hôtel  aujourd'hui  même  et  me  ferez  savoir  votre  adresse,  que 
je  puisse,  s'il  y  avait  urgence,  communiquer  avec  vous  aussitôt. 
Je  ne  prévois  pas  le  cas.  Métivier  doit,  par  mon  ordre,  avoir 
réalisé  la  fortune  qui  vous  vient  de  votre  mère.  Il  est  bien  entendu 
que  la  part  qu'elle  m'avait  laissée  par  son  testament  y  sera  jointe. 
Je  vous  demande  de  déposer,  jusqu'à  nouvel  ordre,  cet  argent  à 
la  Banque  de  France.  Il  me  sera  plus  facile  ainsi  de  verser  à  votre 
compte,  sans  intermédiaire,  une  autre  fortune  que  vous  savez  et 
que  vous  acceptez.  Vous  vous  y  êtes  engagé...  Enfin,  je  vous 
demande  de  ne  pas  vous  établir  à  Paris,  du  moins  tant  que  je 
durerai...  Ce  ne  sera  pas  très  long...  » 

—  «  Je  vous  répéterai  ce  que  je  vous  ai  dit  le  premier  jour,  » 
répondit  Landri,  «  je  n'ai  qu'à  vous  obéir...  Pour  ce  qui  est  du 
dernier  point,  je  me  propose,  non  seulement  de  ne  plus  habiter 
Paris,  mais  de  quitter  la  France,  d'aller  entreprendre  au  Canada 
une  exploitation  agricole...  Â  mon  retour  de  Saint-Mihiel,  vous 
m'avez  dit,  je  me  rappelle  vos  paroles  textuellement  :  —  Il 
m'est  horrible  que  la  famille  que  vous  allez  fonder  porte  le  nom 
de  la  mienne...  Cela  ne  me  serait  pas  moins  horrible,  à  moi, 
sachant  désormais  que  ce  nom  n'est  pas  le  mien.  Ce  nom  je 
n'en  peux  pas  changer  en  France,  sans  que  l'on  cherche  la 
cause  d'une  pareille  résolution.  M'expatriant,  et  pour  exercer 
un  métier  nouveau  dans  un  pays  absolument  nouveau,  j'échap- 
perai à  tous  les  commentaires.  Je  compte  relever  un  des  noms 
qui  ont  appartenu  à  la  famille  de  ma  mère  et  qui  n'a  pas 
été  repris  depuis  plus  de  cent  ans.  Vous  parliez  de  moyens 
légaux.  S'il  en  existe  pour  que  le  titre  de  marquis  de  Claviers- 
Grandchamp  passe,  après  vous,  à  quelqu'un  de  vos  jeunes 
parens,  je  m'y  prêterai,  sous  telle  forme  qui  vous  convien- 
dra... » 

—  ((  Tu  ferais  cela?...  »  s'écria  M.  de  Claviers.  Le  tremble- 
ment d'une  émotion  plus  forte  que  toutes  ses  résolutions  étran- 


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t'ÉHlGRÉ.  259 

glaitsavoîx  dans  sa  gorge.  «  Tu  changerais  de  nom?...  Mais 
elle;  mais  cette  femme...  » 

—  «  Madame  Olierj?  »  interrompit  Landri  :  «  je  lui  ai  dit  mon 
projet.  Elle  s'y  est  soumise  par  avance,  sans  me  demander 
d'autre  explication...  » 

—  «  Oui,  »  reprit  le  marquis.  «  C'est  la  vérité.  C'est  le 
remède...  »  Derechef  irne  pouvait  plus  se  dominer  et  les  mots 
lui  échappaient  avec  ses  pensées  :  «  Je  l'avais  bien  vu,  dès  la  pre- 
mière heure.  Mais  cela  ne  pouvait  pas  venir  de  moi...  Adopter  un 
autre  fils?  qui  ne  soit  pas  toi?  Jamais!...  Ah!...  »  continua-t-il, 
avec  une  exaltation  grandissante,  «  je  peux  dire  vraiment, 
comme  cette  veuve  du  moyen  âge  :  tu  m'as  été  dérobé...  Non, 
je  n'aurai  pas  d'autre  fils.  Les  Claviers-Grandchamp  mourront 
en  moi.  J'aurai  été  le  dernier  du  nom,  comme  je  suis  le  dernier 
de  la  race.  C'est  ce  qu'ils  auraient  voulu,  s'ils  avaient  pu  prévoir. 
Notre  maison  finira,  comme  elle  a  vécu,  noblement.  En  y  aidant, 
tu  as  effacé  l'outrage.  A  cause  de  toi,  je  peux  pardonner...  Il 
faut  faire  notre  devoir  jusqu'au  bout,  »  ajouta-t-il,  au  terme 
d'un  silence,  durant  lequel  Landri  attendit,  espéra  une  autre 
phrase,  un  geste,  une  étreinte,  un  embrassement.  Mais  le  vieux 
seigneur  jugeait  sans  doute  qu'il  en  avait  déjà  trop  dit,  et  aussi 
sans  doute,  il  avait  peur  de  lui-même,  de  ce  flot  de  tendresse  qui 
lui  jaillissait  de  Fâme,  noyait  tout.  Car  il  conclut  brusquement  : 
«  Allez  au  vôtre.  Je  vais  au  mien.  Adieu.  » 

—  «Adieu...  »  répondit  Landri.  Le  marquis  hésita  encore  une 
seconde.  Il  avait  la  main  sur  le  bouton  de  la  porte.  Il  le  tourna 
et  il  disparut,  sans  s'être  même  re  tourné.  Il  marchait,  du  pas  alourdi 
qu'il  avait  depuis  que  l'affreuse  découverte  l'avait  atteint  dans 
sa  superbe  vitalité,  la  tête  penchée,  le  dos  un  peu  voûté.  Quand 
il  se  retrouva  dans  sa  bibliothèque,  et  tout  seul,  son  épuisement 
était  si  total  qu'il  se  laissa  choir  sur  le  premier  fauteuil  à  sa 
portée,  et  il  demeura  ainsi,  indéfiniment,  à  regarder,  quoi?  un 
portrait  de  Landri  enfant,  qu'il  avait  dans  cette  pièce,  depuis  des 
années.  Tout  ce  passé  d'amour  paternel  palpitait  dans  son  cœur, 
et  il  songeait  qu'à  ce  même  moment  le  jeune  homme,  objet  de 
sa  passionnée  tendresse,  se  préparait  à  s'en  aller  et  à  jamais. 
^  and  il  sortit  de  cette  immobilité  farouche,  ce  ne  fut  cepen- 

ut  pas  pour  retourner  dans  la  direction  de  l'appartement  où 
mdri  était  sans  doute  encore.  Non.  Il  reprit  sur  sa  table  le  gros 
ylume  où  il  avait  écrit  l'histoire  de  sa  famille.  II  l'ouvrit  à  la 


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260  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

page  de  l'arbre  généalogique.  Il  lui  fallut  déplier  la  grande 
feuille  sur  laquelle  étaient  inscrits,  les  uns  à  côté  ou  au-dessous 
des  autres,  plus  de  cinq  cents  noms.  Les  deux  premiers  en  tête  : 
«  Geoffroy  et  Aude  »  portaient  au-dessus,  cette  date:  1060.  Les 
yeux  bleus  du  Geoffroy  IX  de  1906  embrassèrent  d'un  ardent 
regard  ce  tableau  qui  était  comme  le  cimetière  idéal  de  tous  ses 
morts.  Quand  il  referma  le  livre,  il  était  calme.  Sa  main  se  mit 
à  tracer,  sans  une  défaillance,  cette  fois,  les  lignes  d'un  billet 
qni  représentait  sans  doute  un  épisode  décisif  dans  une  résolu- 
tion très  arrêtée.  Car  il  le  relut  à  deux  reprises  avant  de  le 
cacheter  et  d'y  mettre  l'adresse. 

—  «  L'automobile  est  dans  la  cour?  »  demanda-t-il  à  Gar- 
nier,  venu  à  un  nouvel  appel  de  timbre.  «  Qu'Auguste  porte 
ce  mot  tout  de  suite  chez  M.  le  comte  de  Bressieux.  Si  M.  de 
Bressieux  est  chez  lui,  qu'il  le  ramène.  Sinon,  qu'il  laisse  le 
billet...  »  Et  resté  seul  :  «  Si  quelqu'un  peut  reprendre  cette  affaire 
de  la  vente  du  mobilier  de  Grandchamp  avec  cet  Altona,  » 
se  disait-il,  «  c'est  lui.  Altona  donnait  quatre  millions  rien  que 
des  objets  énumérés  dans  la  pièce  numéro  44.  En  y  joignant  le 
reste,  il  en  donnera  bien  cinq...  »  Et  il  rangeait  les  papiers,  pré- 
parés sur  son  bureau,  qui  n'étaient  autres  qu'un  inventaire  dressé 
par  lui  de  ce  reste  :  la  vaisselle  plate,  les  Saxes,  les  armes,  les 
livres,  le  linge,  tout  le  mobilier  enfin.  »  Cet  affreux  argent  va 
donc  être  rendu...  En  attendant  Bressieux,  si  j'écrivais  à  Charlus 
pour  lui  annoncer  le  mariage?...  Pauvre  Marie I  Elle  aimait 
Landri.  C'est  un  bonheur  pourtant  qu'il  ne  l'ait  pas  aimée  aussi. 
J'aurais  dû  empêcher  cette  union.  En  aurais-jo  eu  la  force?...  On 
a  la  force  de  tout,  quand  il  s'agit  de  l'honneur  du  nom.  Et  tous  les 
noms  se  tiennent.  Les  Claviers  n'auraient  pas  fait,  par  moi,  cet 
outrage  aux  Charlus,  de  gâter  leur  sang...  )>  La  vision  soudai- 
nement évoquée  de  la  trahison  lui  rendant  son  énergie,  il  com- 
mença cette  lettre  au  père  de  Marie,  qui  justifierait  aux  yeux  du 
monde  la  brouille  avec  son  prétendu  fils,  et  ce  nouveau  sur- 
saut de  ressentiment  paralysait,  pour  une  minute,  son  désespoir 
de  celte  séparation. 

X.   —  ÉPILOGUE 

Dans  les  premiers  jours  du  mois  de  mars  de  cette  année  19(1 
plusieurs  des  convives  qui  avaient  pris  part,  quelques  mois  a 


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l'émigré.  261 

nier  dîner  de  chassse  que  dût  jamais  donner  le 
randchamp  se  trouvaient  réunis,  après  le  dé- 
les  petits  salons  de  Thôtel  Charlus.  C'étaient  Flo- 
lus  lui-même,  et  sa  fille  Marie ,  laquelle  avait 

de  ce  repas,  en  l'absence  de  sa  mère,  toujours 
lénage  Sicard  et  à  Louis  de  Bressieux.  Dès  le 

le  petit  de  Travers,  l'ami  trop  intime  de  la 
ard,  et  Valler  ego  de  son  minuscule  mari.  On  se 
ivais  quolibet  sur  la  taille  et  le  nom  des  figu- 
ge  à  trois  :  «  lesTrois-Demi.  »  Elzéar  de  Travers, 
se  au  vent,  sa  blonde  moustache  en  l'air,  ses 
à  fleur  de  tête,  représentait  un  type  accompli 
î  potins,  qui  court  de  cercle  en  cercle,  de  salon 
1  :  «  Vous  savez  la  nouvelle?...  »  suivi  d'ordinaire 
ant  des  récits.  Il  n'avait  pas  manqué,  cet  après- 
itude  : 

qui  j'ai  rencontré  hier  soir,  partant  pour  l'An- 
ire  du  Nord,'  où  j'étais  allé  accompagner  lady 
a  chargé  de  vous  dire  ses  complimens?  »  il 
rs  Simone  de  Sicard  qui  lui  sourit.  «  Geoffroy 
va  acheter  là-bas  des  chevaux I...  » 

trouve  donc  pas  assez  ruiné?  »  dit  Sicard.  «  Il 
'héritage  Jaubourg,  la  vente  des  tableaux  et  des 
id champ,  il  doit  encore  dix  millions...  » 
vez  savoir  cela,  vous,  monsieur  de  Bressieux,  »  fit 
pie  de  Charlus,  en  s'adressant  au  courtier  mon- 
sait  deux  fois.  En  sa  qualité  de  fille  noble  et 

rang,  elle  avait,  malgré  son  modernisme,  une 
tnte  contre  ceux  de  sa  caste  qui  dérogeaient 
Qoralement,  et  puis,  toutes  les  personnes  mêlées 
)in  au  mariage  de  Landri  avec  M"'  Olier,  iui 
tables.  Or,  le  bruit  courait,  justifié  en  partie 
sans  l'intermédiaire  du  subtil  seigi\ieur  de  La 
le  marquis  de  Claviers  n'aurait  pas  pu  restituer 
une  maternelle.  Marie  en  concluait,  avec  l'ima- 
ieuse  d'une  rivale,  que  certainement  si  cette 
Été  reculée,  cette  intrigante  de  M"'  Olier  avait 
reculer  la  cérémonie  jusqu'au  complet  règlement 
le  se  disait  que  Landri  aurait  été  éclairé  par  ce 

que  ce  mariage  n'aurait  pas  eu  lieu  —  enfin 


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REVUE  DES   DEUX    MONDES. 

S  les  folies  d'une  jalousie  exaspérée.  Bressieux  en  payait 
ais. 

-  «  Moi?  »  répondit-il,  sans  se  fâcher.  Il  n'était  susceptible 
ses  heures  et  il  tenait  trop  aux  Charlus  pour  ne  pas  baisser 
Ion  devant  la  spirituelle  Marie  :  «  En  efifet,  j'ai  eu  la  chance 
pêcher  ce  brave  Geoffroy  d'être  par  trap  volé  dans  cette 

des  merveilles  de  Grandchamp.  Grâce  à  mes  conseils,  îl  a 
i  millions  du  tout.  Maxwell  Âltona  lui  en  offrait  quatre,  et 
ulait  en  demander  cinq.  Rien  que  les  tapisseries  valaient 
Luit  cent  mille  francs...  Ces  dix  millions  de  dettes  !  c'est  de  la 
ide.  Si  vous  voulez  mon  opinion,  il  est  absolument  tiré 
ire  et  il  garde  cent  bonnes  mille  livres  de  rente...  Évidem- 
,  le  coup  a  été  dur...  » 

-  «  Il  paraît  que  Landri,  conseillé  par  cette  femme,  a 
mé  jusqu'aux  intérêts  des  intérêts...  »  dit  M"'  de  Sicard. 

-  «  Je  ne  croirai  jamais  cela  de  lui,  »  fit  vivement  Marie  de 
lus.  «  Quant  à  elle,  c'est  vrai  qu'elle  n'a  pas  une  bonne 
e.  C'est  bien  mérité.  Elle  devra  travailler  ferme  pour  se 
recevoir...  » 

-  «  Aussi  n'essaiera-t-elle  pas,  »  repartit  Bressieux. 
offroy  m'a  annoncé  que  le  ménage  allait  s'établir  en  Amé- 
I...  » 

-  «  Ah  !  Landri  nous  fait  le  coup  du  ranch  !  »  fit  le  petit 
d.  «  Nous  la  connaissons,  celle-là.  Vous  les  verrez  revenir 
un  an,  à  Paris-les-Bains,  où  l'on  vit  si  heureux,  même  en 
blique.  Et  il  nous  présentera  sa  femme,  et  nous  la  rece- 
j,  et  nous  aurons  joliment  raison.  Entre  nous,  ce  bon  Cla- 

n'a  pas  eu  le  sens  commun  dans  toute  cette  affaire-là. 
e  vit  pas  à  ce  degré  contre  son  temps.  » 

-  «  Vous  aimeriez  mieux  qu'il  vécût  contre  son  nom  ?  »  in- 
ta  Charlus.  Pour  lui  aussi,  le  mariage  de  Landri  avait  été 
déception  trop  amère  :  «  Ma  parole  d'honneur  !  »  conti- 
;-il,  «  je  trouve  cela  étonnant,  que  la  conduite  de  Claviers, 
ste,  si  sage,  si  légitime,  ait  pu  trouver  des  critiques.  Et 
i  nous!..  Mais  tout  s'en  va, et  du  grand  au  petit.  Dinez 
rs,  n'importe  oii.  Les  gens   d'aujourd'hui  ne  savent  même 

les  places  à  table...  Claviers  a  donné  un  magnifique 
pie...  » 

-  «  Je  suis  de  cet  avis,  »  dit  Bressieux.  «  Si  nous  ne  défen- 
pas  nos  noms,  que  défendrons-nous?...  »  Puis,  avec  son 


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l'émigré.  263 

ironie  rentrée  :  «  Évidemment  Geoffroy  gâte  le  marché.  Mais 
soyez  tranquille,  Sicard.  La  bourse  des  titres  n'est  pas  près  d'être 
fermée,  —  même  en  République,  pour  dire  comme  vous...  » 

—  «  Ça  n'empêche  pas,  »  fit  Elzéar  de  Travers,  venant  au 
secours  du  mari  de  Simone,  «  que  voilà  un  équipage  de  moins. 
Et  qpiel  équipage  !  Comme  c'était  tenu  !...  » 

—  <c  Et  quelle  table  1  »  dit  Sicard. 

—  «  Moi,  »  insista  Simone,  «  je  suis  tout  de  même  pour  les. 
amoureux.  A  la  place  de  M.  de  Claviers,  j'aurais  un  peu  grondé, 
pour  le  principe,  et  puis  donné  une  de  ces  fêtes,  comme  il  savait 
les  donner...  » 

—  «  Tenez,  ma  chère,  »  reprit  Gharlus  exaspéré,  «  quand  je 
vous  entends,  vous  et  Jean,  parler  ainsi,  je  me  demande  s'il  ne 
faudrait  pas  souhaiter  un  autre  93,  pour  vous  rendre  à  tous  le 
sentiment  de  ce  que  vous  êtes  et  de  ce  que  vous  devriez  être.  » 

—  «  Ah  !  »  dit  M"*  de  Sicard  en  riant,  «  vous  voilà  comme 
ma  grand'mère  de  Prosny,  qui  prophétisait  tous  les  soirs  la 
guillotine...  » 

—  «  Je  sais,  »  interrompit  Marie  de  Charlus,  «  tu  lui  répon- 
dais :  —  Vous  espérez  la  noble  montée,  vous  aurez  le  mur!... 
Mur  ou  montée,  c'est  toujours  du  sang  qui  coule,  et  je  donne 
raison  au  vieux  Claviers,  tâchons  que  ce  soit  du  sang  pur,  et 
celui  de  ses  petits-enfans  ne  le  sera  pas.  Il  a  tout  essayé  pour 
l'empêcher,  il  a  bien  fait...  C'est  ce  que  j'appelle  du  chic  et  pas 
du  chiqué.  » 

Et  sur  cette  conclusion  du  «  Gratin  libéré,  »  la  conversation 

tourna,  Bressieux  ayant  demandé  à  Simone,  d'un  air  indifférent  : 

«  Avez-vous  vu  la  nouvelle  pièce  des  Français?  »  afin  de  ne  pas 

prolonger  ces  propos  dangereux.  On  parlait  tout  bas  d'un  projet 

de  mariage  du  propre  frère  de  Sicard  avec  une  des  demoiselles 

Mosé,  et  le  mordant  personnage  regrettait  presque  d'avoir  cédé 

au  plaisir  d'enfoncer  sa  dent  venimeuse  dans  l'amour-propre  du 

plus  heureux  des  «  Trois-Demi.  »  La  commission  touchée  dans  la 

seconde  affaire  Altona,  —  deux  cent  mille  francs,  lés  Chaffins  du 

monde  coûtant  plus  cher  que  les  autres,  —  l'avait  remis  à  flot 

pour  quelque  temps.  Mais  qui  sait?  Le  futur  ménage  Sicard-Mosé 

aurait  peut-être  besoin  de  conseils  pour  se   meubler.,.  Aussi 

îssayait-il  de  réparer,  auprès  de  la  jeune  femme,  le  tort  qu'il 

'était  fait  près  du  mari  par  son  épi  gramme.  11  y  tâchait  sans 

verve,  du  reste.  Si  contradictoire  que  cela  puisse  paraître,  le 


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264  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

malheur  de  Geoffroy  de  Claviers  Tattristait,  —  malgré  les 
deux  cent  mille  francs  si  prestement  gagnés.  Il  ^es  avait  raflés, 
en  faisant  réellement  rendre  au  sieur  Àltona  un  million  de  plus. 
Puis,  comme,  à  côté  du  brocanteur,  il  y  avait  en  lui  un  homme 
de  race,  il  avait  admiré  la  tenue  de  châtelain  de  Grandchamp 
dans  une  épreuve,  dont  il  était  le  seul  peut-être  à  comprendre  les 
dessous.  C'était  même  la  petite  attaque  dirigée  contre  le  cheva- 
leresque marquis  par  Jean  de  Sicard  qui  lui  avait  arraché  son 
mot,  et  pendant  que  le  salon  discutait  sur  les  acteurs  de  la  rue 
de  Richelieu  maintenant,  il  était,  lui,  en  pensée  ailleurs  : 

—  «  Claviers  en  Angleterre?  »  se  disait-il.  «  Pour  acheter 
des  chevaux?...  Allons  donc!  Il  aura  voulu  revoir  Landri  encore 
une  fois.  Comme  il  laimait!...  On  ne  m'ôtera  jamais  de  Tidée 
qu'il  aura  été  renseigné  par  ce  Chaffin,  à  qui  cette  infamie  n'aura 
pas  porté  bonheur,  puisque  Altona  m'a  raconté  qu'il  a  eu  une 
attaque  de  paralysie...  C'est  encore  une  chance,  cette  attaque.  Le 
drôle  aurait  réclamé  un  tant  pour  cent,  comme  ayant  amorcé 
l'affaire!...  » 

Les  observateurs  du  type  de  Bressieux,  ces  marchands  dé- 
guisés, qui  ont  pour  gagne-pain  —  ou  gagne-luxe  —  l'étude  des 
caractères  de  leurs  dupes  ou  de  leurs  concurrens,  possèdent  vrai- 
ment une  double  vue.  Au  même  moment  où  ces  commentaires, 
pas  très  intelligens,  pas  très  bienveillans,  pas  très  sots  et  pas  très 
malveîllans  non  plus,  —  une  vra^e  causerie  d'amis  du  monde,  — 
s'échangeaient  ainsi  chez  les  Charlus,  une  autre  scène  avait  lieu, 
à  bien  des  lieues  de  là,  et  c'était  la  véritable  conclusion  de  cette 
histoire.  Ce  dénouement  avait  pour  théâtre  un  des  endroits  où 
Ton  imagine  le  moins  que  puissent  se  prononcer  certaines  pa- 
roles :  —  une  chambre  d'un  hôtel  de  voyageurs  à  Liverpool,  dans 
cette  ville  des  bords  de  la  Mersey,  l'énorme  entrepôt  du  com- 
merce anglais.  Tune  des  extrémités  d'une  immense  rue  mou- 
vante de  paquebots  et  de  voiliers,  dont  les  deux  autres  termes  • 
seraient  Boston  et  New- York  !  Ville  de  docks  et  de  gares,  de  fu- 
mée et  de  vitesse,  toute  haletante  d'un  travail  mondial,  avec  ses 
constructions  de  briques  et  de  pierres  inégales  et  chaotiques, 
dressées  hâtivement,  sur  lesquelles  les  plus  beaux  jours  ne  dé- 
ploient qu'un  ciel  vaguement  bleu,  brouillé  de  vapeurs!  C'était 
un  de  ces  ciels  incertains  et  voilés  que  Landri  et  Valentîne  aper- 
cevaient, par  la  fenêtre  en  bow-window,  d'un  petit  salon  privé 


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l'émigré.  265 

de  cet  hôtel  où  ils  étaient  descendus  la  veille.  Et  ils  attendaient 
Tinstant  de  gagner  le  bateau  qui  les  emmènerait  en  six  jours  à 
New- York,  d'où  ils  gagneraient  Montréal,  puis  Ottawa,  pours'occu- 
per  de  leur  établissement  définitif.  Le  petit  Ludovic  avait  voulu 
monter  déjà  avec  son  précepteur  &  bord  du  steamer,  que  les  deux 
époux,  —  ils  étaient  mariés  depuis  dix  jours,  —  pouvaient  voir 
amarré  au  quai,  à  quelques  pas  de  l'hôtel.  Le  monstrueux  bâti- 
ment s'appelait  la  Cambria,  le  nom  latin  du  pays  de  Galles.  Il 
avait  trente-deux  mille  cinq  cents  tonnes,  une  force  de  soixante-dix 
mille  chevaux,  sept  cent  quatre-vingt-dix  pieds  de  longueur, 
quatre-vingt-huit  de  largeur.  Sa  coque  démesurée  se  dressait 
toute  noire  sur  l'eau  grise  de  la  rivière  enflée  par  le  frisson- 
nement de  la  marée.  Un  palais  flottant,  percé  d'innombrables 
fenêtres,  et  d'où  sortaient  les  tuyaux  de  quatre  énormes  chemi- 
nées, détachait  sa  blancheur  au-dessus  de  la  ligne  de  flottaison. 
Des  locomotives  sifflaient.  Des  voitures  de  tramway  passaient 
le  long  de  leurs  fils  électriques  avec  un  crépitement.  Entre 
l'hôtel  et  le  quai,  ce  n'étaient  qu'allées  et  venues  de  voyageurs 
donnant  des  ordres,  surveillant  leurs  malles,  hélant  des  por- 
teurs. Valentine  avait  envoyé  en  avant  sa  femme  de  chambre, 
en  sorte  qu'il  ne  restait  plus  môme  un  paquet  dans  ce  salon  vide, 
dont  l'ameublement  d'acajou  sombre  accentuait  encore  la  morne 
banalité.  Qu'ils  étaient  loin,  elle,  du  petit  sanctuaire  intime  de  la 
rue  Monsieur,  lui,  des  magnificences  de  Grandchamp  et  de  la 
rue  du  faubourg  Saint-Honoré  !  Ce  contraste  était  l'image  antici- 
pée de  l'exil  que  Landri  avait  voulu  et  qu'elle  avait  accepté.  Cette 
mélancolie  des  choses  autour  d'eux  ajoutait  encore  à  la  détresse 
dont  le  jeune  homme  se  sentait  oppressé.  Il  pensait  à  M.  de  Cla- 
viers, et  il  disait  à  sa  femme  : 

—  «  Tu  vois  bien  qu'il  ne  m'a  môme  pas  donné  signe  de  vie. 
S'il  avait  dû  écrire,  il  l'aurait  fait  à  Londres.  Il  a  su  toutes  mes 
étapes,  jour  par  jour,  heure  par  heure,  et  pas  un  mot,  pas  un 
signe  qu'il  me  garde  un  peu  de  l'ancienne  tendresse!...  » 

—  «  Il  te  la  garde  toute,  »  répondait  Valentine.  Elle  avait 
pris  la  main  de  son  mari  et  la  lui  serrait  d'une  pression  douce, 
comme  pour  faire  passer  la  pitié  dont  elle  débordait,  dans  cet 
^'^mme  à  qui  elle  avait  donné  toute  sa  vie.  Elle  le  voyait  saigner 

jie  blessure  si  profonde,  môme  dans  son  bonheur,  et  elle  l'en 
naitd'un  amour  plus  profond,  plus  passionné. «Il  y  a  encore  une 
ire  et  demie  avant  le  départ,  »  ajouta-t-elle.  «  Attendons.  » 


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266  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  «  Attendre?...  »  reprit  Landri.  «  Je  ne  fais  que  cela  depuis 
cet  affreux  instant  où  il  a  passé  la  porte,  sans  me  regarder,  sans 
se  retourner.  J'aurais  dû  aller  le  demander  chez  lui,  essayer  de  le 
revoir...  » 

—  «  Mon  Dieu!  »  fit-elle.  «  Pourvu  qu'en  te  conseillant  de 
lui  écrire  seulement,  je  ne  t'aie  pas  donné  un  mauvais  avisl... 
J'ai  tant  cru  qu'il  fallait  le  laisser  revenir  de  lui-môme?...  Mais 
j'espérerai  jusqu'à  la  dernière  seconde...  Tu  auras  une  lettre,  un 
mot,  quelque  chose...  » 

Ils  se  turent,  attentifs  aux  plus  légères  rumeurs  de  l'escalier 
sur  les  marches  duquel  résonnaient  les  pieds  hâtifs  des  loca- 
taires de  cet  hôtel,  habité  à  la  façon  d'une  gare,  —  entre  un  de 
ces  rapides  de  l'Océan,  comme  la  Cambria,  et  un  de  ces  trains  de 
bateau,  —  un  de  ces  specials,  comme  on  les  appelle  en  Angleterre, 
—  qui  courent  incessamment  de  Liverpool  à  Londres  et  de 
Londres  à  Liverpool.  A  chacun  de  ces  bruits,  Landri  frémissait 
d'un  tressaillement  que  la  main  de  Valentine  calmait  d'une 
étreinte  plus  tendre.  Le  passant  ne  s'arrêtait  pas  devant  la  porte, 
et  toutes  les  images  de  ces  deux  mois  affluaient  à  l'esprit  du 
jeune  homme,  pour  redoubler  en  lui  ce  besoin  d'un  autre  adieu, 
venu  de  celui  que,  mentalement,  il  appelait  toujours  son  père.  Il 
se  revoyait,  s'en  allant  de  l'hôtel  de  la  rue  du  faubourg  Saint- 
Honoré,  après  leur  dernier  et  cruel  entretien,  et  sa  recherche 
d'un  appartement  meublé  où  s'installer  pour  plusieurs  semaines. 
Il  revivait  les  jours  qui  avaient  suivi  son  étrange  existence  dans 
Paris,  quand  il  vaquait  aux  préparatifs  de  son  mariage  et  de  son 
départ,  en  évitant  les  rues  et  les  figures  connues.  Quelques  épi- 
sodes se  détachaient  plus  nets  :  —  des  visites  chez  Métivier,  une 
entre  autres,  où  le  notaire,  en  le  regardant  avec  des  yeux  si  inqui- 
siteurs, en  dépit  de  la  discrétion  professionnelle,  lui  avait  parlé 
de  la  vente  de  Grandchamp,  —  une  rencontre  par  hasard  avec 
Pierre  Chaffin,  où  celui-ci  avait  détourné  la  tête,  victime  inno- 
cente de  la  honte  paternelle,  —  une  autre  avec  Altona,  où  le  fu- 
tur baron  l'avait  salué  d'un  coup  de  chapeau  de  gentilhomme  à 
gentilhomme,  familier,  presque  protecteur  I  II  se  revoyait  rece- 
vant une  enveloppe  recommandée  de  l'écriture  du  marquis,  dans 
laquelle  se  trouvait  le  reçu  d'une  somme  de  près  de  trois  millions 
versée  à  son  compte  à  la  Banque  de  France.  C'était  la  fortune 
de  Jaubourg.  Et  il  retrouvait  le  battement  de  cœur  qu'il  avait  eu 
pour  aller,  après  bien  des  réflexions,  chez  un  prêtre  de  l'église 


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l'émigré.  267 

Saint-François  Xavier,  qui  était  le  confesseur  de  M"*  Olier.  Quel 
autre  contraste  avec  le  matin,  où,  s'élançant  de  son  automobile, 
il  gravissait  les  marches  de  la  même  église,  pour  dérouter  Tob- 
servatîon  du  chauffeur.  Il  y  entrait  cette  fois,  troublé  de  préoc- 
cupaticms  plus  graves  que  celles  d'assurer  le  secret  de  ses  visites 
rue  Monsieur  !  Il  venait  demander  à  l'ecclésiaslique  d'être  son  in- 
termédiaire pour  un  don  anonyme  qu'il  voulait  faire  de  cet  argent 
à  la  «  Société  de  secours  aux  blessés  militaires  des  Armées  de 
Terre  et  de  Mer  !  »  Quel  orgueil  il  avait  eu  et  quelle  espérance, 
lorsqu'il  avait  pu,  après  une  semaine,  ce  difficile  projet  une 
fois  réalisé,  envoyer  lui-même  à  M.  de  Claviers,  par  une  lettre, 
recommandée  conmie  la  sienne,  les  pièces  qui  prouvaient  ce 
versement.  Cette  Croix-Mouge  Française,  c'était  encore  l'armée. 
Quelle  tristesse  que  le  marquis  ne  lui  eût  pas  répondu  !  Il  n'avait 
pas  répondu  non  plus  à  une  nouvelle  lettre,  par  laquelle  Landri 
lui  annonçait  et  son  mariage  et  la  date  de  son  départ.  Et  le 
jeune  homme  se  revoyait  aussi,  dans  une  des  chapelles  de  cette 
même]  église  Saint- François,  agenouillé  devant  l'autel  avec 
M"'  Olier,  n'ayant  auprès  de  lui  que  les  deux  témoins  de  la 
jeune  femme,  des  parens  venus  de  province,  et  ses  deux  témoins 
à  lui  :  le  capitaine  Despois  avec  le  lieutenant  Vigouroux.  Il 
se  revoyait  enfin,  écrivant  au  marquis  de  Claviers  une  dernière 
lettre  où  il  lui  disait  le  détail  de  son  voyage,  la  date  de  son 
arrivée  à  Londres,  la  durée  de  son  séjour,  l'adresse  de  son  hôtel, 
la  date  de  son  arrivée  à  Liverpool,  l'adresse  de  cet  autre  hôtel, 
le  jour  et  l'heure  du  départ  du  bateau,  et  il  lui  apprenait  aussi  le 
nom  adopté,  parmi  les  anciens  titres  des  Caudale  :  Saint-Marc. 
Quand  il  avait  siçné  ainsi  :  M.  et  M"'  de  Saint-Marc,  sur  le 
registre  de  l'hôtel  à  Londres,  pour  la  première  fois,  quelle  émo- 
tion singulière  il  avait  éprouvée,  faite  d'allégement  tout  ensemble 
et  de  chagrin  !  Et  il  s'était  dit,  toujours  possédé  par  l'idée  fixe 
de  celui  dont  il  s'était  si  longtemps  cru  le  fils  :  «  Ce  mot  d'adieu 
qu'il  a  refusé  à  Landri  de  Claviers,  qui  n'était  pas  un  Claviers, 
il  ne  le  refusera  pas  à  l'autre,  &  Landri  de  Saint-Marc  qui,  par  sa 
mère,  est  un  vrai  Saint-Marc.  »  Vain  raisonnement  !  Ce  sacrifice 
suprême  n'avait  pas  eu  raison  d«  l'inexpiable  rancune.  Et  dans 
^'excès  de  peine  que  lui  causait  ce  silence,  à  présent  définitif, 

^ndri  regardait  Valentine  qui  le  regardait.  Dans  son  costume 
Je  voyage  elle  était  toute  mince,  toute  jeune.  De  ses  prunelles 

[profondes  émanait  un  tel  dévouement  !  Sa  grâce  fragile  semblait 


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268  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tant  appeler  la  protection!  Et,  l'attirant  contre  lui,  il  l'embrassa 
longuement  avec  cette  sensation  qu'il  pouvait  encore  vivre 
cependant,  pour  elle  et  par  elle.  Singulier  mystère  de  la  mé- 
moire !  Pendant  que  ses  lèvres  s'appuyaient  sur  les  lèvres  de  sa 
chère  femme,  il  se  ressouvenait  de  la  phrase  qu'avait  prononcée 
M.  de  Claviers  sur  ces  exilés  qui  s'en  allaient  de  leur  ville, 
«  en  emportant  leurs  dieux.  »  Il  entendait  en  pensée  la  voix 
haute  et  claire  de  «  l'Émigré  »  disant  ces  mots,  dans  son  appar- 
tement de  Saint-Mihiel...  Soudain,  —  était-ce  une  illusion?  —  il 
crut  l'entendre,  cette  voix,  réellement,  qui  parlait  dans  le  couloir  : 

—  «  Écoute  !  »  fit-il,  en  serrant  le  bras  de  Valentine.  »  On 
vient...  Mais  c'est  lui  !...  » 

—  «  C'est  lui!  ))  répéta-t-elle,  défaillante,  et,  comme  on  frap- 
pait, «  je  te  laisse  seul...  C'est  mieux  ainsi...  »  Et,  du  seuil 
de  la  pièce  voisine,  se  retournant,  la  main  sur  son  cœur,  pour 
en  comprimer  les  battemens  :  «  Je  t'avais  bien  dit  d'espérer...  » 

Elle  était  à  peine  sortie  de  la  chambre  que  la  porte  s'ouvrit, 
et,  par  derrière  le  garçon  d'étage,  apparaissait  la  silhouette  du 
marquis  de  Claviers.  Encore  vieilli  depuis  ces  deux  mois,  le 
visage  plus  ravagé,  plus  creusé,  il  était  plus  que  jamais  le  Sei- 
gneur, l'homme  d'une  grande  lignée  et  qui,  partout  où  il  vient, 
est  un  Maître.  Il  était  bien  ému ,  en  ce  moment,  où  il  faisait 
une  démarche  si  contraire,  semblait-il,  à  sa  récente  attitude 
et  il  trouvait  le  moyen  de  garder,  dans  toute  sa  personne,  cette 
espèce  de  bonhomie  hautaine  qui  était  la  sienne.  Il  vit  Landri,  et 
simplement,  sans  un  mot,  il  lui  tendit  les  bras.  Le  jeune  homme 
répondit  à  ce  geste  qui  décelait  tant  de  tendresse,  et  tous  les 
deux  s'étreignirent,  comme  s'ils  étaient  toujours  à  ces  heures 
où,  traversant  ensemble  la  forôt  de  Hez,  ils  se  croyaient  du 
même  sang,  les  rejetons  de  la  môme  antique  souche,  un  père 
et  un  fils  qui  peuvent  différer  d'idées,  mais  que  lie  une  chaîne 
aussi  indissoluble  que  leur  propre  personne.  Un  père  et  un  fils! 
Ils  n'avaient  pas  cessé  de  l'être  par  le  cœur,  et,  dans  cette 
minute  d'un  élan  passionné,  après  que,  tant  de  jours  durant,  ils 
s'étaient  interdit  de  se  montrer  leur  affection,  ils  n'écoutaient 
plus  que  ce  cœur  : 

—  «  Ah!  »  disait  M.  de  Claviers,  «  tu  n'es  pas  parti!  Je  suis 
arrivé  à  temps!...  Non.  Je  ne  pouvais  pas  te  laisser  t'en  aller 
ainsi,...  Je  ne  pouvais  pas,...  Je  t'avais  écrit.  J'avais  préparé  une 


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l'émigré.  269 

dépèche.  Je  n'ai  rien  envoyé.  C'était  de  te  voir  que  j'avais  besoin, 
une  fois  encore,  d'entendrp  ta  voix,  de  te  parler...  Jusqu'au 
dernier  moment,  j'ai  résisté.  Je  savais  que  cela  me  coûterait  tant 
de  te  reperdre  I...  Et  puis,  quand  j'ai  vu  approcher  l'heure  du 
dernier  train  pour  l'Angleterre,  après  lequel  il  serait  trop  tard, 
je  n'y  ai  pas  tenu...  J'ai  passé  à  ton  hôtel  à  Londres,  avec  l'idée 
que  peut-être  tu  aurais  remis  ton  départ...  Enfin,  me  voici  et  te 
voici...  Tu  as  été  si  admirable!  Cette  dernière  action  encore, 
cette  fortune  que  tu  n'as  pas  voulu  garder!...  Je  t'aurai  du  moins 
répété  que  je  te  remercie.  Je  t'aurai  dit  que  je  n'ai  jamais  cessé 
de  t'aimer...  » 

—  «  C'est  moi  qui  dois  vous  dire  merci,  »  répondait  Landri, 
«  d'avoir  compris  l'appel  de  mes  lettres...  C'est  vrai.  M'en  aller  si 
loin,  sans  vous  avoir  revu,  c'était  bien  dur.  J'aurais  supporté 
cette  souffrance  comme  les  autres,  sans  me  révolter.  Celle-là,  je 
crois  que  je  ne  l'avais  pas  méritée.  Je  vous  ai  toujours  tant  aimé, 
moi  aussi,  tant  vénéré...  » 

—  «  Tu  n'en  avais  mérité  aucune,  »  interrompit  le  marquis 
vivement.  Puis,  se  laissant  tomber  sur  un  des  fauteuils,  et  dans 
une  attitude  d'accablement  :  «  aucune,  »  répéta-t-il,  «  et  tu  as 
eu  le  droit  de  me  trouver  bien  cruel.  » 

—  «  Moi?  »  s'écria  le  jeune  homme.  «  Ne  dites  pas  cela.  Ne 
le  pensez  pas...  » 

—  «  Je  le  pense,  »  répondit  M.  de  Claviers.  «  Je  t'ai  senti  si 
malheureux  quand  nous  nous  sommes  séparés.  Tu  étais  là,  je 
le  voyais,  m'aimant  tellement,  attendant  un  mot.  Je  ne  l'ai  pas 
prononcé,  parce  que,  moi  aussi,  je  t'aimais  trop.  Si  je  t'avais  parlé 
alors,  je  n'aurais  plus  eu  la  force  d'aller  jusqu'au  bout  de  ce  que 
je  devais.  Il  fallait  que  cet  argent  fût  rendu.  Il  fallait  vendre 
toutes  les  reliques  de  Grandchamp.  Il  fallait  mettre,  entre  toi 
et  moi,  aux  yeux  du  monde,  l'irréparable  et  qu'il  ne  devinât 
rien...  J'avais  besoin  d'étouffer  cette  paternité  que  je  ne  par- 
viens pas  à  détruire.  C'est  moi  qui  ai  fait  ton  âme,  cependant  !.,. 
Si  je  n'avais  pas  été  Théritier  des  Claviers-Grandchamp,  le  dé- 
positaire du  nom,  le  représentant  de  la  race,  mais  je  me  serais 
tû,  par  amour  pour  toi,  quand  j'ai  eu  cette  lettre  anonyme.  Seul 
'*•*  cause,  j'aurais  supporté  l'outrage.  Tu  n'aurais  jamais  su  que 

savais.  A  cause  d'eux,  pour  leur  maison,  je  devais  agir  comme 
agi.  Mais  j'ai  pu  mesurer  ,ta  douleur  à  la  mienne.  Et  moi, 
i^ais  mes  morts  pour  me  soutenir,  au  lieu  que  toi...  » 


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270  REVUE   DES   DEUX   S 

—  «  Je  vous  avais,  »  répondit  Lan 
Vous  dites  que  vous  avez  fait  mon  an 
vous  ne  le  savez  et,  moi-môme,  je  ne  i 
pris  à  quel  point  je  pensais  comme 
fondes  qu'à  travers  cette  douleur... 
cette  conversation,  après  la  chasse,  la 
que  nous  ayons  eue,  vous  me  parli 
tructibles,  de  cette  imbrisable  unité 
nous  sommes  issus.  Et  je  discutais  av 
droit  de  Tindividu  à  vivre  sa  vie,  à  cl 
Tinstant  où  j'ai  su  le  secret  de  ma  na 
vous  aviez  raison  contre  moi...  Votre 
n'étais  pourtant  pas  coupable  personi 
m'est  apparu  dans  une  telle  évidence 
mon  devoir  de  vous  la  donner,  cette 
plète,  totale  !  J'ai  senti  que  le  fond  du  fc 
cette  solidarité  entre  son  présent  et 
avant  qu'il  n'existât  lui-môme.  J'ai  sen 
Toutes  vos  idées,  contre  lesquelles 
se  sont  révélées  à  moi  dans  leur  véi 
règle  de  ces  actions  que  vous  voulez  h 
m'avez  dit  :  —  A  cause  de  toi,  je  puis 
vous  m  avez  versé  et  sur  quelle  blessi 
dans  mon  martyre,  un  apaisement 
plus  quitté.  Voilà  ce  qui  m'a  soutenu 

—  «  Ah  I  mon  enfant!...  »  reprit 
t'appeler  mon  enfant!...  Tu  parles  de! 
mienne,  qui  donc  l'a  un  peu  adoucie, 
sées,  tes  gestes,  tes  résolutions,  j'ai  h 
m*a  aidé,  en  me  prouvant  que  cela  d\ 
—  mon  effort  de  tant  d'années  pour  t': 
pour  créer  en  toi  un  homme...  Va, 
souffrance,  j'ai  compris  bien  des  chos 
débattu  longtemps  contre  mes  idées.  ' 
rite,  elles  étaient  mêlées  à  trop  d'autri 
trop  de  tentations.  J'ai  été  trop  fier 
aimé  la  vie.  Tu  as  pu  croire  qu'il  y  a 
réflexion,  et  plus  de  tempérament  qu 
cipes  dont  tu  as  constaté,  à  l'épreuv 
vraiment  en  eux.  Je  n'en  ai  pas  tiré, 


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l'émigré.  271 

que  j'aurais  dû.  Je  n'ai  pas  assez  vu/  dans  le  rang  où  la  Provi- 
dence m'avait  mis,  le  bien  à  faire.  A  cause  de  cela,  je  devais  être 
frappé,  et  sans  doute  aussi  les  miens  en  moi.  Pans  une  race  qui 
a  duré  des  siècles,  bien  des  fautes  secrètes  ont  dû  être  commises, 
auxquelles  il  faut  une  expiation.  J'ai  interprété  dans  ce  sens 
cette  grande  misère.  Je  l'ai  acceptée.  Je  l'ai  offerte  à  Dieu,  et,  je 
te  l'ai  dit,  j'ai  pardonné...  Et  maintenant,  »  avec  un  accent  d'une 
infinie  tristesse,  «  il  faut  que  je  lui  offre  ma  vieillesse  solitaire... 
Gomme  elle  va  l'être,  sans  toil...  »  Il  répéta  :  «  sans  toi!...  »  et, 
en  proie  à  une  émotion  croissante  :  «  Si  nous  voulions,  pour- 
tant?... Tu  me  parlais  d'adopter  un  fils,  l'autre  jour...  Il  y  a  eu 
des  familles,  sur  le  point  d'être  éteintes,  qui  se  sont  prolongées 
ainsi I...  Je  fais  un  rêve.  Si  je  t'adoptais  toi?...  Alors  tune  me 
quitterais  pas...  Le  monde,  qui  n'a  rien  su,  ignorerait  ce  pacte, 
passé  de  toi  à  moi.  On  dirait  :  Claviers  est  fou.  Ce  n'était  pas  la 
peine  de  tant  crier  pour  céder  ensuite  enfin,..  Que  m'importe?... 
Je  t'aurais...  Tu  me  fermerais  les  yeux...  » 

—  «  Non,  »  répondit  le  jeune  homme,  avec  une  fermeté  sin- 
gulière. «  Ce  n'est  pas  possible.  On  adopte  un  étranger,  un 
parent,  mais  pas  moi...  »  Et,  baissant  les  yeux,  l'enfant  de  la  faute 
répéta:  «  Pas  moil...  En  ce  moment,  c'est  votre  tendresse  qui 
s'émeuty  qui  parle,  ce  n'est  pas  votre  pensée.  Ce  ne  sont  pas  vos 
convictions,  j'ose  dire  les  nôtres.  Aujourd'hui  je  vous  représente 
quelqu'un  que  vous  chérissez  et  que  vous  allez  perdre.  Demain, 
après-demain,  sL  nous  faiblissions  de  la  sorte,  ce  que  je  vous 
représenterais  de  nouveau  vous  ferait  horreur,  horreur  à  moi 
aussi...  Je  n'y  consentirais  pas.  Ce  nom  auquel  je  n'ai  pas  droit, 
et  que  j'ai  porté  si  longtemps,  ce  nom  volé,  je  ne  le  reprendrai 
pas,  même  de  vous...  »  Et,  douloureusement:  «  D'ailleurs,  j'y 
aurais  droit,  que  je  ne  saurais  comment  vivre  en  France,  à  pré- 
sent que  j'ai  quitté  mon  métier.  Vous  dites  que  vous  n'avez  pas 
assez  vu,  dans  votre  rang,  le  bien  à  faire?  C'est  que  réellement, 
à  cause  de  ce  rang  même,  vous  étiez  condamné  à  l'inaction.  Et 
encore,  quand  vous  aviez  mon  âge,  un  Claviers  pouvait-il  espé- 
rer de  voir  s'établir  en  France  un  régime  où  on  l'emploierait? 
Cette  attente,  aujourd'hui,  serait  folle...  Et  moi,  j'ai  besoin  d'agir. 
'*  veux  travailler,  dépenser  mes  facultés.  Où  je  vais,  dans  un 
ys  vierge,  je  recommencerai  mon  existence,  je  fonderai  une 
imille,  sans  rencontrer  cet  ostracisme  qui  m'était  si  dur,  quand 
je  me  croyais  ce  que  je  n'étais  pas.  Cela  encore  m'empêcherait 


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272  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'accepter,  quand  il  n'y  aurait  pas  ce  mensonge  que  vous  non 
plus  ne  supporteriez  pas.  J'en  appelle  à  vous-même,  au  chef  de 
famille  que  j'ai  toujours  connu  si  entier,  si  intransigeant,  si 
hostile  à  tous  les  compromis...  » 

—  «  Tu  as  raison,  »  fit  M.  de  Claviers,  d'une  voix  brisée. 
«  L'Esprit  est  fort  et  le  Cœur  est  faible!...  Disons-nous  donc 
adieu,  Landri.  Rien  ne  m'empêchera,  si  tu  me  manques  trop, 
et  si  je  vis,  d'aller  te  trouver  où  tu  seras...  Et  si  je  ne  vis  pas  !...  » 
Il  hocha  sa  vieille  tête  dans  un  geste  de  suprême  lassitude.  Puis, 
aussi  fermement  que  l'autre  tout  à  l'heure  :  «  Oui,  »  répéta-t-il, 
«  il  faut  savoir  être  le  dernier  de  la  lignée,  clore  la  liste  digne- 
ment... Tu  as  raison,  »  répéta-t-il,  «  trop  raison  !...  J'aurai  usé 
mon  existence  dans  une  longue  attente,  toujours  déçue  :  Le  Roi 
revenu,  la  Révolution  refoulée,  nos  maisons  restaurées,  l'Eglise 
triomphante,  la  France  régénérée  et  reprenant,  avec  ses  tradi- 
tions, ses  frontières  naturelles,  sa  place  en  Europej  —  que  de 
songes!  Et  rien  n'est  arrivé,  rien,  rien,  rien.  J'aurai  été  un 
vaincu.  J'aurai  défendu  des  tombeaux.  Tu  me  le  disais  si  juste- 
ment, et,  pour  finir,  cette  tragédie,  où  sombre  ma  dernière  espé- 
rance!... Non,  je  ne  peux  pas  t' adopter,  c'est  vrai.  Les  Claviers- 
Grandchamp  mourront  avec  moi,  et  c'est  mieux  ainsi.  Ils 
mourront,  comme  meurent,  les  unes  après  les  autres,  toutes  les 
grandes  familles  de  France.  Nous  nous  en  allons,  comme  s'en  est 
allée  cette  vieille  monarchie  qui  nous  avait  faits  et  que  nous 
avions  faite...  Mais  le  blason  n'aura  pas  eu  une  tache.  Je  saurai 
bien  finir...  Et  maintenant,  »  ajoula-t-il  après  un  silence,  et  de 
l'accent  d'un  homme  qui  a  pris  son  parti,  virilement,  et  ne 
gémira  plus  :  «  quittons-nous.  A  quelle  heure  part  ton  bateau  ?...  » 

—  «  A  quatre  heures  e1  demie,  »  dit  Landri. 

—  «  Il  va  en  être  quatre,  »  fit  le  marquis.  «  Tu  dois  aller  à 
bord.  Adieu  !  »  Il  prit  de  nouveau  le  jeune  homme  dans  ses  bras 
et  le  serra  contre  lui  avec  une  force  extraordinaire,  mais  sans 
une  larme.  Ensuite,  il  parut  hésiter  une  seconde.  Une  inexpri- 
mable tendresse  passa  dans  ses  yeux,  et  il  dit,  presque  tout 
bas  : 

—  «  Je  ne  voudrais  pas  m'en  aller,  sans  avoir  vu  ta  femme.  » 

—  «  Je  vais  la.  chercher,»  répondit  le  mari  de  Valentine, 
presque  à  voix  basse,  lui  aussi,  tant  il  était  remué  par  cette 
dernière  preuve  d'une  aflFection  dont  il  s'était  cru  privé  à  jamais. 
En  mesurer  la  profondeur,  c'était  mesurer  l'abîme  de  chagrir 


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l'émigré.  273 

tait  descendu,  et  où  il  se  préparait  à  bien  finir, 
;  dit  avec  une  simplicité  sublime.  Quand  Landri 
la  main  de  sa  jeune  femme,  il  ne  put  réelle- 
er  une  parole  pour  la  présenter.  Elle  était  toute 
iante,  et  elle  regardait  de  son  beau  regard  droit, 
e  :  «  Lisez  en  moi,  »  le  grand  seigneur,  inconnu 
ans  son  aspect  physique,  et  dont  elle  savait  toute 
atempla  quelques  instans,  sans  parler  non  plus, 
lit-il  pas  subi  le  charme  de  cette  créature  si 
iont  chaque  trait,  chaque  geste,  chaque  soupir 
sibilité  brûlante  et  délicate,  aimante  et  pure? 
1  pas  éprouvé  aussi,  en  sa  présence,  Tavivement 
guérissable  plaie?  Comment  ne  l'eûl-il  pas  com- 
;re?...  Mais  non.  Ces  yeux-ci  ne  pouvaient  pas 
ieuse  et  frémissante  femme  dont  les  prunelles 
it  sur  lui  avec  tant  de  ferveur  et  de  transparence 
i  qui  Tavait  choisie  la  compagne  fidèle,  l'amie 
ires,  celle  qui  devine  et  qui  console  toutes  les 
ient  tous  les  généreux  efforts.  Il  pouvait  laisser 
v^ec  elle,  sans  une  appréhension.  Elle  saurait 
héroïque  reconstruction  d'un  foyer,  parmi  tant 
illait  tenter.  Ce  fut  aussi  la  pensée  que  le  vieil- 
it  haut,  incapable  dans  cette  minute  solennelle 
s  phrases  de  convention,  et  ne  pouvant  en  dire 
ient  été  trop  vraies  : 

i  à  vous  saluer,  madame,  avant  votre  départ... 
assé...  Je  ne  vois  plus  en  vous  que  la  femme  do 
me  le  mieux  au  monde.  J*ai  voulu  savoir  entre 
ivait  confié  son  bonheur.  Je  le  sais,  maintenant, 
)i.  une  grande  joie,  la  dernière  de  ma  vie.  Je 
,  » 

monsieur,  »  répondit Valentine,  «je  n'oublierai 
inute...    Votre    bénédiction    nous  aurait   trop 
3us  l'apportez.  C'est  aussi  une  bien  grande  joie 
soin,  autant  que  Landri...  » 
$  entre  ses  mains  la  main  du  marquis,  et,  par  un 
>férence  filiale,  elle  allait  la  porter  à  ses  lèvres 
3  lui,  lui  mit  un  baiser  sur  le  front,  baiser  de 
esse,  de  bénédiction,  —  ainsi  qu'elle  avait  dit 
lier  regard  pour  Landri,  un  geste  d'amitié,  et  il 
-  1007.  i8 


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274  REVUE   DES   DEU 

sortit  de  la  chambre  où  les  deux  i 
auprès  de  l'autre,  émus  jusqu'au  f( 
d'humanité  douloureuse  et  haute  ( 
sans  une  plainte. 

—  «  Quelle  grande  chose  qu'i 
Valentine. 

—  «  Tu  comprends  maintenan 
lutter  contre  son  influence  autrefoi 
que  Je  ne  le  reverrai  plus  ici-bas, 

—  «  Il  sera  encore  là  pour  te  \ 

Trois  quarts  d'heure  plus  tard 
commença  de  s'ébranler,  et  comme 
au  bastingage  de  l'arrière,  regard 
déjà  éloigné  du  bord,  la  foule 
prendre  congé  des  passagers,  ils  p 
ce  quai,  un  homme  se  tenait  à  pari 
et  dans  cette  silhouette  altière  ili 
s'était  placé  là,  pour  apercevoir  un 
être  aperçu  de  lui.  A  cette  distant 
de  brouillard,  il  était'  impossible 
vent  de  mer  agitait  l'étoffe  sombre 
qui  restait  immobile,  d'une  immo 
bien  que  sa  Valentine  fût  là,  qui 
mait,  Landri  sentit,  à  ce  spectacle 
froid  de  la  mort.  Ce  dernier  des  C 
dans  cette  solitude,  par  ce  soir  brui 
regardant  s'en  aller  tout  ce  qu'il  ; 
l'honneur  de  son  nom,  c'était  vrai 
n'est  plus  ni  de  son  pays,  ni  de  soi 
cette  station  du  vieux  gentilhomm 
quai  de  Liverpool  était  le  supri 
fondait  dans  un  symbole  plus  lar^ 
ce  fantôme  d'un  vivant,  les  fantÔB 
saient.  Cet  héritier  de  tant  de  se 
drait  avec  lui,  incarna  pour  un 
lui-môme,  la  mélancolie  de  toute  i 
il,  qu'un  autre  «  Émigré?  »  N'alla 
delà  des  flots  une  existence  qui  an 
le  nom  que  la  loi  lui  reconnaissa 


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l'émiqeé.  276 

tranquille  et  comblée?  Il  avait  sacrifié  cette  destinée,  si  enviable 
aux  yeux  de  tant  de  gens,  à  quoi?  A  un  principe.  C'est  pour 
maintenir  ce  principe  qu'il  abandonnait  sa  patrie,  pour  ne  pas 
porter  un  nom  qui  n'était  pas  le  sien,  et  cependant  sauver  la 
mémoire  de  sa  mère.  Une  autre  phrase  prononcée  par  M.  de  Cla- 
viers dans  leur  discussion  de  Saint-Mihiel,  après  son  refus  d'aider 
à  l'inventaire,  lui  revint  à  la  mémoire  :  «  Il  faut  quelquefois 
démissionner  de  sa  vie  pour  garder  le  germe  de  l'avenir  I  » 
Landri  en  sentait  toute  la  force,  et  quelle  réserve  d'honneur  re- 
présente un  véritable  aristocrate,  tel  que  celui  dont  la  forme 
s'effaçait  là-bas,  de  plus  en  plus  lointaine.  Reportant  sa  pensée  sur 
son  pays,  il  se  prenait  à  songer  avec  bien  de  la  mélancolie  que 
la  France  ne  les  emploie  plus,  ces  exemplaires  d'une  sélection 
fixée  et  supérieure.  Elle  les  paralyse  par  la  persécution.  Elle  les 
dégrade  par  l'oisiveté.  Elle  les  ruine  par  ses  lois  sur  les  héri- 
tages. Tout  son  effort  s'acharne  à  détruire  les  conditions  où  d'au- 
tres pourraient  grandir...  La  Cambria  allait  quitter  la  Mersey. 
La  grande  houle  du  large  ondulait  en  immenses  plis  autour  de  la 
coque  puissante  du  vapeur.  Les  feux  des  fanaux  trouaient  de 
clartés  plus  dures  la  brume  plus  dense.  Autour  de  l'exilé  réson- 
nait une  langue  étrangère,  celle  des  rivaux  séculaires  qui  ont 
tout  su  garder  du  passé  pour  mieux  dominer  le  présent,  et 
Tofficier  démissionnaire  mélangeait  la  pitié  pour  cette  France 
qu'il  n'habiterait  peut-être  plus  jamais,  à  celle  qu'il  éprouvait 
•  pour  le  vieux  gentilhomme  envers  lequel  il  ne  cesserait  pas 
d'avoir  une  tendresse  de  fils,  et  il  tendait  en  vain  les  yeux  pour 
essayer  de  revoir  encore  une  fois,  à  travers  l'espace,  la  hautaine 
et  immobile  silhouette  disparue  là-bas,'  dans  la  nuit,  —  sans 
doute  pour  toujours  1 

Paul  Bouroet. 


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FIN  DE  L'EMPI 


Les  réformes  constitutîonn 
volutionnaîre,  loin  de  là.  «  T 
blique,  malgré  rinlerdiction  fc 
tribune  d'attaques  violentes,  pi 
damnés  à  la  prison,  à  Tamenc 
d'ardeur  encore;  habituer  le  p 
mettre  en  fuite  les  commissa 
partistes;  parler  à  Tarmée  pai 
esprits  sans  cesse  en  parlant,  e 
sant  des  barricades,  môme  in* 
dues  et  bientôt  prises,  en  ébauc 
complot  parmi  les  citoyens  ov 
ces  complots  avorter  successi 
fut  la  tactique  de  tous  les  homi 
velle  (1).  »  Ce  qui  était  interd 
long  de  la  frontière.  En  sep  ter 
à  Bâle  et  à  Lausanne.  A  Bàle 
l'Allemand  Karl  Marx,  le  Fn 
54  voix  contre  4,  on  décréta 

(1)  Floiirens,  Paris  livré,  p.  4. 


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LA  FIN   DE   l'empire  AUTORITAIRE.  277 

cessité  de  la  liquidation  sociale,  c'est-à-dire,  selon 
B  Bakounine,  <<  Texpropriation  en  droit  de  tous  les 
ictuels,  par  labolition  de  TÉtat  politique  et  juri- 
opriation  de  fait  partout,  autant  et  aussi  Vite  qu'elle. 
»  Les  Français  qui  s'opposèrent  à  cette  déclaration 
eproduisirent  les  théories  proudhoniennes,  guère 
es  :  «  La  terre  à  qui  la  cultive,  la  maison  h  qui 
)ital  à  qui  l'emploie.  »  On  se  donna  rendez-vous 
uivante  à  Paris  libre.  ' 

ois  ne  laissèrent  pas  aux  ouvriers  le  privilège  de 
ictor  Hugo,  empruntaht  à  Garibaldi  son  rôle  et  sa 
manda  au  Congrès  de  la  Paix  à  Lausanne,  dans  la 
émagogie  universelle,  de  «  signifier  à  qui  de  droit 
est  mauvaise,  que  le  meurtre,  même  glorieux  et 
me,  que  le  sang  humain  est  précieux,  que  la  vie  est 
dernière  guerre  soit  nécessaire,  hélas!  je  ne  suis, 
ceux  qui  le  nient.  Que  sera  cette  guerre?  Une 
quête?  Quelle  est  la  conquête  à  faire?  La  liberté.  » 
mbrassement  de  la  république  et  du  socialisme, 
lotre  liberté  «  immaculée  et  inviolée  fût  comme 
me  cime  \derge  en  pleine  lumière.  Je  salue  la  ré- 
el » 

éclata  à  Aubin  dans  l'Aveyron  (8  octobre),  qui 
)  un  aliment  aux  déclamations  révolutionnaires, 
uvriers  des  mines  suspendirent  tout  travail,  de- 
lugmentation  de  salaires  et  le  renvoi  ou  la  démis- 
lieur  en  chef.  Ils  se  livrèrent  à  des  manifestations 
é  extrême.  Les  représentations  bienveillantes  du 
stées  vaines,  trente  hommes  de  troupe  furent  en- 
)téger  les  ouvriers  paisibles  et  laborieux.  Les  gré- 
pitent  sur  eux,  essaient  de  les  désarmer,  les  acca- 
Bs,  de  débrts  de  fonte  et  môme  de  barres  de  fer 
;  plusieurs  hommes  sont  blessés.  L'officier,  confor- 
igïemenl  militaire  qui  prescrit  aux  hommes  atta- 
endre,  les  voyant  acculés,  écrasés  par  le  nombre. 
Défendez-vous.  »  Les  soldats  tirent  et  environ 
Ls  et  vingt  blessés  tombent.  Les  journaux  récla- 
3  contre  le  lieutenant  qu'ils  appelaient  un  bour- 
>tre  de  la  Guerre  Le  Bœuf  ordonna  une  enquête, 
ant  été  jugé  irréprochable,  loin  de  le  frapper,  il 


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278  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

proposa  de  le  décorer.  Magne  et  Chasseloup  se  récrièrent.  Le 
Bœuf  insista,  offrit  sa  démission  :  *  la  décoration  fut  accordée. 
L'armée  apprit  ainsi  que,  dans  les  conflits,  tous  les  jours  immi- 
nens,  elle  ne  serait  pas  désavouée  par  ses  chefs  et  sacrifiée  aux 
criailleries  de  la  presse  révolutionnaire. 


II 


Les  députés  de  la  Gauche  voulurent  prendre  leur  part  à 
l'agitation.  N'osant  se  montrer  révolutionnaires  par  des  actes,  ils 
étaient  condamnés  à  Tôtre  par  des  paroles.  Aussitôt  la  promulga- 
tion du  sénatus-consulte,  ils  prétendirent  que  la  Constitution 
exigeait  la  réunion  d'un  Corps  législatif  dissous  dans  les  six  mois, 
c'est-à-dire  au  plus  tard  le  26  octobre  ;  que  la  petite  session  de 
juillet  ne  saurait  être  considérée  comme  une  convocation  suffi- 
sante, et  que,  dès  lors,  la  session  devait  être  reprise  immédiate- 
ment pu  avant  le  26  octobre.  Le  ministère,  à  juste  titre,  n'admit 
pas  cette  interprétation  arbitraire.  A  ses  yeux,  l'exigence  consti- 
tutionnelle avait  été  satisfaite  par  la  session,  quelque  courte  qu'elle 
eût  été,  et  il  restait  maître  de  choisir  l'époque  où  il  ferait  cesser  la 
prorogation  :  il  lui  fallait  se  donnei  le  temps  de  réfléchir,  d'adap- 
ter son  personnel  aux  exigences  du  régime  nouveau  et  de  ne  pas 
se  trouver,  comme  l'avaient  été  ses  prédécesseurs,  incertain  et 
sans  cohésion,  aux  prises  avec  une  Chambre  impatiente.  La 
Gauche  n'avait  qu'à  répondre  à  des  argumens  par  des  argumens, 
mais,  comme  si  un  retard  insignifiant  allait  mettre  l'État  en 
péril,  elle  recourut  aux  sommations  menaçantes.  Kératry  com- 
mença :  «  A  un  ministère  de  mauvaise  foi  ou  incapable  d'affronter 
les  débats  publics,  à  un  sénatus-consulte  accepté  avec  confiance 
et  qui  ne  serait  plus  qu'un  leurre,  si  l'action  parlementaire, 
qui  seule  peut  le  vivifier,  est  étouffée,  à  un  gouvernement 
épuisé  par  lui-même,  incapable  d'une  ferme  résolution,  on 
devra  répondre,  le  26  au  matin,  par  une  mise  en  demeure  au 
pouvoir  exécutif  méconnaissant  la  Constitution  et  faire  appel  à 
une  nouvelle  Constituante,  car  tous  les  intérêts  souffrent;  ils 
comptent  sur  nous;  il  n'y  a  pas  d'autre  moyen  de  les  sauver. 
Donc  au  26!  »  Le  fougueux  député  convoquait  ses  collègues  sur 
la  place  de  la  Concorde  ;  de  là  ils  se  rendraient  au  Palais  légis- 
latif où,  après  avoir  pénétré  par  la  force,  ils  reprendraient  leurs 


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LA   FIN   DE   l'empire   AUTORITAIRE.  279 

sièges  et  voteraient  la  réunion  d'une  Constituante.  Gambetta  se 
hâte  de  faire  écho  à  ce  programme  héroïque  :  «  Le  suffrage  uni- 
versel, ce  maître  des  maîtres,  est  déjà  depuis  trop  longtemps 
tenu  en  échec  par  le  pouvoir  exécutif,  qui  n'est  en  somme  que 
sa  périssable  créature.  //  faut  en  finir.  Les  représentans  du 
peuple  doivent  s'emparer  de  toute  occasioi^  propice  et  juste  de 
protester  contre  l'intolérable  conduite  du  gouvernement.  Le  ren- 
dez-vous au  26  octobre  prochain,  donné  à  tous  ses  collègues  de 
la  Chambre  par  le  député  du  Finistère,  nous  présente  cette  occa- 
sion :  c'est  l'essentiel.  M.  de  Kératry  propose  de  se  réunir  le 
26  octobre  au  lieu  ordinaire  des  séances,  de  se  constituer,  de  dé- 
libérer ;  en  un  mot,  de  passer  outre  aux  inqualifiables  résistances 
de  l'exécutif.  A  merveille.  Le  devoir^  d'un  représentant  du 
peuple  en  telle  occurrence  est  tellement  clair  et  net  que  j'éprouve 
à  peine  le  besoin  de  vous  dire  :  J'y  serai  (!•'  octobre).  »  Il  y 
sera,  fût-il  seul  !  Raspail  adhère,  Bancel  annonce  «  qu'il  se  rendra 
à  Paris  pour  remplir  dans  leur  sévère  rigueur  ses  devoirs  de 
représentant  du  peuple.  »  Le  troupeau  démagogique  s'émeut  de 
ces  fiers  accens  et  applaudit.  Les  électeurs  somment  les  tièdes, 
tels  que  Garnier-Pagès,  de  prendre  des  résolutions  virile^.  «  Il 
n'y  a  pas  à  s'y  méprendre,  s'écrie  le  journal  de  Delescluze,  c'est 
la  révolution  :  en  1829  et  en  1847  le  mouvement  n'avait  pas 
eu  une  telle  intensité.  » 

S'incliner  devant  ces  insolens  défis,  c'eût  été  de  la  part  du 
gouvernement  un  suicide.  Cependant  il    en  délibéra.  Les  mi- 
nistres étaient  assiégés  de  conseils  :  Prenez  garde,  le  sang  cou- 
lera !  Ce  sera  la  guerre  civile  !  Ne  vous  raidissez  pas  contre  le 
sentiment  public.  Magne  se  trouvait  en  congé  depuis  la  promul- 
gation du  sénatus-con suite;   TEmpereur  le  fit  mander.  «  C'est 
un  esprit  net,  j'ai  confiance  en  son  jugement,  il  nous  tirera 
d affaire.  »  Magne  arrive,  le  Conseil  se  réunit;  chacun  se  pré- 
pare à  l'écouter.    Il  commence  par  reconnaître  que  l'émotion 
publique  est  considérable  et  que  les  dangers  d'une  résistance 
sont  réels  ;  cependant  il  ne  faut  pas  faiblir.  Une  convocation  au 
26  octobre,  au  jour  fixé  par  Kératry,  ce  serait  une  défaillance. 
Mais  qui  empêchait  de  convoquer  le    25?  Kératry  serait  bien 
Itrapél  —  «  Mais  ce  serait  de*la  pusillanimité!  »  s'écria  Le  Bœuf 
rite.  L'Empereur  changea  de  couleur  et  dit  :  «  Ah  !  monsieur 
lagne,  je  ne  vous  avais  pas  appelé  pour  que  vous  me  tlonniez 
n  conseil  aussi  peu  héroïque.  »   11  fut  résolu  qu'on  ne  convo- 


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280  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qiierait  que  le  29  novembre.  Le  décret,  signé  le  3  octobre,  fut 
aussitôt  publié. 

Jusqu'au  26  octobre,  le  gouvernement  fut  dans  les  transes, 
Magne  surtout  allait  à  tout  instant  au  ministère  de  la  Guerre 
s'assurer  que  Tarraéc serait  prête,  et  il  ouvrit  Tavis  que  Ion  fit 
arrêter  la  veille  les  personnages  suspects.  Il  ne  connaissait  pas 
les  députés  irréconciliables  :  ce  n'étaient  plus  les  héros  du  cloître 
Saint-Merry,  les  Janne,  les  Guinard,  les  Barbes,  les  Godefroy 
Cavaignac;  c'étaient  de  prudens  personnages,  plus  capables  de 
coups  de  gueulé  que  de  coups  de  main,  et  de  qui  aucune  témé- 
rité n'était  à  redouter.  Tant  qu'ils  avaient  pensé  effrayer  le  gou- 
vernement, ils  avaient  menacé  ;  dès  qu'ils  le  sentirent  ferme,  ce 
fut  un  sauve-qui-peut  comique.  Ferry,  pour  couvrir  le  désarroi, 
écrivît  le  5  à  ses  collègues  de  se  rendre,  non  sur  la  place  de  la 
Concorde,  ni  au  Palais-Bourbon,  pour  y  former  une  Consti- 
tuante, mais  au  lieu  ordinaire  des  réunions  de  la  Gauche,  pour 
répondre  collectivement  au  décret  insolent  du  3  octobre.  De  son 
côté  Kératry,  tout  à  coup  assagi,  déclare  qu'il  ne  se  rendra  pas 
le  26  à  la  Chambre  :  il  ne  veut  pas  que  la  lutt«  engagée  entre  le 
pouvoir  personnel  et  les  représentans  de  la  nation  se  dénoue  par 
une  émeute  ;  le  décret  du  3  octobre,  que  Ferry  avait  considéré 
comme  une  insolence,  est  pour  lui  une  capitulation  ;  pour  Jules 
Favre,  quelques  jours  après,  c'était  un  traquenard.  La  Gauche, 
réunie  au  lieu  ordinaire  de  ses  séances,  confirma  qu'elle  n'irait 
pas  à  la  Chambre  le  26  et  ne  fournirait  pas  au  gouvernement 
l'occasion  de  se  retremper  dans  une  bataille  :  «  Nous  nous  ré- 
servons pour  l'ouverture  effective  de  la  session.  Alors,  nous 
demanderons  compte  au  pouvoir  de  la  nouvelle  injure  faite  à  la 
nation.  Alors,  nous  montrerons,  par  l'épreuve  môme  qui  se  fait 
depuis  trois  mois,  que  le  pouvoir  personnel,  tout  en  feignant  de 
s'effacer  devant  la  réprobation  publique,  n'a  pas  cessé  d'agir  et 
de  parler  en  maître.  Alors,  enfin,  nous  poursuivrons,  sur  le  ter- 
rain du  suffrage  universel  et  de  la  souveraineté  nationale,  le 
seul  qui  subsiste  désormais,  l'œuvre  de  revendication  démocra- 
tique et  radicale  dont  le  peuple  a  remis  le  drapeau  dans  nos 
mains  (18  octobre).  » 

Toutes  ces  grandes  phrases  ne  trompèrent  pas  la  foule.  Il  n'y 
eut  qu'un  cri  :  «  Ce  sont  des  blagueurs  et  des  lâcheurs  !  »  Mon 
ancien  concurrent,  Bancel,  fut  déclaré  indigne  de  son  mandat 
et  sommé  de  le  déposer.  Il  n'échappa  que  par  la  fuite  aux  re- 


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LA   FIN   DE   l'empire   AUTORITAIRE.  281; 

proches  violens  qui  raccueillirent  lui  et  ses  collègues,  Pellelan, 
Simon,  Ferry,  dans  une  réunion  tenue  à  Clichy.  Personne  ne 
songea  à  reprendre  pour  son  compte  l'émeute  que  désertait  la 
Gauche.  Victor  Hugo  comprit  qu'au  point  de  vue  théâtral,  oe 
dénouement  n'était  pas  scénique.  Il  proposa  un  dernier  acte  : 
«  Une  déclaration  solennelle  des  représentans  de  la  Gauche,  se 
déliant  du  serment  en  face  de  la  nation,  voilà  la  vraie  iss.ue  de 
la  crise!  Issue  morale  et  révolutionnaire.  J'associe  à  dessein  ces 
deux  mots.  Que  le  peuple  s'abstienne,  et  le  chassepot  est  para- 
lysé ;  que  les  représentans  parlent,  et  le  serment  est  aboli 
(12  octobre).  »  L'opposition  ne  se  délia  pas  de  son  serment,  ce 
qui  eût  mis  fin  à  son  mandat  et  l'eût  amenée  en  police  correc- 
tionnelle, et  le  26  octobre  se  passa  dans  la  plus  parfaite  tran- 
quillité. Vers  la  fin  de  la  journée,  l-'Empereur  se  montra  sur  les 
boulevards  et  fut  acclamé. 


III 


De  loin  j'avais  suivi  sans  inquiétude  cette  puérile  agitation. 
Je  n'avais  pas  hésité  à  approuver  le  gouvernement,  et  je  m'at- 
tristais de  l'attitude  contraire  prise  par  Girardin,  dont  on  me 
rendait  plus  ou  moins  solidaire.  Il  se  montrait  indulgent  aux 
bravades  de  la  Gauche.  J'exprimai  à  Girardin  ma  désappro- 
bation : 

«  Je  vous  trouve   plus  sévère  pour  le  gouvernement  que 

pour  l'opposition,  et  ce  n'est  pas  juste.  Je  sens  très  bien  de  mon 

coin  que  le  flot  monte,  mais  ce  n'est  pas  à  cause  de  la  manière 

dont  a  été  exécuté  le  sénatus-consulte  ;  c'est  parce  que  l'on  veut 

une  révolution,  les  uns  en  s'en  rendant  compte,  les  autres  à 

leur  insu.  Eût-on  fait  tout  ce  que  vous  avez  conseillé  et  autre 

chose  encore,  là  situation  ne  serait  pas  changée.  Elle  ne  peut 

plus  être  détendue;  elle  doit  aboutir  à  un  choc.  En  vérité,  je 

ne  sais  pas  si  ce  gouvernement  a  une  autre  conduite  à  tenir  que 

de  s'entourer  de  ses  fidèles,  armer  ses  canons  et  attendre.  Dans 

une  telle  situation,  il  n'y  a  rien  à  faire  pour  moi.  Les  conser- 

vafeurs  me  trouvent  trop  téméraire,  les  démocrates  trop  conci- 

nt;  les  libéraux  à  la  rigueur   pourraient  s'accommoder  de 

li,  mais  où  sont-ils?  Le  jacobinisme  nous  a  infectés  jusqu'à 

moelle  des  0S|  et  il  vit  et  agit  en  nous,  comme   Tinspirateur 


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REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

erain.  Anssi  suis-je  résolu  à  demeurer  ici  le  plus  long- 
)s  possible  et  à  ne  me  prêter  à  aucune  combinaison  mi- 
irielle  tant  que  TEmpereur  n'exigera  pas  de  moi  que  je 
îhe  à  mes  conditions.  Alors  j'irai  au  pouvoir  comme  on  va 
stcrifice,  n'ayant  d'autre  visée  que  d'en  sortir  la  tête  haute  et 
)é  par  devant.  Ce  n'est  que  lorsque  ce  peuple  léger  en  sera 
[juestion  sociale  et  qu'il  tombera  aux  mains  des  liquida- 
1,  qu'il  se  réveillera.  Jusque-là,  tout  ce  qu'on  dit  sera  inutile. 
>mment  en  serait-il  autrement,  puisque  vous,  l'ennemi  théo- 
î  et  pratique  des  révolutions,  vous  vous  faites  l'artisan  le 
terrible,  le  plus  efficace,  le  plus  persévérant  de  la  révolu- 
dans  des  articles  plus  véhémens  que  ceux  du  Réveil,  et  cela 
5  que  vous  n'êtei^  pas  d'accord  avec  le  ministère  sur  l'infini- 
lale  qfuestion  de  savoir  si  un  de  ces  parlemens  que  vous 
'isez  sera  réuni  pour  pérorer,  un  mois  plus  tôt  ou  plus 
Ah!  cher  ami,  si  le  gouvernail  obéit  à  la  vague,  lorsque 
vous  qui  le  tenez,  entre  les  mains  de  qui  sera-t-il  iné- 
iable?  Vous  aviez  un  si  beau  rôle  à  jouer  en  tombant  sur 
révolutionnaires  fanfarons  et  incapables  !  Et  qu'importe 
?  C'est  beaucoup,  mais  ce  n'est  pas  tout.  La  France  est 
ère  ne  pensant  pas  de  môme.  Je  suis  triste  de  voir  tant 
istice  et  je  me  reproche  d'avoir  dans  le  passé  trop  fait 
osition  en  présence  de  l'aveuglement  de  cette  nation, 
m  affirmer  une  fois  de  plus  son  incapacité  d'être  libre 
tobre  1869).  » 

irardin  me  rétorqua  une  lettre  toute  pleine  de  récrimi- 
[is  contre  l'Empire  :  «  La  preuve,  me  disait-il,  que  j'ai 
[1  et  que  vous  avez  tort,  c'est  votre  lettre  même  qui  exhale 
tes  les  lignes  la  tristesse  et  le  découragement.  Si  le  gou- 
>ment,  depuis  cinq  mois,  n'avait  pas  accumulé  les  fautes 
'ai  dû  relever  sous  peine  de  n'avoir  plus  de  lecteurs,  vous 
riez  pas  découragé,  car  vous  seriez  dans  toute  l'ardeur  de 
re  à  accomplir.  Encore  quelques  fautes,  et  le  verre  qui  est 
débordera.  Alors  tout  changement  de  ministère  sera  tardif 
in  ;  il  n'y  aura  plus  pour  répondre  aux  exigences  impé- 
îs  de  la  situation  qu'un  changement  de  gouvernement.  Il  n'y 
s  une  année,  que  dis-je  ?  il  n'y  a  plus  un  mois  à  perdre.  Il 
eux  ans,  le  19  janvier  18C7,  vous  avez  été  un  atout  décisif 
le  jeu  de  l'Empereur.  Qu'a-t-il  fait  de  vous  ?  Il  a  attendu 
a  couleur  de  la  retourne  eût  changé.  Vous  êtes  encore  une 


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LA  FIN   DE   l'empire   AUTORITAIRE.  283 

figure,  mais  vous  n'êtes  plus  un  atout.  Ne  dites  pas  que  la  galerie 
qui  assiste  à  la  partie  est  injuste.  Non,  ce  n'est  pas  être  injuste, 
quand  on  voit  un  coup  mal  joué,  que  de  le  constater  et  de  le 
condamner.  » 

Je  lui  ripostai  immédiatement  :  «  Vous  avez  raison  de  le  re- 
marquer :  ma  lettre  était  triste.  Ce  qui  causait  ma  tristesse,  c'est 
de  vous  voir  redevenu  l'instrument  de  la  Révolution,  vous  qui, 
mieux  que  personne,  pouvez  mesurer  les  immenses  désastres 
sociaux  qu'elle  amènerait.  J'ai  éprouvé  de  cette  déviation  autant  ^ 
de  chagrin  que  j'en  ai  ressenti,  lorsque  j'ai  lu  vos  articles  con- 
seillant la  guerre.  Ne  prenez  pas  toutefois  cette  tristesse  pour  de 
la  défaillanca.  Je  suis  plus  que  jamais  affermi  dans  mes  idées, 
dans  mes  résolutions,  et  plus  que  jamais,  je  suis  prêt  de  corps  et 
d'esprit  à  poursuivre  un  combat  contre  la  Révolution  par  la 
paix  et  la  liberté.  Je  suis  bien  loin  de  croire  la  partie  perdue.  Après 
tout,  on  a  beau  embrouiller  les  chiffres,  les  Irréconciliables 
n'ont  obtenu  en  France  que  200  000  voix.  Ne  m'abandonnez  pas 
dans  la  route  où  vous  m'avez  vous-même  appelé  dès  mes  jeunes 
années  ;  revenez  à  la  doctrine  qui  a  fait  votre  originalité.  Alors 
vous  mériterez  de  prendre  rang  au  milieu  de  l'éternelle  Consti- 
tuante qui  siège  dans  l'histoire,  à  côté  des  véritables  initiateurs 
politiques  ;  sans-  cela,  vous  ne  serez  qu'une  brillante  individua- 
lité sur  laquelle  se  posera  un  éternel  point  d'interrogation. 
Quant  à  moi,  vous  vous  trompez  lorsque  vous  me  faites  dans  la 
main  de  l'Empereur  tantôt  un  atout,  tantôt  une  simple  figure  : 
je  ne  suis  qu'un  homme  de  bonne  volonté  et  d'idéal,  égaré  dans 
ce  monde  de  la  fraude,  de  la,  mauvaise  foi  et  de  la  haine,  et  qui 
essaie  de  se  tirer  d'affaire  le  moins  mal  possible,  jusqu'à  ce  que 
tous  les  partis,  indignés  de  sa  bonne  foi  obstinée,  se  soient 
accordés  pour  le  renvoyer  aux  douceurs  de  l'étude  libre  et  désin- 
téressée, au  repos  de  la  vie  intérieure,  aux  joies  de  la  famille  et 
de  lamitié.  » 


IV 


Le  ministère,  malgré  son  sénatus-con suite,  son  amnislio  et 
son  énergie  récente  contre  les  menaces  du  26  octobre,  était  très 
combattu.  Les  amis  de  Rouher  considéraient  ses  membres  comme 
des  déserteurs,,  et  les  116  vo valent  en  eux  des  intrus  venant  rc 


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y-  ■  : 


284 


REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


^:.. 


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cueillir  la  moisson  qu'ils  n'avaient  pas  préparée.  Tous  pensaient 
qu'il  n'avait  pas  la  puissance  oratoire  suffisante  pour  soutenir  les 
chocs  prochains  d'une  opposition  si  riche  en  orateurs.  De  plus, 
la  discorde  raffaiblissait.  Forcade  aurait  voulu  qu'on  frappât  la 
presse  et  Tempôchât  de  provoquer  aux  rébellions.  Chasseloup  et 
Magne  demandaient  l'impunité  absolue,  mettant  leur  point 
d'honneur  à  laisser  les  journaux  libres  de  tout  dire  et  tout  insul- 
.  ter,  comptant  pour  les  réprimer  sur  la  réaction  du  bon  sens 
public.  Chasseloup,  pour  faire  valoir  son  libéralisme,  communi- 
quait, disait-on,  au  Journal  de  Paris ^  le  récit  des  discussions  de 
chaque  séance  du  Conseil.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  croyait  généra- 
lement ce  ministère  purement  transitoire  et  ne  devant  pas 
tarder  à  céder  la  place  à  un  ministère  nouveau  dans  lequel  j'au- 
rais, avec  mes  amis,  le  rôle  prépondérant.  «  Chaque  jour, 
m'écrivait  Robert  Mitchell,  voit  naître  une  combinaison  nou- 
velle, un  projet  nouveau.  Votre  nom  est  mêlé  à  tout  cela.  On  se 
qilerelle,  on  se  démène,  on  se  bat  presque.  Il  n'y  a  qu'un  point 
sur  lequel  tout  le  monde  est  d'accord,  c'est  qu'il  n'y  a  rien  de 
possible  sans  vous.  » 

Rouher  disait  tout  haut  :  «  En  dehors  de  moi,  il  n'y  a  qu'Ol- 
livier  qui  pifisse  faire  quelque  chose.  »  L'Empereur,  Magne, 
Chasseloup  et  môme  Forcade  reconnaissaient  la. nécessité  de  re- 
courir à  mes  services.  Seulement,  chacun  entendait  m'employer 
selon  ses  vues.  L'Empereur  aurait  voulu  m'introduire  à  la  place 
de  Duvergier,  en  conservant  tous  les  autres  ministres,  sans 
prendre  Buffet  ni  aucun  de  mes  amis.  Magne  et  Chasseloup  vou- 
laient s'adjoindre  avec  moi  Buffet,  Segris  et  Talhouët  en  écar- 
tant Forcade.  Magne  eût  été  chargé  par  l'Empereur  de  composer 
ce  ministère  et  de  s'assurer  ainsi  l'honneur  de  mettre  en  pratique 
la  responsabilité  ministérielle,  dont  le  sénatus-consulte  avait 
posé  les  prémisses  en  détruisant  l'incompatibilité  entre  les  fonc- 
tions de  député  et  celles  de  ministre.  Chasseloup  et  Magne  furent 
les  premiers  à  agir  auprès  de  moi.  Ils  me  firent  écrire  par  Kratz. 
homme  fort  distingué,  dépuis  conseiller  référendaire  à  la  Cour 
des  comptes,  mon  ami  et  celui  de  Maurice  Richard,  et  dans  la 
confiance  intime  de  Chasseloup  :  «  M.  de  Chasseloup  se  demande 
si  le  moment  ne  serait  pas  venu  pour  vous  d'entrer  aux  affaires. 
Votre  présence  dans  le  Cabinet  y  apporterait  la  force  et  la  con- 
fiance. II  y  a  un  programme  à  faire,  une  conduite  à  arrêter,  il 
y  a  surtout  à  rassurer  complètement  le  Grand  Pilote,  qui,  lors- 


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LA  FIN   DE  l'empire   ÀUtORITAIRB. 


285 


qu'il  verra  parmi  l'éqiiipage  un  pilote  de  votre  taille,  envisagera 
les  points  noirs  sans  inquiétude,  et  ne  regardera  plus  en  arrière 
pour  y  chercher  les  hommes  auxquels  il  s'était  habitué  et  qu'il 
croît  encore  de  sûrs  appuis  contre  les  flots  irréconciliables.  Il 
est  donc  nécessaire  de  renforcer  puissamment  ceux  qui  veulent 
maintenir  la  liberté,  et  on  pense  que  votre  accession  remplirait 
ce  but  (4  octobre  1869).  » 

Ma  réponse  fut  nette  :  «  Un  ministère  ne  peut  durer  qu'avec 
le  double  appui  du  souverain  et  de  la  Chambre.  Or,  je  ne  suis, 
certain  ni  de  Fun  ni  de  l'autre.  L'Empereur  est  bienveillant  pour 
moi  et  i]  me  verrait  avec  plaisir  aux  affaires,  mais  dans  un  milieu 
qui  me  contiendrait;  il  n'est  pas  résolu  à  m'y  mettre  dans  un 
milieu  qui  me  soutiendrait.  Il  m'accepterait  comme  ministre^ 
mais  il  n'est  pas  décidé  à  se  confier  à  mon  ministère.  Or,  si  je 
prenais  le  pouvoir,  ce  ne  serait  que  par  honneur  et  non  par  goût, 
uniquement  pour  obéir  à  une  injonction  du  souverain  vis-à-vis 
duquel  je  suis  l'otage  de  mes  idées.  Quant  à  la  Chambre,  j'ignore 
ses  dispositions  à  mon  égard,  et  dans  cette  incertitude,  je  ne  sau- 
rais entrer  aux  affaires  sans  une  dissolution  signée  en  blanc,  ce 
que  l'Empereur  n'accorderait  probablement  pas.  Je  ne  dis  rien 
des  autres  parties  du  programme  sur  lesquelles  laccord  ne  se- 
rait peut-être  pas  plus  aisé.  Ne  parlons  donc  plus  de  moi.  Que 
le  ministère  actuel  continue  son  œuvre  de  dévouement.  Il  n'est 
pas  nécessaire  que  je  sois  dans  ses  rangs  pour  lui  être  utile  ; 
qu'il  persévère  dans  sa  pratique  libérale  et,  si  l'on  veut,  s'en  . 
écarter,  qu'il  se  retire  avec  éclat.  Il  aura  une  belle  page.  Si  l'on 
incline  à  un  retour  vers  les  réactionnaires,  ma  présence  n'em- 
pêcherait rien,  mais  l'Empereur  briserait  lui-môme  sa  couronne. 
Il  est  évident  que,  tôt  ou  tard,  il  y  aura  un  choc  dans  la  rue  avec 
les  Irréconciliables.  Dans  ce  cas,  je  suis  d'avis  qu'on  frappe 
ferme,  mais  pour  être  sûr  du  succès  et  surtout  pour  le  légitimer, 
il  faut  que  sur  nos  enseignes  brille  le  mot  de  Liberté  et  que  les 
autres  ne  puissent  inscrire  sur  les  leurs  que  celui  de  iiévolu" 
tion  (7  octobre).  » 

Schneider,  secondant  les  efforts  de  son  ami  Magne,  me  télé- 
graphia de  venir  à  Paris  (28  octobre).  Je  lui  répondis  :  «  Inu- 
*'le.  »  L'Empereur  lui-même,  à  son  tour,  me  fit  écrire  par  Clé- 
ment Duvernois,  son  journaliste  :  «  Que  de  chemin  parcouru 
depuis  votre  premier  billet  en  1860!  Nous  étions  seuls  alors,  vous 
st  moiy  à  croire  à  la  politique  qui  devait  rendre  la  liberté  à  ce 


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286  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pays.  Mais  aussi,  que  d'illusions  semées  le  long  du 
vous  avoue  que  j'ai  des  heures  où  je  nie  demande 
suis  pas  trompé,  et  si  ce  peuple,  patient  à  la  serviLu( 
dès  qu'on  rend  la  main,  n'est  pas  incapable  de  libe 
de  passer  deux  jours  à  Compiègne.  L'Empereur  est 
positions  d'esprit  les  plus  sages,  les  plus  conciliante 
plus  fermes.  Il  me  semble  n'avoir  ni  regrets  de  ce  q 
illusions  sur  le  résultat.  On  dirait  un  philosophe 
expérience.  En  vérité,  quand  on  le  compare  à  ceu 
rient,  à  ceux  qui  veulent  le  renverser,  il  ne  perd  f 
paraison.  Il  parle  toujours  de  vous  avec  affection 
avec  tendresse.  Il  a  surtout  pour  vous  une  grand» 
vous,  que  pensez- vous  de  tout  ce  gâchis?  Ne  vous  se 
que  rheure  est  venue  de  défendre  le  terrain  conquis 
qui  veulent  perdre  ime  fois  encore  la  liberté?  V 
n'est-il  pas  tenté?  N'y  a-t-il  rien  à  faire  contre  ces 
cachaient  dans  l'abstention  à  l'heure  du  combat  et 
nant  sortent  de  leurs  tanières  pour  tourner  contre  n 
l'Empire  les  armes  que  nous  avons  obtenues  et  qu 
données?  N'y  a-t-il  pas  un  devoir  à  remplir  eu  vers 
ment  pour  ceux  qui  ont  conseillé  les  réformes?  On  ( 
litique  extérieure  vous  sépare  du  gouvernement  plu 
la  politique  intérieure  :  il  ne  vous  suffirait  pas  qui 
fût  éloigné,  comme  il  l'est,  de  toute  guerre  de  di\ 
seriez  même  résigné  aux  annexions  des  Etats  du 
venaient  à  se  produire.  On  dit  encore  que  vous  pose 
ditions  terribles  si  votre  concours  était  jugé  néces! 
crois  vous  connaître  assez  pour  penser  qu'il  n'en  e 
seriez  aussi  chaudement  le  défenseur  d'une  gue 
nationale  que  l'adversaire  d'une  guerre  de  diversi 
aux  conditions,  vous  ne  choisiriez  pas  pour  les  f 
moment  où  la  cause  libérale  aurait  besoin  de  vous, 
vous  avez  tant  obtenu  sans  être  dans  les  conseils,  ( 
driez-vous  pas  dans  un  commerce  de  chaque  jour? 
pereur  est  instinctivement  réfractaire  au  parlements 
du  tiers-parti,  autant  il  est  accessible  aux  idées  lit 
mocratiques.  Allons,  dites-moi  que  Saint-Tropez  n'es 
d'Achille  et  que  vous  n'êtes  pas  avec  ceux  qui  ja 
l'Empire  pour  cette  misérable  affaire  de  la  prorogal 
scriplum  :  C'est  de  Compiègne  que  je  vous  écris. 


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LAj  FIN   DE   l'empire   AUTORITAIRE.  287 

reur,  qui  m'a  fait  appeler  au  moment  où  je  fermais  ma  lettre, 
a  bien  voulu  me  demander  de  rester  encore  un  jour  ici.  Nous 
avons  causé  longuement  de  vous.  Ah  !  si  vous  vouliez^  quels 
services  vous  pourriez  rendre  (21  octobre  1869)!  » 

Une  seconde  lettre  le  lendemain  précisa  davantage  la  pensée 
à  laquelle  obéissait  Duvernois  :  «  Je  vous  écris  de  nouveau,  car 
ma  lettre  d'hier  écrite  à  bâtons  rompus  vous  donnerait  une  idée 
insuffisante  de  la  situation.  C'était  au  début  une  lettre  purement 
amicale  y  de  ma  seule  inspiration.  Après  avoir  causé  de  nouveau 
avec  l'Empereur  et  d'une  façon  très  précise,  j'ai  ajouté  un  post^ 
scriptiim  à  la  hâte.  Voici  donc  la  situation  :  Le  Cabinet,  tel  qu'il 
est,  ne  dprera  pas  jusqu'à  la  session;  il  ne  sera  pas  remplacé  par 
un  ministère  tiers-parti  et  M.  Rouher  rentrera  triomphalement, 
si  vous  ne  venez  pas  au  secours.  Voilà  la  réalité.  De  même  que 
le  19  janvier  a  avorté  parce  que  vous  n'avez  pas  pris  le  pouvoir, 
le  12  juillet  avortera  pour  le  même  motif,  et  nous  irons  aux 
aventures.  Réfléchissez  à  tout  cela  :  croyez  qu'il  dépend  de  votre 
réponse  que  l'Empereur  vous  fasse  appeler.  Ne  posez  pas  d autre 
condition  que  celle  d!êire  mandé,  et  comptez  sur  votre  influence 
personnelle  sur  l'Empereur  pour  obtenir  ce  qu'il  y  aura  à  obte- 
nir, mais  quand  vous  serez  dans  son  cabinet  de  travail  et  pas 
avant.  Vous  aurez  comme  concessions  ce  que  vous  n'auriez  pas 
comme  conditions.  » 

Malgré  ce  que  ces  lettres  avaient  de  pressant  et  de  spécieux, 
je  ne  me  laissai  pas  ébranler,  et  maintins  les  conditions  que 
j'avais  indiquées  à  Chasseloup-Laubat. 


Les  deux  influences  diverses  qui  essayaient  d'agir  sur  mes 
déterminations  s'ignoraient.  Elles  ne  se  révélèrent  l'une  à  l'autre 
que  le  jeudi  soir  21  octobre.  A  Compiègne,  Chasseloup,  de  plus 
en  plus  inquiet  des  difficultés  du  moment,  comprenant  que  par 
correspondance  il  n'obtiendrait  rien  de  moi,  confiait  à  Duvernois 
qu'il  allait  demander  à  l'Empereur  de  m'envoyer  Kratz  avec  mis- 
sion de  m'offrir  le  ministère  de  la  Justice.  Duvernois  lui  raconta 
qu'il  agissait  dans  le  môme  sens,  et  qu'à  la  suite  de  conversa- 
tions avec  TEmpereur,  il  m'avait  déjà  écrit  et  attendait  ma  ré- 
ponse. Il  trouva  bon  qu'on  m'envoyât  quelqu'un  qui  me  dirait  ce 


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288  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'il  était  difficile  d'écrire,  puis,  dès  le  lendemain,  il  vint  à 
Paris  voir  Kratz  afin  d'en  obtenir  qu'il  se  présentât  comme  son 
envoyé  aussi  bien  que  comme  celui  de  Chasseloup.  Kratz  n'y 
consentit  pas  et  n'accepta  de  mandat  que  celui  que  l'Empereur 
devait  lui  confier  par  Chasseloup.  Il  se  rendit  à  Compiègne  le 
même  jour,  reçut  confirmation  officielle,  et  partit  le  23  octobre 
pour  arriver  chez  moi  à  la  Moutte  le  25  à  deux  heures  du  matin. 
Ses  instances  orales  n'eurent  pas  plus  de  succès  que  ses  instances 
écrites.  Seulement,  comme  je  me  trouvais  en  présence  d'une  offre 
faite  directement  au  nom  de  l'Empereur,  c'est  à  lui  que  je  ré- 
pondis : 

«  Sire,  je  vous  remercie  de  la  preuve  de  confiance  que  vous 
voulez  bien  me  donner  et  précisément  parce  que  j'en  suis  pro- 
fondément touché,  je  vous  demande  la  permission  de  m'expliquer 
avec  vous  en  toute  franchise.  Je  sais  par  expérience  que  cela  ne 
vous  déplaît  pas.  Si  j'étais  libre  de  suivre  mes  goûts,  je  prierais 
Votre  Majesté  de  me  laisser  dans  ma  situation  indépendante. 
Mais  comme  le  pouvoir  n'est  plus  qu'un  poste  de  fatigue  et  de 
péril,  je  suis  prêt  à  étouffer  mes  répugnances,  et  à  faire  le  sacri- 
fice d'entrer  aux  affaires.  Mais  je  ne  me  résignerai  à  ce  sacrifice 
que  s'il  doit  être  profitable  à  mon  pays.  Aussi,  en  indiquant  loya- 
lement de  quelle  manière  je  puis  donner  mon  concours,  je  ne 
pose  pas  des  conditions,  j'indique  le  moyen  de  tirer  de  moi  le 
meilleur  parti  possible.  Mon  accession  pure  et  simple  au  Minis- 
tère actuel  ne  produirait  aucun  bon  effet,  je  ne  dis  pas  à  Paris 
dont  il  n'y  a  plus  h  se  préoccuper  que  pour  le  contenir,  mais 
dans  la  province,  cpii  ne  veut  que  la  liberté  et  non  la  Révolution. 
Cela  tient  à  l'origine  extra-parlementaire  de  ce  cabinet  et  à  la 
déception  éprouvée  par  l'opinion  publique  de  ce  que  le  soin  de 
constituer  une  nouvelle  administration  n'ait  pas  été  confié  à 
l'un  des  116.  Cependant,  il  y  a  des  élémens  excellens  qu'il  serait 
peu  sage  de  ne  pas  utiliser.  Il  y  aurait  donc  lieu  de  constituer 
un  Ministère  nouveau,  composé  en  partie  des  ministres  actuels, 
en  partie  de  députés  pris  parmi  les  116.  On  conserverait  Chas^- 
seloup,  Magne,  les  ministres  militaires.  Les  postes  vacans 
seraient  occupés  par  des  députés  pris  parmi  les  116.  Je  n'ai  d'en- 
gagement avec  personne,  mais  M.  Buifet  est  celui  qui  me  paraît 
le  plus  indiqué.  Ce  point  de  départ  posé,  voici  comment  j'estime 
qu'il  y  aurait  lieu  de  procéder  :  1®  Votre  Majesté  commencerait 
par  s'entendre  avec  moi  sur  un  programme  formulé  par  écrit 


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LA   FIN   DE   l'empire   AUTORITAIRE.  289 

qui  deviendrait  la  charte  du  nouveau  ministère.  Désormais  au- 
cun ministère  ne  pourra  se  présenter  devant  la  Chambre  sans 
ce  préliminaire  :  car,  dès  son  avènement,  on  lui  demandera  par 
interpellation  de  formuler  ce  qu'il  veut,  soit  à  Textérieur,  soit  à 
Tintérieur.  Je  conçois  ce  programme  ainsi.  Lutte  énergique, 
incessante,  contre  les  doctrines  et  les  pratiques  révolutionnaires 
par  la  paix  et  par  la  liberté.  La  paix,  c'est  le  respect  du  principe  de 
non-intervention,  ou  mieux  le  respect  du  principe  des  nationa- 
lités. La  gloire  de  Votre  Majesté  est  d'avoir  le  premier  proclamé 
la  politique  des  nationalités  :  il  ne  faut  pas  qu'elle  écoute  ôeux 
qui  lui  conseillent  de  l'abandonner  pour  revenir  au  principe 
étroit,  stérile,  des  agrandissemens  territoriaux  ou  des  équilibres 
factices.  Trois  questions  étrangères  sont  à  considérer  :  l'Alle- 
magne, l'Italie,  l'Orient.  En  Allemagne,  faut-il  s'opposer  à  l'an- 
nexion (qui  d'ailleurs  n'est  pas  prochaine)  des  États  du  Sud  à  la 
Confédération  du  Nord  ?  Ce  sera  à  examiner  si  la  Prusse  veut 
opérer  celte  annexion  par  la  force.  iVon,  sous  aucun  prétexte ^  si 
cette  annexion  ne  s^ opère  que  par  le  vœu  des  populations. 

«  En  Italie,  il  n'y  a  que  la  question  de  Rome.  La  résoudre 
en  principe  par  le  retour  à  la  Convention  du  15  septembre  et, 
jusqu'au  moment  où  l'Italie  nous  aura  donné  des  gages  certains 
de  sa  volonté  et  de  sa  puissance  de  faire  respecter  cette  conven- 
tion, maintenir  notre  occupation.  Au  surplus,  toute  conversation 
sur  ce  sujet  doit  être  refusée  tant  que  le  Concile  œcuménique  ne 
sera  pas  terminé.  En  Orient,  tout  se  réduit  à  savoir  comment  il 
faut  se  comporter  visrà-vis  des  nationalités  chrétiennes  qui  s'in- 
surgent contre  la  Porte.  Ne  pas  les  exciter,  les  calmer  si  on  peut, 
mais  leur  être  toujours  bienveillant  et,  si  on  est  réduit  à  prendre 
parti,  les  soutenir  plutôt  que  les  combattre. 

«  La  liberté,  c'est  les  violences  de  la  presse  et  de  réunion 
courageusement  supportées,  tant  qu'il  n'y  aura  pas  péril  de  guerre 
civile  et  lutte  dans  la  rue;  l'article  75  de  la  Constitution  de 
Tan  VIII  modifié,  les  candidatures  officielles  abandonnées,  la  loi 
de  sûreté  générale  rapporté.e,  un  élément  nouveau  introduit 
dans  l'administration,  les  abus  du  népotisma  et  de  la  faveur 
arrêtés,  les  principes  de  la  liberté  commerciale  maintenus, 
l'instruction  publique  et  les  travaux  publics  productifs  largement 
dotés,  un  système  électif  pour  Paris  et  pour  Lyon  étudié,  la 
liberté  communale  étendue  sans  qu'il  soit  nécessaire  d'abandon- 
ner aux  communes  la  nominatioa  des  maires  :  il  suffirait  qu'ils 

TOMB  IIXIX.  —  1907.  19 


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290  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fussent  pris  au  sein  des  conseils  municipaux  et  qu'on  ne  les 
maintînt  pas  lî^rsqu'ils  ont  perdu  la  majorité.  Le  vrai  système 
d'élection  est  trouvé:  c'est  celui  qui  a  été  employé  dans  mon 
élection  du  Var.  La  sympathie,  non  l'appui  du  préfet  et  des 
maires.  Si  cela  ne  suffit  pas,  c'est  que  les  maires  et  les  préfets 
sont  incapables,  ou  que  le  candidat  est  mal  choisi.  L'interven- 
tion gouvernementale  active  et  directe  ne  se  justifierait  que  dans 
les  cas  extrêmes  où  une  candidature  serait  un  appel  à  la  sédi- 
tion et  à  la  guerre  civile.  Si  la  Chambre  n'approuvait  pas  ce 
programme,  le  Ministère  serait  autorisé  à  faire  un  appel  au  pays 
par  une  dissolution.  Je  n'indique  naturellement  sur  chaque  ma*- 
tière  que  les  traits  principaux.  Dans  un  programme  il  ne  doit  y 
avoir  rien  de  plus. 

«  Votre  Majesté  ayant  accepté  ces  idées,  une  note  paraîtrait  au 
Moniteur  en  ces  termes  :  «  Les  ministres  ont  donné  leur  démis- 
sion qui  a  ,été  acceptée.  M.  Emile  Ollivier  a  été  appelé  par 
TEmpereur  et  chargé  par  lui  de  former  un  ministère.  »  Muni  de 
cette  note  et  du  programme,  je  me  rendrais  auprès  des  per- 
sonnes auxquelles  je  serais  autorisé  à  recourir,  et  Jeur  dirais: 
L'Empereur  m'a  chargé  de  lui  proposer  un  ministère  pour  la 
défense  de  ce  programme.  Le  ministère  constitué,  les  décrets  de 
nomination  paraîtraient  au  Moniteur  dans  la  forme  ordinaire.  La 
date  du  29  serait  maintenue,  pour  la  réunion  des  Chambres. 
Dans  ces  conditions,  si  Votre  Majesté  le  désire,  je  suis  prêt  à 
accepter  le  ministère  de  la  Justice  et  des  Cultes.  Si  Ton  n'avait 
pas  commis  l'irréparable  faute  de  ne  pas  faire  en  1869  les  élec- 
tions libres,  ainsi  que  je  l'ai  conseillé  en  vain,  je  serais  certain 
du  succès.  Aujourd'hui  je  ne  puis  que  l'espérer,  surtout  si  la 
Providence  nous  envoie  quelques-unes  de  ces  bonnes  chances 
sans  lesquelles  les  desseins  les  mieux  combinés  ne  réussissent 
pas.  Que  Votre  Majesté  ne  croie  pas  que  je  sois  inspiré  dans  les 
avis  que  j'émets  par  une  sotte  infatuation  personnelle.  Je  ne 
demande  qu'à  m'efîacer,  à  me  subordonner,  et  ce  n'est  cpiç  parce 
qu'on  a  fait  appel  à  mon  dévouement  que  je  me  suis  cru  auto- 
risé à  indiquer  comment  je  crois  pouvoir  être  utile.  De  toute 
autre  manière,  je  serais  impuissant,  je  perdrais  le  peu  de  valeur 
que  j'ai,  je  me  déconsidérerais.  Je  ne  crois  pas  que  l'Empereur 
eût  lieu  de  s'applaudir  d'un  tel  résultat.  Avant  de  terminer.  Sire, 
permettez-moi  une  observation  générale  :  une  certaine  portion 
du  pays  ne  redeviendra  raisonnable  que  lorsaue ,  rassasiée  des 


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LA   PIN   DE   l'empire   AUTORITAIRE.  291 

pouvantée  de  rincertitude,  elle  aura  de  nouveau 
lemenl  chimérique,  hélas  !  des  désastres  qu'une 
aérait  :  ne  vous  découragez  donc  pas  et  laissez  la 
î  provocations  et  ses  ordures;  plus  il  y  en  aura, 
Ira  A  la  fin,  le  pays  lui-même  se  chargera  d'arré- 

Je  sens  déjà  autour  de  moi  le  commencement  de 
I  Tindignation.  Quoi  qu'il  arrive  de  cet  échange 

serai  toujours  très  reconnaissant.  Sire,  de  votre 
[anie  à  mon  égard,  et  j'aurai  certainement  Tocca- 

ténjioigijer.  Je  vous  prie.  Sire,  d'agréer  l'assu- 
Butimens  respectueux  et  dévoués,  » 


VI 


fut  expédiée  par  Kratz  à  Chasseloup  qui  devait  la 
pereur.  Duvernois,  ne  voulant  pas  se  laisser  dis- 
dans le  même  moment  de  Napoléon  III  d'être  en- 
à  Saint-Tropez  pour  me  ramener  à  Compiègne. 
i  que  je  ne  résisterais  pas  au  charme  de  l'Empe- 
près,  je  céderais  tout  ce  que  je  refusais  de  loin. 
Maurice  Richard  le  27  octobre  à  une  heure  du 
ais  résister  à  l'invitation  des  ministres  ;  il  eût  été 
apposer  un  refus  à  l'appel  du  souverain.  Le  29,  à 
s  en  route  avec  Maurice  Richard,  Kratz,  Duver- 
tnche  31,  à  huit  heures  du  matin,  j'étais  à  Paris, 
le  mon  départ  arrivait  à  la  Moutte  le  billet  sui- 
tt  :  «  Ce  n'est  pas  pour  répondre  à  votre  grande  et 
re  que  je  vous  écris,  c'est  pour  vous  répéter  : 
la  personne  qu'on  vous  envoie,  refusez  et  ne  venez 
et  ne  venez  que  si  M.  Magne  est  chargé  de  faire 
rs  vous  discuterez  avec  lui  à  quelles  conditions 
z  à  en  faire  partie,  ou  que  si  l'Empereur  vous 
proposer  un  ministère  dont  vous  serez  le  chef, 
octobre).  » 

de  Paris,  Duvernois  expédia  à  l'Empereur  un 
ntenant  ces  mots  convenus  :  «  Je  suis  de  re- 
le  débarqué,  je  reçus  la  visite  de  Chasseloup.  Il 
û'avait  pas  envoyé  à  l'Empereur  ma  leltre-pro- 
qu'il  l'avait  trouvée  trop  nette,  et  il  me  la  rendit. 


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REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

lin,  fort  étonné  de  mon  arrivée,  après  son 
ne  pas  venir,  que,  d'ailleurs,  je  navals  pas 
gagné  par  Schneider  à  l'idée  d*un  ministère 
Buce  dérangeait  ses  calculs.  Je  ne  pouvais  pas 
j'étais  appelé  par  l'Empereur;  je  lui  dis  sim- 
is  venu  parce  que  mes  amis  voulaient  s'en- 
(  Votre  femme,  me  jeta-t-il  à  brûle-pourpoint, 
ous  deveniez  ministre  ?  —  Elle  en  a  horreur. 
X  !  Alors  vous  êtes  sauvé.  »  Ses  prévisions 
pessimistes  ;  il  annonçait  une  prise  d'armes 
n  fixait  le  jour,  le  3  novembre.  Le  2,  on  dépo- 
îusation  contre  l'Empereur  ;  un  Irréconciliable 
e  Manuel  et  se  ferait  expulser;  le  peuple  se 
cent  mille  hommes  marcheraient.  Comme  je 
acrédulité  :  «  Demandez  à  Piétri!  »,s'écria-t-il. 
liai  visiter  le  prince  Napoléon,  auquel  je  con- 
notif  de  ma  venue.  Quelques  instans  après, 
iirvint.  «  Vous  arrivez  à  propos,  lui  dis-je,  qu'y 
s  ce  que  me  raconte  Girardin? —  Il  exagère, 
y  a  2  000  hommes  exaspérés  prêts  à  tout  ;  la 
t  retient  tous  les  autres.  Je  suis  tenu  au  cou- 
de groupes.  Je  crois  à  une  collision,  mais 
dans  l'œuf.  » 

bre,  Duvernois  m'annonça  que  l'Empereur 
•  même.  Seulement,  pour  déjouer  les  indis- 
ters  blottis  dans  tous  les  coins  de  Compiègne, 
)  venir  que  de  nuit  et  enveloppé  de  manière 
mût  pas.  A  huit  heures  du  soir  j'étais  à  la 
5  lunettes  enlevées,  la  figure  masquée  par  un 
piègne,  Piétri,  eu  faction  à  la  sortie  de  la  gare, 
t  coup  sur  le  bras  et  me  conduit  vers  une  voi- 
Tombre.  Nous  entrons  au  château  par  une 
et,  à  dix  heures  et  quelques  minutes,  je  suis 
cabinet  de  l'Empereur.  Il  vient  vers  moi,  me 
remercie  de  m'ôtre  dérangé,  fait  apporter  du 
seyons  autour  de  la  table  sur  laquelle  on  Ta 
imençons  à  causer.  L'Empereur  arrive  tout  de 
loses  :  «  La  situation  est  grave,  mais  c'est  la 
péril,  car  le  pouvoir  a  la  force  de  se  défendre 
peuple,  il  peut  tout  reprendre;  une  émeute  est 


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L  EMPIRE   AUTORITATRE. 


293 


merons.  Mais  quelle  sera  ensuite  la 
désirerais  connaître  votre  opinion  sur 
5  avant  une  émeute,  Sire,  etpermettez- 
e  je  ne  la  crois  pas  probable,  il  n'y  a 
î'est  de  rester  dans  le  régime  libéral 
s  té.  Votre  gouvernement  n  a  rien  à 
olente,  et  il  ne  peut  supporter  la  dis- 
t-il?  A  la  liberté?  Non.  A  labsence 
janvier,  énerve  le  pouvoir.  Plus  il  y  a 
le  force  dans  le  pouvoir.  Mettre  une 
d'un  ministère  hésitant  ou  combattu, 
3,  c'est  de  la  défaillance.  Croyez- vous 
je  tolérerais  une  minute  que  M.  Gam- 
îent  impunément  la  révolte  et  qu'à  la 
t,  dans  les  réunions  publiques  on  pût 
e  ne!  ferais  aucun  procès  de  presse, 
s  je  ne  ménagerais  aucun  séditieux,  où 
i  toutefois,  c'est  que  je  fusse  un  gou- 
étais  un  gouvernement  d'équivoque  ou 
pas  cette  audace.  Aussi  mon  avis  est-il 
^ve  rien  à  l'étendue  de  la  liberté,  et 
er  à  la  vigueur  du  pouvoir  en  consti- 
gène  suivant  les  règles  constitution- 
eux  ou  trois  cents  personnes  à  intro- 
de  l'autre,  dans  la  vie  publique.  Ceci 
» 

m  vînmes  aux  questions  particulières, 
cément.  Nous  ne  dîmes  que  peu  de 
parla  avec  affection  du  jeune  Alphonse  : 
sait  la  seule  solution  désirable,  mais, 
lerait  pas  la  liberté  d'un  peuple  ami, 
rait  à  s'abstenir.  Il  ne  me  dit  pas  un 
henzoUern,  pas  môme  des  démarches 
,  par  Benedelti.  Moi-môme,  n'ayant 
3  cette  candidature,  je  n'avais  pas  de 
uter  à  son  sujet.  Les  affaires  d'Aile - 
contraire  beaucoup.  «  Notre  politique, 
lever  à  M.  de  Bismarck  tout  prétexte 
,  et  de  rendre  belliqueux  son  roi  qui 
sons  de  guerre  allumés,  il  faut  mettre 


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294  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

I 

le  pied  dessus  et  les  éteindre  :  au  Nord,  la  question  du  Sleswig, 
au  Sud,  celle  de  la  ligne  du  Mein.  Quoique  sympathiques  aux 
Danois^  nous  n'avons  pas  le  droit  d'engager  notre  pays  dans  un 
conflit,  pour  assurer  la  tranquillité  de  quelques  milliers  d'entre 
eux  injustement  opprimés.  Quant  à  la  ligne  du  Mein,  elle  a  été 
franchie  depuis  longtemps,  du  moins  en  ce  qui  nous  intéresse. 
Les  traités  d'alliance  n'ont- ils  pas  créé  l'unification  militaire- de 
l'Allemagne  et  le  renouvellement  du  ZoUverein  son  unité  éco- 
nomique  ?  L'unité  allemande  contre  nous  était  finie  ;  ce  qui  res- 
tait encore  à  faire,  l'union  politique,  n'importait  qu'à  la  Prusse 
à  laquelle  elle  apporterait  plus  d'embarras  que  de  forces.  Quel 
intérêt  avions-nous  à  empêcher  les  démocrates  du  Wurtemberg 
et  lés  Ultramontains  de  Bavière  d'aller  ennuyer  Bismarck  dans 
ses  parlemens  puiscpie,  au  jour  du  combat,  l'Allemagne  serait 
tout  entière  contre  nous  ? 

L'Empereur  avait  écouté  très  attentivement,  sans  m'inter- 
rompre,  les  longues  explications  que  je  résume.  Quand  j'eus  ter- 
miné, il  me  dit:  «  Je  suis  de  votre  avis  en  ce  qui  concerne  les 
Danois  du  Sleswig,  mais  en  Allemagne  il  serait  imprudent  de  se 
prononcer  ouvertement  sur  le  parti  que  l'on  prendra  si  la  Prusse 
franchit  le  Mein  ;  annnoncer  qu'on  la  laissera  faire  serait  l'en- 
hardir; dire  que  nous  l'arrêterons  serait  déclarer  la  guerre.  Il 
n'y  a  qu'à  garder  le  statu  quo  et  attendre  en  silence  les  événe- 
mens.  En  ce  qui  concerne  Rome,  il  faut  au  contraire  prendre  un 
parti  et  évacuer  le  plus  tôt  possible.  —  Cela  paraît  bien  difficile, 
Sire,  tant  que  le  Concile  durera,  car  notre  gouvernement  doit 
mettre  son  honneur  à  assurer  sa  liberté.  —  C'est  vrai.  » 

A  la  discussion  des  idées  succéda  celle  des  personnes.  L'Empe- 
reur reconnut  qu'aucune  combinaison  n'était  en  ce  moment  pos- 
sible avec  Rouher  :  «  11  a  eu  tort  de  ne  pas  s'en  aller  après  le 
19  janvier.  —  Non,  Sire,  son  tort  n'est  pas  d'être  resté,  c'est 
d'avoir  exécuté  mal  les  réformes.  —  Puisque  nous  parlons  à  cœur 
ouvert,  continua-t-il,  je  vous  dirai  qu'il  y  a  deux  de  vos  amis 
que  je  ne  pourrais  accepter  :  Napoléon  et  Girardin.  Ce  sont  deux 
esprits  faux",  de  plus,  Girardin  est  un  faiseur  d'affaires,  il  joue  à 
la  Bourse.  »  —  Je  les  défendis  vivement  :  «  Je  suis  ptrsuadé  que 
le  Prince  ne  nourrit  aucun  mauvais  sentiment  contre  le  Prince 
impérial  ni  contre  l'Impératrice;  ses  impétuosités  viennent 
souvent  d'une  activité  qu'il  ne  sait  comment  employer.  —  C'est 
sa  faute;  il  n'a  profité  d'aucune  des  occasions  que  je  lui  ai 


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na  DE  l'empire  autoritaire.  295 

ita  l'Espagne,  la  Crimée,  TAlgérie,  Tltalie. 

que  j'ai  dit  de  lui  qu'il  avait  une  activi 
is  un  esprit  critique  qui  lui  nuit  béaucouj 
îmbrquillent,  il  éprouve  un  malin  plaisir.  - 
■je,  le  mettre  à  l'épreuve  une  fois  de  plui 
Tait,  dans  un  cabinet  que  je  formerais,  d'u 
,  celui  de  la  marine.  —  S'il  désire  être  m 

se  conduire  de  manière  à  rendre  cela  po 
.e  contraire.  Pourquoi  ce  discours  au  Sén 
osé  son  programme  au  mien?  »  Je  dément 
joueur  à  la  Bourse  :  actuellement,  son  acce 
naison  parlementaire  n'était  pas  facile,  ma 
ire  possible,  en  l'employant  d'une  naaniè] 
tisferait  son  ardent  désir.  «  Je  sais,  fit  l'Ea 
ps  de  ma  présidence,  sa  première  femme,  qi 
prit,  me   tourmentait  pour  que  je  le  fisi 

ns  explicite  sur  une  catégorie  de  personni 
oulin  lui  paraissait  le  type,  c'est-à-dire  si 
ic  l'appui  de  l'Empire,  s'étaient  tournés  ve 
Is  l'avaient  sentie  en  faveur  dans  le  public 
imais,  je  vous  en  prie  !  Lorsqu'un  homn 
rien  fait  ou  que  j'ai  combattu  vient  à  me 

à  lui  accorder  beaucoup.  Je  ne  capituler 
jui,  me  devant  tout,  me  combattent  aujou 

davantage.  D'ailleurs,  qu'y  gagnerai-je?  , 
m,  mais  il  faut  qu'on  la  justifie  par  le  m 
en  riant  :  «  Je  ne  suis  pas  assez  malade  poi 
r-dessus  La  Tour  du  Moulin.  »  Il  fallut  bi( 
i  :  «  Et  vous,  êtes-vous  décidé  à  me  donm 
Oui,  Sire,  si  vous  le  croyez  nécessaire.  Ma 
l'entrer  au  ministère  avec  Forcade  :  il  repr 
îs  candidatures  officielles  que  j'ai  combatti 
)ment,  le  grief  principal  de  l'opposition.  - 
ler  Forcade,  ce  serait  reconnaître  que  tout  ( 
îi  est  mauvais.  Ce  serait  déserter  ma  maj 
issolulion  inévitable.  —  Si  vous  ne  voul 
•cade,  ce  que  je  comprends.  Sire,  permette 
îr  aux  affaires  avant  la  réunion  de  la  sessic 
cation  des  pouvoirs.  Bien  des  combinaison 


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96  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ifficiles  aujourd'hui,  seront  aisées  alors.  En  entrant  aux  affaires 
n  ce  moment  avec  Forcade,  je  paraîtrais  un  déserteur  de  mes 
mis,  un  produit  du  caprice  de  Votre  Majesté.  »  A  ce  mot,  il  m'in- 
îrrompit  :  «  Non,  on  trouverait  tout  naturel  que  j'aie  voulu  for- 
ifier  man  gouvernement  par  votre  accession.  »  J'insistai;  il  finit 
ar  me  dire  :  «  Je  me  range  à  votre  avis.  Après  tout,  il  me 
Brait  pénible  de^  renvoyer  déjà  mes  ministres  ;  dans  un  mois, 
ela  pourra  se  faire.  » 

Toute  cette  conversation,  sans  tension,  sans  solennité,  sétait 
3nue  sur  un  ton  calme,  enjoué^  confiant.  Lorsque  j'entendis 
anner  minuit,  je  fis  le  mouvement  de  ne  pas  le  fatiguer  plus 
^ngtemps.  11  se  leva  et  me  dit  :  «  Je  suis  heureux  que  nous 
oyons  d'accord.  «  Puis  il  sonna  Piétri.  J'étais  parvenu  à  la 
or  te  de  sortie,  lorsque,  me  rappelant  et  me  parlant  comme  si 
étais  déjà  son  ministre  :  «  A  propos,  pensez  donc  au  préfet  de 
\  Seine.  Il  serait  peut-être  bon  de  le  nommer  ministre  de  Paris, 
fin  qu'il  puisse  aller  lui-même  défendre  son  budget  à  la  Chambre. 
les  ministres  l'attaquent  souvent,  mais  chaque  fois  que  j'ai  pu 
érifiçr  ces  accusations,  j'ai  trouvé  qu'il  avait  raison.  » 


VII 


A  quatre  heures  du  matin,  j'étais  rentré  chez  moi  sans  que 
ersonne  se  fût  douté  de  mon  voyage.  A  midi,  Duvernois  et 
îichard,  les  deux  âeuls  qui  fussent  dans  la  confidence,  accou- 
urent.  Leur  désappointement  fut  profond  de  ce  que  je  ne  fusse 
as  encore  ministre.  La  déconvenue  de  Chasseloup  et  de  Magne 
e  fut  pas  moindre.  Le  prince  Napoléon  se  montra  également 
ffligé  :  il  considérait  l'Empire  comme  tellement  malade,  qu'il 
'y  avait  pas  de  temps  à  perdre  pour  employer  les  remèdes 
nergiques. 

Dans  la  même  journée,  Henri  Germain  vint  me  raconter  qu'il 
vait  causé  dans  son  département  avec  beaucoup  de  paysans  : 

En  dehors  de  TEmpereur,  ils  ne  connaissent,  me  dit-il,  que 
eux  noms  :  Rouher  qui  est  pour  eux  synonyme  de  Polignac, 
lllivier  qui  signifie  progrès  sans  révolution.  »  Le  fils  de  La 
'^alette  me  renouvela  la  proposition  qu'il  m'avait  fait  parvenir  à 
aint-Tropez,  d'être  le  candidat  de  la  Droite  à  la  présidence  : 

Schneider  nous  est  odieux,  me  dit-il,  et  ce  serait  la  meilleure 


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LA    FIN    DE    l'empire    AUTORITAIRE.  297 

manière  de  notifier  à  TEmpereur  que  la  majorité  vous  désire  au 
gouvernement.  »  Je  lui  répondis  que  je  ne  demandais  pas  mieux 
que  de  contribuer  à  opérer  un  rapprochement  entre  les  libéraux 
et  la  majorité,  mais  que  je  refusais  de  me  laisser  porter  contre 
Schneider,qui  avait  contribué  au'succès  de  Tinterpellation  des  116. 
«  D'ailleurs,  ce  n'est  pas  au  moment  de  la  lutte  qu'il  m'est  per- 
mis de  me  paralyser  au  fauteuil  de  la  présidence.  » 

Chasseloup  et  Magne  allèrent  démontrer  à  l'Empereur  qu'il 
m'avait  laissé  échapper  beaucoup  trop  aisément,  et  ils  essayèrent 
de  me  ressaisir.  Dès  le  lendemain,  ils  me  firent  savoir  que 
l'Empereur  les  priait  d'avoir  avec  moi  ime  nouvelle  conférence. 
Magne  m'exposa  qu'il  jugeait  indispensable  mon  entrée  aux 
affaires  avant  la  session;  non  pas  tout  de  suite,  ce  serait  donner 
aux  journaux  le  temps  de  nous  miner  avant  que  nous  eussions 
agi, mais  vers  le  25  novembre.  Il  ajouta:  «  Nous  avons  ramené 
TEmpereur  à  cette  opinion,  et  il  vous  demande  formellement 
d'entrer  ainsi  au  ministère  avec  un  de  vos  amis.  L'Empereur  a 
été  surpris  de  votre  refus,  car  Duvernois  lui  avait  écrit  de  Saint- 
Tropez  que  vous  étiez  décidé  à  accepter,  même  avec  Forcade  à 
l'Intérieur.  »  Je  répondis  que  toute  insistance  était  superflue, 
et  que,  pour  bien  marquer  ma  résolution,  j'allais  repartir  pour 
Saint-Tropez. 

Le  4  novembre  au  matin,  je  reçus  de  Duvernois  une  lettre 
datée  de  Compiègne  :  «  J'ai  eu  ce  soir  avec  l'Empereur  une  longue 
conversation.  Il  a  été  très  satisfait  de  son  entrevue  avec  vous,  et 
son  amitié  pour  vous  s'est  accrue.  Mais  croyez  bien  que  je  ne 
m'étais  point  trompé  :  d'un  côté,  il  se  rend  compte  que  le  mi- 
nistère actuel  n'est  pas  assez  fort;  de  l'autre,  il  ne  veut  pas  re- 
noncer à  M.  de  Forcade.  La  raison  qu'il  en  donne  est  toujours 
la  môme  :  Le  renvoi  de  M.  de  Forcade  ne  peut  avoir  qu'une 
signification,  désaveu  des  élections,  c'est-à-dire  do  la  majorité, 
conséquemment,  dissolution  inévitable.  J'ai  plaidé,  j'ai  discuté, 
mais  nous  en  sommes  toujours  revenus  au  même  point  :  «  Pour 
plaire  aux  lihéraux,  dit-il,  j'ai  sacrifié  MM.  Rouher,  Baroche, 
Vuitry  qui  avaient  du  talent;  maintenant  on  me  demande  de 
sacrifier  M.  de  Forcade.  Pourquoi  pas  aussi  M.  Magne?  car  enfin 
"I.  Magne  a  adressé  à  ses  agens  des  circulaires  aussi  dures  que 
elles  de  M.  de  Forcade.  »  Il  constate  aussi  que,  de  tous  ses  mi- 
nistres, M.  de  Forcade  n'est  pas  celui  qui  vous  désire  le  moins 
A  que  ce  n'est  pas  non  plus  celui  avec  lequel  vous  seriez  le 


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298  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  en  désaccord.  Mon  avis  est  que  MM.  Magne  et 
échoueront  auprès  de  lui.  On  en  reviendra  à  la  coi 
notre  conversation  :  votre  entrée  après  la  vérificatic 
voirs.  Mais  le  ministère  ira-t-il  jusque-là?  Voilà  qui  e 
Le  retour  de  Tlmpératrice  n'exercera-t-il  point  d'infli 
encore  un  point  d'interrogation.  Enfin  la  majorité  q 
d'huî,  se  porte  vers  vous  ne  vous  abandonnera-t-elle 
cela  est  bien  obscur.  Vous,  mon  cher  ami,  cela  ne  vo 
pas,  car  le  pouvoir  ne  vous  tente  guère;  mais  quand 
mal  que  le  ministère  Rouher  a  fait  au  pays,  je  me  ( 
que  serait  sa  restauration.  Il  serait  peut-être  imposi 
succéder  (4  novembre).  » 

Je  répondis  à  Duvernois  non  moins  catégorîqu 
MM.  Magno  et  Chasseloup  :  «  Non  possumus.  Plus  j 
moins  j'hésite.  Prendre  dans  un  ministère  que  je 
d'anciens  ministres  serait  une  preuve  de  conciliatioi 
geur  d'esprit,  m'annexer  à  eux  serait  une  preuve  de  1 
de  basse  ambition.  La  majorité  ne  serait  pas  plus  désa^ 
translation  de  Forcade  au  Commerce,  que  la  majori 
ne  l'a  été  par  le  renvoi  de  Persigny,  immédiatemei 
élections.  Retirer  Forcade  de  l'Intérieur  est,  certes,  w 
sion  moins  grave  que  de  congédier  Rouher  :  pourquoi, 
consenti  à  l'une,  ne  pas  se  résigner  à  l'autre?  Pour 
toujours  entre  deux  systèmes  et  ne  pas  accepter  avec 
les  exigences  du  régime  constitutionnel?  Que  perdra 
à  se  montrer  conciliant?  Rien.  Je  ne  saurais  sans  p 
ma  force  accepter  la  solidarité  d'élections  faites  selo 
thode  que  j  ai  déconseillée.  Que  diraient  mes  amis?  C 
Lambrecht,  Janzé  et  tous  ceux  qui  sont  restés  sur  k 
bataille  sous  les  coups  de  l'administration  Forcade 
sumus,  Rouher  reviendra?  Mais  croyez-vous  que  cela 
si  aisé  ?  Ne  serait-ce  pas  pour  l'Empereur  ime  plus 
démaixhe  que  d'appeler  un  homme  nouveau  et  le 
former  un  cabinet?  Au  point  de  vue  de  l'amour-propn 
y  avoir  rien  de  plus  dur  pour  l'Empereur  que  le 
Rouher.  Et  je  doute  fort  d'ailleurs  que  Rouher  consc 
autrement  que  comme  ministre  constitutionnel,  av 
gramme  déterminé.  Donc,  non  possvmusy  et  je  repars 
pour  Saint-Tropez  (2  novembre).  » 

Toutefois,  malgré  la  netteté  de  mes  refus,  afin  q 


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A    FIN    DE    l'empire    AUTORITAIRE.  299, 

u  entre  l'Empereur  et  moi,  je  lui  expédiai  la 
Chasseloup,  avec  ces  mots  :  «  Sire,  en  réponse 
[n'avait  été  faite  le  23  octobre  en  votre  nom,  je 
a  lettre  incluse  :  j'ai  eu  tort  de  ne  pas  vous 
de  précis  que  ce  qui  est  écrit.  La  bienveillance 
s  ni'avez  reçu  m'encourage  à  mettre  sous  vos 
nncère  de  ma  pensée.  Je  le  fais  avec  d'autant 
,  que  Votre  Majesté  a  agréé  les  raisons  qui  me 
LS  entrer  actuellement  dans  le  ministère.  J'ai  vu 
ide  ces  jours-ci,  et  j'ai  constaté  avec  joie  que 
ne  émeute  s'affaiblit.  » 

ps,  je  fis  connaître  à  Forcade  le  langage  que 
apereur  sur  son  compte.  Forcade  me  répondit 
e  et  vague.  Il  me  proposait  une  entrevue.  Elle 
îmbre  et  fut  très  cordiale.  Il  n'insista  pas  pour 
Bnir  son  collègue  :  il  était  sans  inquiétude,  ne 
recours  et  croyait  qu'en  défendant  des  candida- 
evant  des  candidats  officiels,  il  obtiendrait  de 
il  terrasserait  l'émeute  dont  il  ne  doutait  pas, 
victoire  parlementaire  le  prestige  de  Ténergie 


VIII 

épondit  à  la  communication  du  programme 
leloup  :  «  Mon  cher  monsieur  Emile  OUivier, 
le  votre  communication.  Lorsqu'on  agitloyale- 
3  le  faisons  tous  les  deux,  il  n'y  a  qu'avantage 
ue  Ton  pense.  Je  me  suis  adressé  à  votre  patrio- 
je  suis  persuadé  que  vous  pouvez  rendre  un 
pays  en  entrant  au  ministère.  Il  s'agit  de  sauver 
fermissement  de  l'autorité  et  de  sauver  l'auto- 
issement  de  la  vraie  liberté.  Convaincu  de  la 
que  vous  êtes  appelé  h  jouer^  je  dois  désirer  que 
affaires  dans  les  meilleures  conditions,  car  si 
ri,  votre  action  n'aurait  plus  la  môme  influence. 
3  ne  puis  admettre  des  combinaisons  qui  dimi- 
ce  morale  en  incriminant  ma  conduite  passée, 
nation?  Dans  les  dernières  élections,  tous  les 


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3U0  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

partis  hostiles  se  sont  coalisés  contre  mon  gouvernement  et  ils 
ont  attaqué,  sous  le  titre  de  pouvoir  personnel,  les  préro- 
gatives constitutionnelles  que  j'exerçais  légitimement.  Ces 
attaques  n'avaient  qu'un  but,  mais  elles  partaient  de  mobiles 
différens.  Les  uns  voulaient  affaiblir  le  pouvoir  dans  Tespoir^e 
le  renverser,  les  autres,  fils  de  la  rue  de  Poitiers,  voulaient  em- 
pêcher le  retour  de  mesures  qui  les  avaient  blessés,  telles  que 
Taffranchissement  de  Tltalie,  les  réformes  libérales,  rétablisse- 
ment des  traités  de  commerce.  Ils  proclamaient  la  paix  à  tout 
prix  et  me  reprochaient  de  n'avoir  pas  mis  l'Europe  en  feu  en 
attaquant  la  Prusse  après  la  victoire  de  Sadowa.  Quelque  fac- 
tice que  fût  pour  moi  cette  opposition,  elle  avait  l'air,  aux  yeux 
du  pays,  d'un  mouvement  libéral,  et  je  devais  d'autant  moins  y 
résister  qu'il  entrait  dans  mes  idées,  au  commencement  de  la  ses- 
sion ordinaire,  de  développer  des  réformes  déjà  introduites  au 
24  novembre  et  au  19  janvier.  Mon  programme  a  donc  été  au- 
devant  de  l'interpellation  des  H6  députés,  et  le  sénatus-con- 
sulte  au  delà  de  leurs  vœux.  J'ai  cru  faire  une  chose  utile  pour 
le  pays  en  donnant  aux  grands  corps  de  l'Etat  des  prérogatives 
plus  étendues,  mais  je  n'ai  entendu  en  aucune  façon  désarmer  le 
pouvoir,  désavouer  mon  passé,  renier  tous  les  hommes  qui 
m'avaient  fidèlement  servi,  ni  renoncer  à  ma  propre  responsa- 
bilité devant  la  nation.  Le  sénatus-consulte  réalise  plusieurs  des 
idées  émises  par  ce  qu'on  appelle  le  tiers-parti  ;  mais  est-ce  à  dire 
pour  cela  qu'il  faille  répudier  l'appui  de  la  majorité  du  Corps 
législatif?  Elle  se  compose  en  grande  partie  d'hommes  dévoués  à 
mon  gouvernement,  et  4ont  Télection,  loyalement,  librement 
voulue,  s'est  faite  cependant  sous  les  auspices,  sous  la  direction 
honnête  et  légitime  du  ministre  de  l'Intérieur.  Renvoyer  celui-ci 
avant  la  vérification  des  pouvoirs,  avant  que  la  Chambre  ait 
manifesté  ses  sentimens,  ce  serait  jeter  le  blâme  sur  l'ensemble 
des  opérations  électorales,  affaiblir  lautorité  du  plus  grand 
nombre  des  députés  et  démontrer  la  nécessité  logique  d'une 
dissolution.  De  ces  diverses  considérations,  il  résulte  que  le  mi- 
nistre de  l'Intérieur  doil  rester,  être  pour  ainsi  dire  le  trait 
d'union  entre  le  passé  et  l'avenir,  mais  qu'il  faut  aussi  que  l'élé- 
ment nouveau  entre  en  grande  partie  dans  la  composition  du 
ministère.  Personne  mieux  que  vous  ne  représente  cet  élément 
nouveau  ;  seulement,  c'est  à  vous  qu'il  appartient  de  juger  le 
moment  opportun  pour  rentrer  aux  affaires.  J'ai  lu  avec  alten- 


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LA   FIN   DE   l'empire   AUTORITAIRE.  301 

tion  le  programme  que  vous  proposez,  et  je  l'accepte  sauf  les 
réserves  suivantes  :  1®  Il  me  paraît  en  dehors  de  Tesprit  et  de 
la  lettre  de  la  Constitution  de  charger  une  seule  personne  de 
former  un  cabinet.  Cela  serait  reconnaître  l'existence  d'un  pre- 
mier ministre,  donner  à  la  Chambre  plein  pouvoir  sur  le  choix 
des  ministres,  tandis  que,  d'après  la  Constitution,  ils  ne  doivent 
dépendre  que  de  moi,  et  que  ma  responsabilité  s'exerce  en  pré- 
sidant le  Conseil.  2^  Je  suis  comme  vous  partisan  des  nationa- 
lités, mais  les  nationalités  ne  se  reconnaissent  pas  seulement 
par  l'identité  des  idiomes  et  la  conformité  des  races;  elles  dé- 
pendent surtout  de  la  configuration  géographique  et  de  la  con- 
formité d'Idées  qui  naît  d'intérêts  et  de  souvenirs  historiques 
communs.  La  nationalité  allemande,  pas  plus  que  la  nationalité 
française,  ne  saurait  comprendre  tous  ceux  qui  parlent  la  même 
langue.  L'Alsace  est  française,  quoique  de  race  germanique;  les 
cantons  de  Vaud  et  de  Neuchâtel  sont  suisses,  malgré  leurs  affi- 
nités françaises.  Certes,  si  le  Sud  de  l'Allemagne,  consulté  pai 
le  suffrage  universel,  voulait  s'unir  à  la  Confédération  du  Nord, 
il  serait  difficile  de  s'y  opposer.  Mais  si  la  Prusse  violait  le  traité 
de  Prague,  si  les  provinces  de  l'Autriche  voulaient  en  faire 
autant,  devrionsruous  le  permettre?  Heureusement,  d'ailleurs, 
ces  questions  ne  sont  pas  à  Tordre  du  jour,  et  elles  sont  trop 
graves  pour  être  résolues  d'avance  sans  savoir  dans  quelles  cir- 
constances ces  événemens  peuvent  éclater.  Quant  à  la  conduite 
à  tenir  vis-à-vis  de  l'Italie  et  de  l'Orient,  je  suis  complètement 
de  votre  avis.  3**  La  liberté  de  la  presse  et  des  réunions  pu- 
bliques est  un  mal  qui  exige  un  remède  prompt  et  efficace,  car  si 
on  laisse  toutes  ces  violences  se  produire  impunément,  elles 
amèneront  des  désordres  dans, la  rue  et,  après  avoir  paralysé 
pendant  longtemps  le  mouvement  commercial  et  industriel,  elles 
provoqueront  une  réaction  qui  sera  un  nouvel  échec  pour  la 
liberté.  Tel  est,  moii  cher  monsieur  Emile  Ollivier,  le  résultat  de 
mes  réflexions.  Vous  le  voyez,  nous  sommes  bien  près  de  nous 
entendre,  et  il  ne  faut  pas  que  certaines  susceptibilités,  si  légi- 
times qu'elles  soient,  viennent  mettre  obstacle  à  de  grands  des- 
seins qui  ont  pour  but  le  bien  du  pays.  Croyez  à  mes  sentimens 
d'estime  et  de  sympathie.  —  Napoléon.  » 

L'Empereur  avait  raison,  nous  étions  bien  près  de  nous  en- 
tendre; ce  qu'il  me  refusait  était  peu,  comparé  à  ce  qu'il  m'accor- 
dait. Sur  la  politique  étrangère,  la  concession  était  énorme.  Des 


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302  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

deux  casn&  belli  constamment  ouverts  depuis  1866  sur  la  situa- 
tion générale,  il  renonçait  complètement  à  Tun,  celui  du  Sleswig, 
et  il  retenait  à  peine  quelque  chose  de  l'autre  puisqu'il  me 
concédait,  conformément  à  ma  constante  politique,  que  nous  ne 
nous  opposerions  en  aucune  manière  au  passage  du  Mein  s'il 
s'opérait  par  la  libre  volonté  des  populations;  et  comme  ces 
deux  sujets  d'alarme  écartés,  de  quelque  côté  que  je  portasse 
mon  regard,  je  n'apercevais  aucune  menace  prochaine  ou  éloi- 
gnée d'un  conflit  avec  l'Allemagne,  je  considérai  la  paix  comme 
aussi  assurée  que  la  liberté.  Je  répondis  ^  l'Empereur  avec  gra- 
titude sans  toutefois  renoncer  &  mes  objections  :  «  Sire,  je  suis 
profondément  frappé  de  l'élévation  calme  et  douce,  de  la  séré- 
nité simple  qui  respirent  dans  la  lettre  de  Votre  Majesté.  C'est 
d'un  sage  plus  que  d'un  souverain.  Soyez  bien  persuadé  aussi, 
Sire,  que  je  sens  la  valeur  du  nouveau  témoignage  de  con- 
fiance que  vous  voulez  bien  m'accorder.  Je  ne  connais  pas  de 
meilleur  moyen  de  vous  en  remercier  que  de  continuer  à  vous 
exposer  mes  opinions  avec  une  liberté  respectueuse.  Mes  idées 
ne  sont  peut-être  pas  justes,  mais  elles  sont  le  résultat  d'une 
consciencieuse  réflexion  et  elles  ne  tendent  qu'à  la  consolidation 
de  votre  gouvernement.  J'admets  la  définition  si  lucide  que 
Votre  Majesté  donne  du  principe  des  nationalités.  Le  droit  des 
nationalités  n'est  créé,  ni  par  la  conformité  de  la  race  et  de 
l'idiome,  ni  par  la  simple  configuration  géographique  :  il  n'a 
d'autre  origine  et  d'autre  signe  que  la  volonté  des  populations 
librement  manifestée.  Je  considère  donc  toute  insistance  sur  les 
affaires  d'Allemagne  comme  superflue.  Je  ne  suis  pas  non  plus 
éloigné  de  la  pensée  de  Votre  Majesté  en  ce  qui  touche  la  for- 
mule :  «  M.  X...  est  chargé  de  former  un  ministère.  »  —  Je  ne 
voulais  indiquer  par  là  ni  que  l'Empereur  renonce  à  sa  responsa- 
bilité, ni  qu'il  abdique  la  présidence  de  son  Conseil.  Mon  intention 
était  simplement  de  marquer  l'homogénéité  du  cabinet  nouveau. 
—  «  Cette  déclaration,  qui  me  paraît  indispensable,  pourrait 
être  faite  dans  des  termes  autres  que  ceux  que  j'ai  proposés; 
il  suffirait  de  dire  :  «  Les  ministres  ont  donné  leur  démission, 
M.  X...  a  été  appelé  par  l'Empereur.  »  —  Quant  à  la  presse  et 
aux  réunions  publiques,  il  y  aurait  lieu  de  faire  une  nouvelle  loi 
sur  la  donnée  du  droit  commun,  mais  l'heure  n'est  pas  propice, 
et,  tout  en  avançant,  il  faut  avoir  présent  à  l'esprit  le  sage  pré- 
cepte de   Walpole  :   Quiela   non   movere.   Il   n'est  pas  bon,  à 


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LA   FIN   DE   l'empire    AUTORITAIRE.  303 

propos  de  tout,  d'éveiller  sans  cesse  les  mômes  questions  et  de 
supprimer  la  part  du  temps.  La  loi  devra  donc  être  provisoire- 
ment maintenue.  —  La  difficulté  est  de  savoir  si,  renonçant 
aux  erremens  actuels,  on  recommencera  les  poursuites.  — 
J'hésitais,  lorsque  j'ai  vu  Votre  Majesté  :  je  suis  fixé  aujour- 
d'hui. Je  suis  convaincu  que  quelques  mois  encore  de  liberté 
produiront  plus  pour  l'affermissement  de  votre  dynastie  que  les 
poursuites  les  plus  implacables  et  les  plus  multipliées.  L'opi- 
nion publique  s'est  réveillée  et  commence  à  faire  la  police  des 
journaux.  L'article  de  M.  Sarcey  :  Vous  *vôus  ennuyez  y  a  eu  un 
immense  retentissement  ;  lisez-le,  Sire,,  il  exprime  le  véritable 
état  des  esprits.  Si  vous  poursuivez,  l'opinion  cessera  d'être  sé- 
vère; elle  ne  verra  que  la  peine  et  oubliera  le  délit.  Les  Irré- 
conciliables aux  abois  demandent  eux-mêmes  des  poursuites  pour 
arrêter  la  déconsidération  qui  les  gagne  et  empêcher  l'explosion 
d'indignation  qui  les  menace.  Voici  ce  qui  échappe  à  un  des  ré- 
dacteurs du  Réveil  :  «  Touchons-nous  à  la  fin  de  l'intermède  de 
tolérance  plus  démoralisateur  que  l'application  rigoureuse  de  la 
ioi'(l)?  »  —  Quel  avertissement!  —  La  conduite  efficace  me 
parait  donc  celle-ci  :  Persévérer  dans  l'attitude  actuelle  à  l'égard 
de  la  presse;  retirer  même  le  commissaire  de  police  des 
réunions;  laisser  dire,  seulement  déclarer  à  la  tribune  ceci  : 
ce  Nous  ne  laissons  tant  de  liberté  aux  paroles,  que  parce  que 
nous  sommes  décidés  à  réprimer  avec  fermeté  les  actes,  et  nous 
vous  déclarons,  messieurs  les  agitateurs,  qu'au  premier  désordre 
dans  la  rue,  nous  ne  nous  contenterons  pas  de  poursuivre  les 
niais  égarés,  nous  mettrons  la  main  sur  ceux  qui,  dans  les 
journaux  ou  les  réunions,  auront  provoqué  directement,  fussent- 
ils  des  députés  comme  Gambetta  et  Jules  Simon.  »  Ce  langage 
paraîtrait  une  faiblesse,  tenu  par  des  ministres  qui  ne  croient  pas 
à  la  liberté.  Il  sera  considéré  comme  un  acte  d'énergie,  s'il  est 
tenu  par  un  défenseur  de  la  liberté,  et  il  produira,  j'en  réponds, 
bon  effet.  Je  persiste  à  croire  que  le  meilleur  moment  est  après 
la  vérification  des  pouvoirs,  alors  que  j'aurai  pu  opérer  comme 
député  la  fusion  du  centre  droit  et  du  centre  gauche  et  pro- 
noncer un  ou  deux  discours.  J'aurais  voulu  rester  à  Paris,  mais 
la  situation  n'est  plus  tenable  :  les  nouvellistes  se  jettent  sur 
moi  comme  des  nuées  de  sauterelles,  mes  moindres  paroles  sont 

(1)  Réveil  du  8  novembre  1869. 


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304  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

épiées,  mille  intrigues  m'enveloppent;  je  fuis  < 
vant,  et  avec  d'autant  plus  de  raison  que  je  tî( 
cette  affaire  qu'avec  Votre  Majesté,  et  à  tout  cai 
que  le  coup  éclate.  Je  vous  remercie,  Sire,  des 
vous  avez  la  bonté  de  m'exprimer,  et  je  vous 
que  je  vous  suis  sincèrement  et  affectueusemenl 
vembre).  » 


IX 


Je  repartis  pour  Saint-Tropez  le  8  noven 
reçus  la  lettre  suivante  de  l'Empereur  :  «  Coi 
vembre.  —  Mon  cher  monsieur  Emile  Ollivier,  j( 
de  votre  lettre  du  6,  et  j'adopte  toutes  les  obse 
contient,  car  elles  partent  d'un  cœur  droit  et  d'i 
Le  moment  de  l'avènement  du  nouveau  ministère 
25  novembre,  environ,  mais  d'ici  là,  il  faut  que  vc 
les  hommes  qu'il  faudrait  introduire  dans  le  cah 
à  une  personne  qui  serait  très  bien  placée  au  Cou 
lait  accepter  un  ministère,  c'est  M.  Napoléon 
consentirait  à  aller  au  Conseil  d'Etat,  parce  que 
rait  toutes  les  questions  et  que  ce  changement  e 
pas  à  un  désaveu  de  sa  conduite;  mais  alo] 
Chasseloup-Laubat?  Les  questions  de  personne 
difficiles  et  souvent  entravent  les  meilleurs  proje 
de  me  proposer  une  combinaison  qui  puisse  s'e 
tement  en  ayant  d'avance  le  consentement  dés 
ébruiter  la  combinaison.  Je  sais  qiie  je  vous  pro] 
solution  de  la  quadrature  du  cercle,  mais  je  ne 
possible  à  votre  courage  et  à  votre  sagacité.  Cro; 
mens  d'estime  et  d'amitié.  —  Napoléon.  »  Cette 
encore  les  dissentimens.  Ma  politique  sur  la  presse 
Forcade  quittait  l'Intérieur,  et,  allant  au-deva 
mandes,  l'Empereur  m'offrait  lui-même  un  no 
faciliter  ma  tâche,  du  côté  de  mes  amis,  celu 
Daru. 

Je  répondis  aussitôt  :   «  Sire,  je  sills  bien 
accord  complet  existe  entre  nous.  Je  me  range  à 
Majesté,  sur  la  date  de  la  constitution  du  mini 


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LA    FIN    DE    l'empire    AUTORITAIRE.  .3013 

poste  à  donner  à  M.  de  Forcade.  J'avais  pensé  h  ïalhouët  pour 
l'Intérieur,  mais  je  n'ai  pu  le  résoudre  à  accepter  ce  fardeau;  il 
m'a  promis  de  prendre  les  Travaux  publics.  L'accession  d'un 
homme  aussi  considérable  sera  d'un  excellent  effet.  Napoléon 
Daru  est  aussi  un  choix  excellent  :  je  ferai  tous  mes  efforts  pour 
obtenir  son  assentiment.  Il  ne  serait  pas  bien  de  congédier 
Chasseloup-Laubat  après  la  part  qu'il  a  prise  aux  dernières  me- 
sures. La  difficulté  est  de  trouver  un  ministre  de  l'Intérieur.  Je 
vais  y  penser,  et  je  prie  Votre  Majesté  d'y  penser  de  son  côté.  Le 
mieux  serait  un  homme  nouveau,  jeune,  ardent,  mais  où  le 
prendre?  On  a  si  bien  fait  le  désert  autour  de  vous  depuis 
quelques  années!  Mon  départ  de  Paris  a  dépisté  tous  les  soup- 
çons, je  reste  encore  un  jour  ou  deux  ici  pour  ne  pas  les  ré- 
veiller par  un  retour  trop  brusque.  Je  serai  à  Paris  mardi  pro- 
chain. J'aurai  assez  de  temps  jusqu'au  2S  pour  vous  proposer 
des  noms.  Du  reste,  si  Votre  Majesté  accepte  ceux  que  je  lui  in- 
dique, le  travail  est  presque  fait.  Sire,  je  fais  un  bien  violent 
effort  sur  moi-même  en  acceptant  de  me  jeter  dans  la  môlée;  je 
ne  m'y  décide  que  parce  que  j'ai  foi  en  Votre  Majesté.  Je  compte 
sur  son  appui  contre  les  intrigues  des  autres,  sur  sa  bienveillance 
pour  mes  propres  défaillances.  Nous  traverserons  des  heures 
pénibles,  mais  avec  de  l'honneur,  de  la  persévérance,  de  la 
bonne  conduite,  nous  triompherons.  Quelle  gloire  sera  la  vôtre 
dans  l'histoire.  Sire,  quand  vous  aurez  fondé  un  gouvernement 
libre  et  barré  le  passage  à  la  Révolution  !  Je  vous  donne,  pour 
vous  aider  dans  cette  entreprise  digne  d'un  grand  cœur,  ce  que 
j'ai  de  bonne  volonté  et  d'intelligence,  et  je  vous  prie  de  croire 
que  je  vous  suis  bien  affectueusement  dévoué  (11  novembre).  » 
Je  continuai  à  envoyer  mes  réflexions  à  l'Empereur  :  «  Sire, 
mes  journées  se  passent  à  réfléchir.  Or,  voici  ce  qui  m'apparaît 
de  plus  en  plus  clairement.  Votre  sénatus-consulte  a  été  une 
transformation  dans  les  choses;  il  faut  que  mon  avènement  soit 
une  transformation  dans  les  personnes.  Tout  en  respectant  les 
situations  acquises,  il  faut  que  vous  vous  efl'orciez  d'attirer  à 
vous  le  plus  grand  nombre  possible  de  jeunes  hommes  et  de 
donner  à  ceux  que  vous  ne  pouvez  employer  tout  de  suite  l'es- 
)érance  d'être  utilisés  plus  tard.  Aussi,  je  considère  comme 
J'un  intérêt  majeur  de  procurer  une  élévation  éclatante,  subite, 
propre  à  frapper  les  imaginations,  aux  rares  hommes  de  talent 
de  trente  à  quarante  ans  que  le  dégoût  n'a  pas  jetés  encore  dans 

TOME  XXXIX.  .—  i907.  20 


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306  REVUE  bES   DÈtJX  MONDES. 

les  rangs  du  parti  révolutionnaire.  Voilà  pourquoi  je  propose  à 
Votre  Majesté  la  nomination  de  Duvernois  au  sous-secrétariat 
de  rintérieur.  Voilà  pourquoi  je  propose  aujourd'hui  la  nomi- 
nation de  Philis.  Philis  a  trente-huit  ans;  il  est  avocat,  ami  et 
émule  de  Gambetta  et  de  Ferry;  il  s'est  séparé  d'eux  pour  me 
rester  fidèle.  C'est  un  orateur  vaillant  et  éprouvé  qui  ramènera 
avec  énergie  les  jeunes  irréconciliables  avec  lesquels  il  s'est 
mesuré  déjà  plus  d'une  fois.  Sa  nomination  aurait  l'avantage 
d'établir  comme  précédent  que  les  sous-secrétaires  d'État  peuvent 
n'être  pas  choisis  parmi  les  députés  :  on  se  réserverait  ainsi  un 
moyen  de  révéler  à  la  nation  des  hommes  de  mérite  qui  seraient 
dans  l'impossibilité  d'arriver  au  Corps  législatif.  Appelez  à  vous 
la  jeunesse,  Sire,  elle  seule  peut  sauver  votre  fils  ;  les  vieillards 
égoïstes  qui  vous  entourent  ne  songent  qu'à  eux.  Ma  principale 
préoccupation,  tant  que  vous  accepterez  mon  concours,  sera  de 
chercher  partout  des  hommes,  et,  lorsque  j'aurai  trouvé  celui  qui 
pourra  mieux  que  moi  remplir  mon  office,  je  vous  le  désignerai 
moi-même,  et  je  serai  bien  heureux  de  lui  frayer  la  route.  Cette 
régénération  de  votre  personnel  est  urgente;  sinon,  vous  péririez 
d'inanition  au  milieu  de  la  cohorte  incapable  et  pusillanime  de 
vos  fonctionnaires.  Il  va  de  soi  que  je  conseille  de  prendre  ce 
qui  est  fort  dans  toutes  les  opinions  ;  mais  ceux  qui  appartiennent 
à  l'opinion  libérale  ont  été  jusqu'à  ce  jour  proscrits  avec  une 
telle  obstination,  qu'il  y  a  un  long  arriéré  à  solder  à  leur  égard. 
Je  vous  prie.  Sire,  de  me  croire  votre  tout  dévoué  ex  imo.  Pour 
ne  rien  ébruiter,  il  suffit  que  je  sois  à  Paris  mardi.  En  quelques 
jours,  dans  l'état  où  sont  les  choses,  tout  sera  terminé.  » 

«  Le  13  novembre.  —  Sire,  j'ai  prié  M.  Daru  d'être  à  Paris 
mercredi  à  cinq  heures  et  demie.  Si  j'échouais  auprès  de  lui, 
Votre  Majesté  veut-elle  me  permettre  d'offrir  le  portefeuille  du 
Commerce  à  M.  Buffet?  Je  connais,  mieux  encore  que  vous, 
Sire,  les  inconvéniens  de  ce  personnage,  mais  il  a  fait  avec  nous 
la  loi  sur  les  coalitions;  il  n'est  pas  protectionniste,  il  est 
honnête,  parle  bien  et  jouit  d'une  réelle  influence;  quant  à  ses 
inconvéniens,  j'en  fais  mon  affaire  et  je  m'ingénierai  à  en  dé- 
fendre Votre  Majesté.  Je  voudrais  ne  vous  entourer  que  de  per- 
sonnes qui  vous  fussent  agréables,  mais  nous  sommes  à  l'entrée 
d'un  défilé  difficile,  et  nous  ne  le  franchirons  qu'en  prenant 
chacun  un  peu  sur  nous.  Après  la  session,  si,  comme  je  l'espère, 
nos  jeunes  recrues  se  sont  bien  conduites  au  feu,  vous  pourrez 


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LA   FTN   DE   l'eMPIRE   AUTORÎTAIRE.  30t 

arranger  fout  cela  autrement,  de  manière  h  ne  vous  imposer  le 
sacrifice  d'aucune  répugnance  personnelle.  » 


Le  dimanche  14,  je  quitte  de  nouveau  ma  famille  pour  re- 
tourner à  Paris.  Je  ne  puis  exprimer  le  serrement  de  cœur  avec 
lequel  je  dis  adieu  au  modeste  cabinet  dans  lequel  j'avais  tant 
travaillé,  et  avec  quelle  désolation  intérieufe  je  vis  disparaître 
derrière  moi  les  petits  arbres  que  j'avais  plantés,  la  plage  aimée 
sur  laquelle  j'avais  promené  mes  rêves  et  mes  réflexions, 
rhumble  maison  que  j'avais  édifiée  péniblement,  année  par 
année.  Je  ne  devais  les  revoir  qu'après  les  désastres  de  la  patrie 
et  Fanéantissement  de  toutes  mes  espérances. 

A  Compiègne,  maîtres  et  courtisans  étaient  ravis  de  ma  dé- 
termination d'accepter  le  pouvoir.  Conti  écrivait  à  Duvernois  : 
«  La  conduite  d'Emile  Ollivier  est  celle  d'un  homme  de  cœur  et 
d'un  homme  d'État;  nous  allons  sortir,  grâce  à  lui,  de  tout  ce 
gâchis.  Enfin!  »  (Dimanche  soir  14.)  Mardi  16,  j'arrive  à  Paris. 
J'y  trouve  trois  lettres  de  l'Empereur  en  réponse  aux  miennes  : 
«  Compiègne,  14  novembre.  —  Mon  cher  monsieur  Emile 
Ollivier,  j'ai  à  répondre  à  plusieurs  de  vos  lettres,  et  comme  le 
temps  est  précieux  je  me  bornerai  à  vous  adresser  quelques 
questions  et  quelques  observations.  Je  crois  comme  vous  qu'il 
faut  laisser  la  presse  et  les  réunions  libres,  mais  en  réprimant 
cependant  les  attaques  contre  le  gouvernement  établi  par  la  vo- 
lonté nationale.  Dans  quel  pays  peut-on  tolérer  qu'on  dise  ouver- 
tement qu'où  veut  renverser  le  pouvoir  établi  et  mettre  en 
doute  la  légitimité  de  son  autorité?  C'est  nier  l'exercice  régulier 
du  suffrage  universel.  Je  ne  fais  aucune  objection  à  la  nomina- 
tion de  M.  Philis.  Il  faut  rajeunir  l'administration  tout  en 
tenant  compte  des  droits  acquis  et  des  services  rendus.  Les  sous- 
secrétaires  d'État  ne  pourront  entrer  en  fonctions  qu'après  le 
vote  do  la  Chambre.  Duvernois  étant  nommé  auparavant,  il 
faudrait  qu'il  donnât  sa  démission  de  député;  ce  qui  serait  un 
inconvénient.  Je  compte  rentrer  à  Paris  vers  le  21  ou  le  22.  Nos 
rapports  deviendront  plus  faciles.  Croyez  à  mes  senlimens 
l'estime  et  d'amitié.  » 

—  «  Mon  cher  monsieur  Emile  Ollivier,  je  veux  bien,  pour 


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308  REVUE    DES    DEUX   MOxNDES. 

avoir  votre  concours,  former  un  nouveau  minisi 
répugne  beaucoup  de  n'avoir  que  des  ministres  di 
ce  parti  n'est  pas  l'expression  de  la  majorité  du 
et  plusieurs  de  ses  membres  complotent  avec  les 
le  duc  d'Aumale.  Je  tiens  essentiellement  à  t 
Forcade,  Lebœuf  et  Rigault.  Quant  aux  ai 
MM.  Talhouët,  Mège,  môme  Buffet.  Arrangea  le 
cade .comme  vous  lentendrez.  Croyez  à  mes  sen 
et  d'amitié  (15  novembre).  » 

—  «  Mon  cher  monsieur  Emile  OUivier,  les  n 
je  veux  garder  vis-à-vis  des  ministres  qui  partent  s 
pour  ceux  qui  entrent.  Il  faut  donc  qu'avant  la 
lontaire  d'un  changement,  on  ait  créé  une  crise 
que  tous  les  ministres  m'aient  donné  leur  démis 
cela  encore  que  je  tiens  tant  à  ce  que  le  secret 
qu'au  moment  voulu.  Je  vous  écris  pour  vous  p 
tendre  avec  M.  de  Forcade;  lorsque  vous  serez 
j'aurai  approuvé  vos  choix,  il  faudra  faire  pai 
Chasseloup  de  ce  que  vous  aurez  médité  et  ar 
crise  ministérielle.  Croyez,  mon  cher  monsieur 
à  mes  sentimens  d'estime  et  d'amitié.  » 

Nous  étions  loin  du  point  de  départ  :  nion  ace 
tère  Chasseloup  avec  un  ami.  L'idée  de  constitu 
nouveau  était  acceptée  et  j'étais  autorisé  à  y  intr< 
naes  amis,  Daru,  Talhouët,  Mège,  même  Buffet, 
presse  et  des  réunions  n'était  plus  mise  en  discus 
attaques  contre  le  principe  du  gouvernement,  i 
dans  mes  vues  que  dans  celles  de  l'Empereur 
Elles  entraient  dans  la  catégorie  des  actes  comn 
auxquels  je  n'entendais  pas  étendre  le  bénéfice  d 
je  réclamais  pour  les  opinions.  La  seule  gêne  qi 
imposée,  c'était  l'association  avec  Forcade.  EU 
mince  importance,  mais  là  même,  j'avais  obtenu 
puisque  Forcade  abandonnait  le  ministère  de  l'I 

Je  fais  dire  partout  que  je  ne  suis  pas  arrivé 
chez  moi,  ne  recevant  que  les  personnes  mui 
passe.  Je  vois  ainsi  le  prince  Napoléon,  Schr 
Girardin.  Schneider  me  raconte  avoir  écrit  à  l'Ei 
consentirait  à  se  porter  à  la  présidence  que  si  j'( 
tère.  Forcade  est  mal  au  courant  et  ne  compre 


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LA   FIN    DE   L  EMPIRE   AUTORITAIRE. 


309 


lion.  Je  lui  apprends  que  je  suis  sûr  du  concours  de  Talhouëtet 
de  celui  de  Che.vandier  de  Valdrôme,  et  il  est  convenu  avec  lui 
que  je  vais  solliciter  ceux  de  Dam,  de  Buffet  et  de  Segris.  Je 
vois  Daru  le  17,  Buffet  le  18.  Je  les  mets  sans  réticence  au  cou- 
rant ;  je  leur  donne  connaissance  du  programme  que  j'ai  soumis 
&  TEmpereur  et  je  leur  demande  leur  concours.  Ils  mêle  refusent 
malgré  ma  longue  insistance.  Les  raisons  de  leur  refus  sont  ré- 
sumées dans  la  lettre  que  j'écrivis  aussitôt  à  l'Empereur  (18  no- 
vembre) : 

«  Sire,  j'ai  commencé  mes  négociations  sur  la  base  que  vous 
m'aviez  indiquée  :  Le  Bœuf  à  la  Guerre,  RigauU  à  la  Marine, 
Forcade  au  Conseil  d'État,  moi  à  l'Intérieur,  carte  blanche  sur 
le  reste.  J'ai  vu  hier  Daru  et  aujourd'hui  Buffet.  Tous  les  deux 
m'ont  parlé  de  Votre  Majesté  avec  respect.  Quoique  trouvant  la 
situation  très  difficile,  iJs  sont  prêts  à  vous  aider;  mais  tous  les 
deux  pensent  qu'il  ne  s'agit  plus  de  mesures  plus  ou  moins 
bonnes  à  prendre,  qu  il  faut  des  actes  indiquant  que  Votre  Ma- 
jesté adopte  résolument,  sans  arrière-pensée,  le  régime  parle- 
mentaire; on  en  doute  dans  le  pays,  et  c'est  pourquoi  des  excès, 
qui  autrefois  eussent  rejeté  tout  le  monde  dans  les  bras  du  gou- 
vernement, laissent  sinon  indifférent,  du  moins  calme.  L'un  et 
l'autre  conseillent  d'appeler  quelqu'un  à  former  un  ministère, 
de  créer  un  vice-président  du  Conseil  en  cas  d'empêchement  de 
l'Empereur,  comme  était  Odilon  Barrot  sous  la  présidence.  En- 
fin ils  estiment  tous  les  deux  qu'avec  Forcade,  même  au  Conseil 
d'État,  la  situation  ne  sera  pas  tenable.  Hors  de  Vlntérieiir 
comme  à  Ylnlérieur,  s'il  reste  dans  le  ministère,  il  sera  obligé 
de  s'expliquer  sur  les  élections  ;  son  déplacement,  qui  aura  été 
un  commencement  de  désaveu,  n'aura  servi  qu'à  amoindrir  son 
autorité  ;  là-dessus  le  ministère  se  disloquera  au  lendemain 
même  de  sa  constitution.  Daru  s'est  expliqué  à  ce  sujet  avec  une 
extrême  vivacité  :  «  Que  l'Empereur  ne  se  préoccupe  pas  autant 
de  la  majorité  de  la  Chambre,  elle  obéira  à  un  signe  de  sa  main  ; 
qu'il  pense  à  la  majorité  du  pays;  celle-là  ne  suivra  que  si  elle 
est  satisfaite,  et  elle  ne  le  sera  que  lorsque  le  point  d'appui  du 
«gouvernement  sera  porté  vers  le  centre  gauche.  »  Croyez-m'en 
ec  M.  de  Forcade,  aucun  ministère  ne  pourra  accomplir  l'œuvre 
"incipalo  aujourd'hui,  la  constitution  d'une  majorité.  Ceux  que 
.  de  Forcade,  ou  plutôt  ses  agens,  a  combattus  joer  fas  et  nefas 
I  lui  pardonneront  pas  où  qu'il  soit  replacé  ;  ceux  qu'il  a  sou- 


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310  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

tenus,  le  sentant  menacé,  le  soutiendront  mollement,  la  Chambre 
se  divisera,  et  il  ne  se  passera  pas  six  mois  avant  qu'on  soit 
acculé  à  une  dissolution  ou  à  un  coup  d'Etat.  «  Quant  au  retour 
de  M.  Rouher,  ont  dit  ces  deux  messieurs,  ce  seraient  les  trois 
quarts  de  la  France  se  précipitant  dans  le  parti  révolutionnaire.  » 
On  me  dit  que  Talhouët,  fort  accommodant  il  y  a  quinze  jours, 
pense  maintenant  comme  Daru  et  Buffet,  et  je  sais  que,  sans 
Talhoui't  et  Buffet,  Segris  n'acceptera  rien.  Buffet  m'a  fait  remar- 
quer aussi  que  Magne  et  Gressier  av^aient  écrit  des  circulaires 
plus  compromettantes  que  celles  de  Forcade.  Ah  !  Sire,  quel  mal 
vous  ont  fait  vos  ministres  depuis  deux  ans,  et  quel  malheur 
que  mes  supplications  sur  la  manière  de  conduire  les  élections 
n'aient  pas  été  entendues!  Combien  tout  serait  facile  et  combien 
au  contraire  tout  est  difficile  !  Je  crois  que  Votre  Majesté  sera 
obligée  d'en  revenir,  à  ce  qui  a  été  mon  impression  première  : 
laisser  le  ministère  se  présenter  devant  les  Chambres  tel  qu'il  est 
composé.  Il  est  probable  qu'il  succombera.  Alors  vous  aviserez. 
S'il  ne  succombe  pas,  si  Forcade  reste  maître  de  la  situation, 
ainsi  qu'il  en  est  convaincu,  vous  aviserez  avec  plus  de  facilité 
encore.  Plus  j'y  réfléchis,  d'ailleurs,  plus  je  sens  que  le  temps 
des  demi-mesures  est  passé.  Si  l'opinion  publique  n'est  pas  vive- 
ment fouettée,  elle  ne  réagira  pas.  Arrêtez-vous  définitivement 
dans  la  voie  des  concessions,  n'accordez  plus  rien,  serrez  les 
freins,  préparez-vous  àreprendre  Rouher  malgré  tout  ou  lancez- 
vous  à  toute  vitesse  dans  le  régime  parlementaire;  ne  mar- 
chandez pas  sur  les  détails,  sur  les  formes,  et  chargez  quelqu'un 
de  former  un  cabinet  ;  vous  n'aurez  jamais  été  plus  nécessaire 
qu'après  six  mois  de  ce  régime.  Ne  vous  blessez  pas.  Sire,  de  la 
liberté  de  mon  langage,  car  vous  savez  que  je  vous  suis  dévoué 
maintenant  du  fond  du  cœur  (18  novembre).  » 

Daru  et  Buffet  me  remirent  chacun  une  note  que  je  commu- 
niquai à  l'Empereur.  Daru  insistait  surtout  contre  le  maintien 
de  Forcade  :  «  Il  y  a  à  son  égard  des  griefs  particuliers  et  des 
récriminations  sur  lesquels  on  sera  intraitable.  Sa  présence  sera 
une  provocation  à  un  débat  passionné  sur  les  élections  qui 
s'éteindrait  naturellement  faute  d'alimens  si  le  ministre  n'était 
pas  là;  elle  serait  aussi  un  obstacle  absolu  à  la  formation  de  la 
majorité  au  scîn  du  Corps  législatif  et  par  suite  cause  d'une  dis- 
solution prochaine,  qu'il  est  sage  d'éviter,  parce  que  ce  serait  une 
nouvelle  cause  d'agitations  et  de  troubles.  » 


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LA   FIN   DE   L^EMPIRE  AUTORITAIRE.  314 

Segris  n'étant  pas  à  Paris,  je  le  priai  par  télégraphe  de  venir. 
Il  me  répond  qu'il  ne  le  peut  pas,  et  que  «  s'il  s'agit  d'une  com- 
binaison ministérielle  quelconque,  sa  raison  se  refuse  à  en  voir 
une  acceptable  et  possible  avant  la  réunion  des  Chambres  et 
avant  la  vérification  des  pouvoirs,  » 

Quel  parti  prendre?  Ne  tenir  nul  compte  des  exigen^ees  de 
Topinion  et,  après  avx)ir  constaté  le- refus  de  mes  anus,  entrer 
résolument  aux  alFaires  avec  Forcade,  Clément  Duvernois,  Mau- 
rice Richard  et  Chevàndier?  Duvernois  me  le  conseillait: 
«  Chargé  de  préparer  la  formation  d'un  cabinet,  vous  aviez  trois 
points  à  considérer:  1**  Ménager  la  situation  du  tiers-parti; 
2^  Viser  à  un  effet  d'opinion;  3®  Former  un  ministère  capable.  La 
première  condition  est  remplie,  et  vous  êtes  dégagé  par  l'offre  de 
trois  portefeuilles.  La  seconde,  faites-moi  le  plaisir  de  com- 
prendre que  vous  la  remplissez  à  vous  seul,  vos  honorables  amis 
ayant  fort  peu  de  notoriété  ;  vous  la  remplissez  d'autant  mieux 
que  Forcade  quitte  l'Intérieur  ;  les  journaux  ne  demandent  rien 
de  plus.  Quant  à  la  troisième,  il  "me  semble  que  vous  la  rempliriez 
pleinement  si,  avec  un  bon  garde  des  Sceaux,  vous  réunissiez 
Magne,  Forcade  et  Ollivier.  Il  me  semble  que  ce  quadrilatère 
pourrait  faire  assez  bonne  figure.  » 

Je  ne  me  rendis  pas.  Si  mes  amis  avaient  refusé  de  m'aider  k 
reconstituer  un  ministère  en  dehors  de  Forcade  à  cause  de  l'excès 
de  leurs  exigences  ou  de  dissentimens  sur  le  programme,  je 
n'aurais  pas  hésité  à  organiser  sans  eux  une  combinaison  de  la 
nature  de  celle  que  m'indiquait  Duvernois.  Je  ne  pouvais,  sous 
peine  de  me  déconsidérer,  m'associer,  sans  leur  concours,  le  mi- 
nistre des  dernières  candidatures  officielles. 

J'allai  chez  Forcade  lui  annoncer  l'insuccès  de  mes  tentatives 
et  lui  dire  mon  impossibilité  de  faire  un  ministère  avec  lui.  Il  en 
parut  médiocrement  fâché.  Je  lui  prédis  qu'il  tomberait  comme 
Rouher;  il  n'en  crut  rien.  Après  l'avoir  quitté,  j'écrivis  à  l'Em- 
pereur :  «  Sire,  j'ai  vu  Forcade.  Je  lui  ai  exposé  la  situation.  Il  a 
compris  que  je  ne  pouvais  entrer  seul  ou  à  peu  près  sans  avoir 
l'air  de  me  rendre  coupable  d'une  défection,  et  qu'il  fallait,  de 
toute  nécessité,  reprendre  ma  liberté  d'action  pendant  la  vérifi- 
cation ou  à  propos  des  interpellations.  Il  est,  du  reste,  parfaite- 
ment décidé  à  continuer  son  œuvre  de  dévouement,  à  affronter 
la  Chambre,  et  il  est  sûr  de  la  majorité.  Il  ne  reste  donc  qu'à 
clore  la  crise.  Le  ministère  ira  devant  la  Chambre  tel  qu'il  est 


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312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  je  resterai  dans  mon  rôle  de  simple  tirailleur.  Demain  je  sor- 
tirai de  ma  réclusion,  je  déclarerai  partout  qu'il  n'y  a  pas  de 
crise  et  que  le  ministère  est  plus  uni  que  jamais.  Il  vaut  vrai- 
ment mieux  voir  les  vagues  se  poursuivre  et  s'enrouler  les  unes 
aux  autres  que  de  former  des  ministères!  Pardonnez-moi,  Sire, 
cette  boutade  et  croyez-moi  votre  tout  dévoué  (18  novembre).  » 

L'Empereur  me  répond  le  19,  de  Compiègne  :  «  Mon  cher 
monsieur  Emile  Ollivier,  je  réponds  à  votre  lettre  du  18  et  à  celle 
de  M.  Napoléon  Daru.  La  logique  gouverne  le  monde  et  la 
conséquence  forcée  des  observations  de  votre  collègue  serait  la 
dissolution  du  Corps  législatif.  En  effet,  si  les  élections  ont  été 
si  mal  faites  que  le  ministre  de  l'Intérieur  ne  puisse  les  défendre 
et  que  même  sa  présence  dans  le  Cabinet  soit  un  sujet  de  mé- 
fiance, il  faut  alors  dissoudre  une  Chambre  dont  la  majorité  a 
été  élue  sous  les  auspices  de  ce  minisire.  A  part  ce  point  fon- 
damental, je  trouve  les  observations  de  M.  Daru  très  justes;  le 
pays,  je  le  crois,  veut  Tordre  et  la  liberté,  mais  il  repousse  les 
idées  ré>olutionnaires.  C'est  pénétré  de  ces  sentimens  que  je 
voulais  relier  le  passé  au  présent,  ne  pas  désavouer,  ce  qui  s'est 
fait,  mais  marquer  en  même  temps  par  ^adjonction  d'hommes 
nouveaux  une  ferme  intention  de  persévérer  dans  ma  voie  libé- 
rale. Il  ne  sagit  pas  pour  moi  d'amour-propre  froissé,  je  me 
mettraijoujours  au-dessus  des  petites  passions  du  vulgaire  parce 
que  je  n'ai  en  vue  que  le  bien  du  pays,  et  lorsque  je  résiste  à  un 
conseil,  je  ne  consulte  que  ma  raison  et  ma  conscience  et  nulle- 
ment ma  susceptibilité.  Que  faire  maintenant?  Je  l'ignore,  je  ne 
puis  disposer  de  l'opinion  et  des  volontés  des  autres  ;  il  faut  se 
borner  à  marcher  en  avant  et  enQn  à  tenir  compte  des  mani- 
festations qui  sortiront  du  Corps  législatif.  Croyez,  mon  cher 
monsieur  Emile  Ollivier,  à  mes  sentimens  d'estime  et  d'amitié.  » 

La  crise  était  terminée,  et  l'Empereur  fit  insérer  au  Journal 
officiel  du  20  novembre  la  note  suivante  :  «  Plusieurs  journaux 
parlent  de  modifications  ministérielles.  Les  bruits  répandus  à 
ce  sujet  sont  dénués  de  fondement.  »  La  Bourse,  qui  s'était  mise 
à  monter,  baissa  soudain.  On  comprit  que  la  crise  restait  aiguë 
et  qu'un  coup  de  despotisme  pouvait  en  sortir  aussi  bien  qu'un 
coup  de  liberté.  Daru  en  fut  particulièrement  troublé.  Il  étai 
alors  à  la  campagne,  à  Becheville.  11  prend  le  chemin  de  fer 
accourt  chez  moi  :  «  Je  suis  inquiet  de  la  responsabilité  que  j' 
assumée;  peut-être  ai-je  été  trop  absolu.  Si  le  ministère  actu 


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_J"L».I  ■!_     .    <u-Pi!»     ' 


A    FIN    DE    l'empire    AUTORITAIRE.  313 

ant  la  Chambre,  rîrritation  sera  telle  que,  dans 
ra  dans  Paris  une  insurrection  dont  Tissuc  sera 
iespotisme  ou  celui  de  Tanarchie:  deux  cala- 
de  Forcade  de  lintérieur  serait  déjà  un  com- 
itisfaction.  Je  viens  donc  retirer  mon  premier 
re  :  «  Entrez,  même  avec  Forcade,  si  Ton  accepte 
ie  vos  amis.  »>  Je  lui  raconte  alors  ce  qui  s'était 
,  et  moi,  et  il  part  aussitôt  lui  porter  les  mêmes 
Langea  pas  la  résolution  de  Buffet,  elle  minis- 
Lsseloup,   Forcade   se    prépara    à   affronter  la 

le  laborieuse^  négociations  et  de  nombreuses 
là  tous  revenus  à  l'opinion  que  j'avais  exprimée 
loment  et  que  je  n'avais  abandonnée  que  pour 
rer  intransigeant,  à  savoir:  qu'aucune  combi- 
Jle  ne  pouvait  réussir  avant  la  fin  de  la  vérifi- 
irs.  Néanmoins,  ce  temps  de  pourparlers  n'avait 
en  des  difficultés  avaient  été  aplanies;  la  con- 
pereur  et  moi  s'était  accrue;  un  accord  à  peu 
ait  fait  sur  un  programme  ;  l'alliance  avec  For- 
iablement  écartée,  et  l'hypothèse  d'une  entente 
fet  admise  par  TEmpereur. . 

Emile  Ollivier. 


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LE 

PROJET  D'IMPOT  PERMëL  ET  PROGRESSIF 

s 

SUR   LE  REVENU 

ET  LE  DROIT  FISCAL  MODERNE 


Depuis  un  quart  de  si^cle,  sous  le  prétexte  que  l'impôt  géné- 
ral sur  le  revenu  existe  en  Angleterre,  dans  la  plupart  des  États 
allemands,  des  cantons  suisses,  et  en  d'autres  pays,  il  est  ques- 
tion de  l'introduire  en  France.  Nous  ne  sommes,  sans  doute,  pas 
les  seuls  au  monde  à  ne  point  user  de  cet  instrument  fiscal.  La 
grande  fédération  de  l'Amérique  du  Nord  s'en  est  servie  pendant 
la  guerre  de  Sécession,  puis  la  rejeté;  la  florissante  et  trc^s  mo- 
derne Belgique  ne  Ta  jamais  connu,  et  bien  d'autres  Etats  sont 
dans  le  même  cas. 

I 

II  n'existe  pas  de  régime  fiscal  universel  auquel  tous  les 
peuples  doivent  se  soumettre.  Il  serait  étrange  qu'un  tel  régime 
existât;  car  les  peuples  diffèrent  les  uns  des  autres  par  leur  con- 
stitution sociale  et  par  leur  constitution  politique,  par  leur 
régime  économique  et  par  leur  conception  morale.  Ni  les  tradi- 
tions historiques,  ni  les  habitudes  héréditaires,  ni  les  rapports 
sociaux,  ni  les  aspirations  générales,  ne  sont  les  mêmes  chez 
les  uns  et  chez  les  autres.  Tel  peuple  aime  la  centralisation,  tel 
autre  s'en  défie  et  la  proscrit;  tel  peuple  apprécie  la  hiérarchie 


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LE   PROJET   B*1Mp6t   SUR   LE   REVENU.  315 

et  la  discipline,  respecte  ce  qu'une  certaine  école  a  appelé  les 
autorités  sociales;  tel  autre  chérit  par-dessus  tout  l'égalité,  a  du 
goût  pour  le  nivellement  des  conditions  et  jalouse  les  situations 
acquises.  Chez  tel  peuple,  l'organisme  politique  comporte  des 
freins  puissans  qui  assurent  la  stabilité  et  préviennent  les  entraî- 
nemens;  chez  tel  autre,  il  ne  se  trouve  dans  les  pouvoirs  publics 
aucun  frein  efficace  ;  la  direction  est  abandonnée,  sans  contre- 
poids sérieux  ou  suffisant,  à  une  assemblée  agissant  par  impul-- 
sion  plutôt  que  par  réflexion,  sujette  aux  accès  de  passion, 
n'acceptant  aucun  contrôle  extérieur  et  ne  sachant  guère  se  con* 
trôler  elle-même. 

Il  est  évident  que  le  régime  fiscal  ne  peut  être  identique  chez 
des  peuples  aussi  dissemblables;  il  faut  chez  les  uns  des  pré- 
cautions dont  les  autres  peuvent  se  passer.  §i  l'on  venait  pro* 
poser  aux  Français  d'établir  ou  plutôt  de  rétablir  chez  eux  la 
monarchie  héréditaire,  qui  est,  en  définitive,  le  régime  gouver- 
nemental 1©  plus  répandu  dans  l'humanité  et  que  supportent, 
sans  mauvaise  humeur,  sans  aucun  signe  de  détachement,  des 
peuples  qui  ne  le  cèdent  à  aucun  autre  en  développement  intellec- 
tuel et  en  progrès  matériel,  comme  les  Anglais  et  les  Allemands, 
la  plupart  des  hommes  cjui  constituent  notre  personnel  politique 
se  récrieraient  et  protesteraient  contre  ce  qu'ils  considéreraient 
comme  une  absurdité;  ils  diraient  aue  toutes  les  nations  ne 
peuvent  avoir  le  même  régime  politique,  que  ce  qui  convient 
à  l'une  ne  sied  pas  à  l'autre,  qu'il  faut  tenir  compte  des  faits 
historiques,  des  habitudes  prises,  des  goûts  divers,  des  concep- 
tions différentes  de  l'idéal.  Si,  sans  vouloir  changer  la  forme 
même  gouvernementale,  on  proposait  de  faire  élire  le  chef  du 
gouvernement  par  le  peuple,  ce  qui,  en  définitive,  a  été  et  est 
encore  le  régime  le  plus  général  des  républiques  et  de  l'ancien 
temps  et  des  temps  nouveaux,  d'armer,  en  outre,  ce  chef  élu 
par  le  peuple  du  droit  de  veto  à  l'encontre  des  décisions  prises 
par  le9  assemblées  électives,  ce  serait  la  même  clameur  chez  la 
plupart  des  hommes  qui  constituent  notre  personnel  gouverne- 
mental; ils  s'indigneraient  contre  cette  prétention  d'assimiler  les 
institutions  de  toutes  les  républiques  du  monde;  ils  invoque- 
raient la  différence  des  tempéramens  nationaux.  Si,  d'autre  part, 
sans  rien  toucher  ni  à  la  forme  môme  du  gouvernement,  ni  aux 
sommets  du  pouvoir,  on  leur  proposait  d'établir,  comme  pour  la 
Diète  de  Prusse  (le  landtag) y  une  base  censitaire  à  l'élection  de 


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316  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  Chambre  des  députés  de  France  ou  de  rendre  chez  nous  la 
seconde  Chambre  héréditaire  comme  en  Ang;leterre,  ou  bien  mi- 
partie  héréditaire  et  mi-partie  nommée  par  le  Souverain  comme 
en  Allemagne  et  en  Autriche;  si,  dans  une  autre  direction  on 
réclamait  rétablissement  en  France  du  référendum  populaire, 
comme  en  Suisse,  la  plus  grande  partie  de  notre  personnel  gouver- 
nemental rejetterait  avec  hauteur  ou  comme  surannées  ou 
comme  injustifiées  ces  propositions  ;  elle  prétendrait  qu'il  n'y  a  pas 
d'analogie  entre  la  France,  d'une  part,  l'Angleterre,  la  Prusse, 
l'Autriche  et  même  la  Suisse,  de  l'autre. 

Voilà  bien  la  preuve  que  l'identité  des  institutions  ne  s'im- 
pose pas  à  tous  les  peuples.  Pourquoi  alors  l'identité  des  impôts? 
11  tombe  sous  le  sens  que  la  seconde  dépendrait  de  la  première  : 
celle-ci  serait  à  réaliser  d'abord,  et  personne  ne  la  réclame. 

Ce  n'est  pas,  en  outre,  pour  tous  les  impôts  que  certains 
esprits,  à  la  fois  absolus  et  étourdis,  prétendent  réaliser  l'iden- 
tité chez  tous  les  peuples,  c'est  à  vraiment  parler  pour  le  seul 
impôt  sur  le  revenu*  Que  l'on  considère  les  impôts  indirects  par 
exeitiple,  personne  ne  demande  qu'ils  soient  identiques  dans 
tous  les  pays.  Sans  parler  des  droits  de  douane  qui  sont  très 
élevés  et  portent  sur  des  quantités  d'objets  chez  les  nations  à 
système  protectionniste,  comme  la  France,  les  États-Unis,  l'Alle- 
magne, et  qui,  au  contraire,  sont  très  bas  et  ne  grèvent  qu'un 
très  petit  nombre  d'articles  chez  les  peuples  à  tendances  libre- 
échangistes,  comme  l'Angleterre,  la  Belgique,  la  Hollande,  voici 
un  impôt  qui  semblerait  devoir  comporter  un  régime  uniforme 
dans  tous  les  pays  de  notre  civilisation  :  c'est  l'impôt  sur  le 
tabac;  or,  rien  n'est  plus  éloigné  que  cet  impôt  de  l'uniformité; 
il  est  excessivement  faible  et  d'un  très  mince  rendement  en 
Allemagne  ;  il  se  trouve,  au  contraire,  très  élevé  en  Angleterre 
et  en  France;  mais  en  Angleterre,  on  le  perçoit  à  la  douane  avec 
une  interdiction  absolue  de  la  culture  du  tabac  dans  le  pays;  en 
France,  au  contraire,  la  culture  de  cette  plante  est  autorisée, 
quoique  contrôlée,  et  la  perception  de  l'impôt  se  fait  par  le 
monopole  de  la  fabrication  et  de  la  vente  ;  rien  n'est  donc  plus 
dissemblable  que  la  pratique  des  différens  peuples  en  ce  qui  con- 
cerne l'impôt  sur  le  tabac.  11  en  est  de  môme  pour  le  sucre  et 
pour  l'alcool.  L'Angleterre  s'efforce  de  concentrer  la  production 
de  l'alcool  dans  de  grandes  distilleries  afin  de  taxer  plus  aisé- 
ment et  intégralement  la  matière  imposable  ;  la  France  accorde, 


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LE    PROJET   d'impôt   SUR    LE    REVENC. 


317 


au  contraire,  des  faveurs  et  môme  une  immunité  complète  aux 
petites  distilleries,  avec  le  régime  des  bouilleurs  de  cru. 

Ce  n'est  pas  seulement  pour  les  impôts  sur  les  objets  de  con- 
sommation que  la  pratique  des  peuples  civilisés  persiste  à  dif- 
férer et  ne  montre  aucune  tendance  à  l'uniformité,  c'est  aussi 
pour  les'impôts  sur  la  richesse.  Tel  peuple  a  des  droits  énormes 
sur  les  successions;  c'est  le  cas  de  l'Angleterre  et  de  la  France, 
les  tarifs  extrêmes  étant,  toutefois,  sensiblement  plus  élevés 
chez  nous  que  dans  la  Grande-Bretagne  ;  tel  autre  peuple,  comme 
la  Prusse  et  différens  cantons  suisses,  ne  grèvent  d'aucune  taxe 
les  successions  en  ligne  directe.  Tel  peuple  frappe  les  transmis- 
sions d'immeubles  de  taxes  écrasantes,  comme  le  fait  la  France; 
tel  autre,  comme  l'Angleterre,  ne  les  soumet  qu'à  des  taxes 
très  légères.  Nous  pourrions  pousser  bien  plus  loin  cette  démons- 
tration. La  diversité  fiscale  existe  et  se  maintient,  si  elle  ne 
s'accentue,  d'un  pays  à  un  autre;  aucune  nation  ne  juge  à  pro- 
pos de  rompre  avec  ses  traditions,  ses  habitudes,  ses  goûts,  de 
surmonter  ses  répugnances,  pour  adopter  un  patron  uniforme 
de  fiscalité.  Chacun  consulte  avec  raison  ses  particularités 
sociales  et  son  tempérament  national. 

L'argument  que  l'impôt  général  et  personnel  sur  le  revenu 
existe  chez  différens  peuples  pour  prétendre  l'introduire  en 
France  na  donc  aucune  force,  puisque  cette  uniformité  qu'on 
réclame  sur  ce  point  particulier,  on  la  repousse  sur  tous  les 
autres  points,  aussi  bien  en  matière  de  constitution  politique  ou 
d'organisation  administrative  que  d'impôts  de  consommation  ou 
de  droits  d'enregistrement. 


:^ 


11 


Si  les  partis  dits  avancés,  qui  sont  souvent  inconsciemment 
des  partis  rétrogrades,  se  rendaient  compte  des  origines  véri- 
tables des  impôts  généraux  sur  1^  revenu  existant  dans  divers 
pays,  ils  témoigneraient  à  leur  égard  moins  d'enthousiasme  et 
éprouveraient  môme  quelque  confusion. 

L'origine  des  impôts  généraux  et  personnels  sur  le  revenu, 
tels  qu'on  les  trouve  à  l'heure  actuelle  en  Alleniagne  et  dans 
divers  cantons  suisses,  par  exemple,  est  absolument  moyen- 
âgeuse. Ce  sont,  légèrement  modifiées,  des  taxes  qui  existaient 
il  y  a  des  centaines  d'années.  Le  moyen  âge  et  le  début  de» 


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318  I^EVUË   DES   DEUX   MONDES. 

temps  modernes  a  Coisonaé  d'impôts  de  ce  genre  ;  c'étaient  des 
capitations  graduées,  des  impôts  dits  de  classes,  parce  que  1  on 
rangeait  les  contribuables,  d'après  màe  évaluation  approximative 
de  leurs  revenus,  dans  différentes  catégories  superposées,  à  cha- 
cune desquelles  on  demandait  un  impôt  différent.  La  méthode 
était  assez  commode,  elle  était  surtout  sommaire  et  elle  eômpor* 
tait  beaucoup  d'arbitraire.  U Einkommensteuer  prussien  n'est  que 
le  développement  de  cet  impôt  classifié  qui  s'appelait  dassem- 
teuer,  littéralement,  impôt  de  classes.  Il  en  est  de  môme  des 
impôts  suisses  sur  le  revenu,  de  même  aussi  de  l'impôt  autri- 
chien, et  toutes  ces  taxes  ont  conservé  encore  cette  forme  de 
nombreuses  catégories  superposées,  l'impôt  s'élevant  de  l'une  à 
Tautre  et  restantid^atique  pour  chacune  d'elles. 

Les  impôts  personnels  et  généraux  sur  le  revenu  ne  sont 
donc  aucunement,  comme  l'imaginent  les  personnes  peu 
expertes  en  la  matière,  le  fruit  de  la  réflexion  et  de  l'esprit  de 
combinaison;  ils  ont  simplement  leurs  racines  dans  la  fiscalité 
du  moyen  âge  et  des  débuts  du  monde  moderne.  Ce  sont  des 
taxes  empiriques  qui  ne  se  sont  proposé  aucun  idéal  social. 

La  France  aussi  à  connu  sous  l'ancien  régime  les  taxes  de  ce 
genre,  capitations  graduées  et  impôts  généraux  sur  le  revenu  ; 
elle  les  a  longuement  pratiquées.  C'était,  sous  leur  dernière 
forme,  dans  le  courant  du  xvu*  et  du  xvui*'  siècle,  la  taille  et 
les  dixièmes  ou  les  vingtièmesj  c'est-à-dire,  pour  ces  derniers, 
les  10  pour  100  ou  les  5  pour  100  du  revenu;  ils  formaient  une 
branche  importante  des  ressources  soit  régulières,  soit  extraor- 
dinaires, pour  les  jours  de  crise,  de  l'ancienne  monarchie.  On 
sait  quel  fâcheux  renom  ils  ont  laissé  ;  ils  n'étaient  pas  moins 
exécrés  que  la  gabelle. 

Puisque  Jean-Jacques  Rousseau  revient  à  la  mode  et  que, 
d'ailleurs,  il  fut  un  des  prophètes  de  la  Révolution,  il  n'est  pas 
hors  de  propos  de  relater  ici  un  passage  qui  m'a  frappé  dans  ses 
Confessions,  Dans  sa  jeunesse  (en  1732),  il  erre  aux  environs  de 
Lyon  :  «  Après  plusieurs  heures  de  course  inutile,  las  et  nmu- 
rant  de  soif  et  de  faim,  j'entrai  chez  un  paysan  dont  la  maison 
n'avait  pas  belle  apparence,  mais  c'était  la  seule  que  je  visse  aux 
environs.  Je  croyais  que  c'était  comme  à  Genève  ou  en  Suisse 
où  tous  les  habitans  à  leur  aise  sont  en  état  d'exercer  l'hospita- 
lité. Je  priai  celui-ci  de  me  donner  à  dîner  en  payant.  Il  m'offrit 
du  lait  écrémé  et  du  gros  pain  d'orge,  en  me  disant  que  c'était 


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LE   PROJET   d'impôt   SUR   LE   REVEND.  319 

tout  ce  qu'il  avait.  Je  buvais  ce  lait  avec  délice,  et  je  mangeais 
ce  pain,  paille  et  tput;  mais  cela  n'était  pas  fort  restaurant  pour 
un  homme  épuisé  de  fatigue.  Ce  paysan^  qui  m'examinait,  jugea 
de  la  vérité  de  mon  histoire  par  celle  de  mon  appétit.  Tout  de 
suite,  après  avoir  dit  qu'il  voyait  bien  que  j'étais  un  bon  jeune 
honnête  homme  qui  n'était  pas  là  pour  le  vendre,  il  ouvrit  une 
petite  trappe  à  côté  de  sa  cuisine,  descendit,  et  revint  un  mo- 
ment après  avec  un  bon  pain  bis  de  pur  froment,  un  jambon  très 
appétissant,  quoique  entamé,  et  une  bouteille  de  vin  dont  l'as- 
pect me  réjouit  le  cœur  plus  que  tout  le  reste  :  il  joignit  à  cela 
une  omelette  assez  épaisse  ;  et  je  fis  un  dîner  tel  qu'autre  qu^un 
piéton  n'en  connut  jamais.  Quand  ce  vint  à  payer,  voilà  son 
inquiétude  et  ses  craintes  qui  le  reprennent;  il  ne  voulait  pas  de 
mon  argent,  il  le  repoussait  avec  un  trouble  extraordinaire,  et 
ce  qu'il  y  avait  de  plaisant  était  que  je  ne  pouvais  imaginer  de 
quoi  il  avait  peur.  Enfin,  il  prononça  en  frémissant  ces  mots  ter- 
ribles de  commis  et  de  rat  de  cave.  Il  me  fit  entendre  qu'il 
cachait  son  vin  à  cause  des  aides,  qu'il  cachait  son  pain  à  cause 
de  la  taille,  et  qu'il  serait  un  homme  perdu  si  l'on  pouvait  se 
douter  qu'il  ne  mourût  pas  de  faim.  Tout  ce  qu'il  me  dit  à  ce 
sujet  et  dont  je  n'avais  pas  la  moindre  idée  me  fit  une  impres- 
sion qui  ne  s'effacera  jamais.  Ce  fut  là  le  germe  de  cette  haine 
inextinguible  qui  se  développe  depuis  dans  mon  cœur  contre  les 
vexations  qu'éprouve  le  malheureux  peuple  et  contre  ses  oppres- 
seurs. Cet  homme,  quoique  aisé,  n'osait  manger  le  pain  qu'il 
avait  gagné  à  la  sueur  de  son  front,  et  ne  pouvait  éviter  sa 
ruine  qu'en  montrant  la  même  misère  qui  régnait  autour  de  lui. 
Je  sortis  de  sa  maison  aussi  indigné  qu'attendri,  et  déplorant  le 
sort  de  ces  belles  contrées  à  qui  la  nature  n'a  prodigué  ses  dons 
que  pour  en  faire  la  proie  de  barbares  publicains  (1).  » 

Voilà  la  taille,  l'ancien  impôt  personnel  sur  le  revenu  ;  et 
c'est  parce  que  l'Assemblée  Constituante  s'en  faisait  la  même 
image  que  Rousseau  qu'elle  rejeta  sans  hésitation  et  la  taille  et 
les  dixièmes  et  les  vingtièmes,  et  tout  ce  qui  pouvait  constituer 
un  impôt  personnel  et  général  sur  le  revenu  ;  elle  restait  sous 
l'impression  ineffaçable  de  l'arbitraire  que  comportaient  ces  taxes, 
et  elle  ne  voulut  plus  entendre  parler  que  d'impôts  réels,  assis 
uniquement  sur  les  choses  et  indépendamment  de  la  personne. 

(1)  Rousseau,  les  Confessions^  tome  I",  p.  338-339,  édition  Lequien,  1821. 


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320  RKVUE  DES  DEL'X  MONDES. 

Le  système  d'impôts  réels  qu'elle  établit  visait  le  revenu,  en 
s'efforçant  de  le  saisir  à  sa  source  :  tel  était  l'objet  de  la  contri- 
bution foncière,  do  la  contribution  des  patentes,  de  la  contri- 
bution des  portes  et  fenêtres  et  de  la  contribution  personnelle  et 
mobilière;  ces  taxes  étaient  conçues  comme  ne  devant  laisser 
échnpper  aucun  revenu  et,  d'autre  part,  comnie  devant  éviter  les 
doubles  emplois.  On  avait  établi  une  échelle  de  correspondance 
des  loyers  avec  les  revenus,  d'après  laquelle,  pour  les  loyers 
considérables,  le  revenu  était  supposé  équivalent  à  douze  fois  le 
montant  du  loyer.  Cette  échelle  de  correspondance  des  loyers  et 
des  revenus  pouvait,  sur  quelques  points,  manquer  d'exactitude 
ou  prêter  à  critique  ;  mais  la  volonté  du  législateur  d'atteindre 
ainsi  proportionnellement  les  revenus  était  parfaitement  démon- 
trée; d'autre  part,  afin  d'éviter  les  doubles  emplois,  le  contri- 
buable pouvait  être  déchargé  de  la  contribution  mobilière  dans 
la  mesure  où  il  prouvait  qu'il  avait  déjà  payé  la  contribution 
foncière,  son  revenu  ayant  déjà  été  atteint  par  celle-ci. 

Ce  système  était  ingénieux;  il  évitait  l'inquisition  et  l'arbi- 
traire; il  laissait  toute  liberté  au  contribuable;  il  ne  se  piquait 
pas  de  la  recherche  de  l'absolu  que  l'on  ne  peut  jamais  atteindre; 
il  taxait  les  revenus  d'une  façon  suffisamment  approximative 
pour  éviter  les  injustices  nombreuses' ou  criantes,  et  il  assurait 
au  fisc  des  ressources  certaines  échappant  à  toute  dissimulation 
et  à  tout  mécompte. 

Tel  était  le  régime  fiscal,  établi  par  la  Révolution  française, 
eu  haine  des  impôts  personnels  sur  le  revenu  de  TAncien 
Régime  :  taille,  dixièmes,  vingtièmes,  capitations  graduées,  etc. 
Les  pays  du  centre  de  l'Europe,  qui  ne  subirent  pas  de  transfor^ 
mation  radicale  et  méthodique  comme  celle  que  constitue  la 
Révolution  française,  gardèrent  leurs  taxes  d'ancien  régime;  et  ce 
sont  ces  tax<?s,  modiliées  sans  doute  et  un  peu  améliorées,  que 
Ton  propose  aujourd'hui  étourdiment  à  notre  approbation  et  à 
iioln»  imitation. 

X.lncome  lax  britannique,  impôt  sur  le  revenu  en  Angleterre, 
a  eu  une  origine  un  peu  diiïérenle.  Il  fut  établi  une  première  fois 
en  17î)S,  pour  faire  face  aux  frais  de  la  guerre  contre  la  France, 
—  un  bill,  sur  la  proposition  de  Pitt,  «  accordant  à  Sa  Majesté  une 
aide  et  une  contribution  pour  la  continuation  de  la  guerre,  »  — 
puis  aboli  à  la  paix  d'Amiens;  rétabli  à  la  reprise  des  hostilités 
en  1S03,  il  fut  aboli  de  nouveau,  à  la  fin  des  guerres  contre  la 


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LE   PROJET   d'impôt   SUR    LE   REVENU.  321 

France  et,  ayant  suscité  parmi  les  contribuables  les  plus  vifs 
ressentimens,  les  registres  qui  avaient  servi  à  le  percevoir  furent 
brûlés.  Malgré  une  situation  financière  souvent  assez  étroite, 
tant  que  vécut  la  génération  qui  l'avait  subi,  les  Anglais  ne  son- 
gèrent pas  à  le  ressusciter.  En  1842  seulement,  devant  un  défi- 
cit de  SO  millions  de  francs,  considérable  pour  le  temps,  Robert 
Peel  en  fit  voter  le  rétablissement  temporaire.  Deux  des  hommes 
qui  furent  parmi  les  chefs  les  plus  célèbres  du  parti  libéral, 
sinon  même  radical,  en  Angleterre,  dans  la  première  partie  du 
XIX*  siècle,  lord  John  Russell  et  lord  Brougham  le  combatti- 
rent énergiquement  ;  s'il  fut  voté,  «  il  fut  entendu  que  des  néces- 
sités urgentes  avaient  seules  pu  déterminer  cette  adoption  et  que 
l'impôt  n'était  rétabli  que  pour  un  temps  limité  à  trois  ans.  «Les 
difficultés  financières  durèrent  :  l'Angleterre  dut  accomplir  bien- 
tôt une  transformation  économique  radicale  par  la  suppression 
des  droits  sur  les  grains  et,  graduellement,  de  la  plupart  des  taxes 
douanières  ;  l'impôt  sur  le  revenu  fut  maintenu  d'année  en 
année,  par  l'impossibilité  de  se  passer  de  son  produit.  En  1851, 
le  ministère  proposa  que  cet  impôt  qui,  depuis  neuf  ans,  vivait  à 
titre  précaire  fût  admis  comme  définitif;  le  Parlement  ne  voulut 
toujours  le  voter  que  pour  un  an;  en  1853,  ayant  à  pourvoir  à 
un  abandon  considérable  de  droits  de  douane,  Gladstone  obtînt 
que  la  Chambre  surmontât  ses  répugnances  et  qu'elle  considérât 
l'impôt  sur  le  revenu  comme  établi  pour  une  durée  de  sept 
ans.  Au  terme  de  celte  période,  en  1861,  Gladstone  occupait  le 
ministère,  et  il  demanda  le  renouvellement  de  cet  impôt,  sans 
toutefois  encore  le  classer  comme  une  des  pièces  définitives  du 
régime  fiscal  britannique  :  «  Il  me  sera  impossible,  disait-il,  de 
le  supprimer  tant  que  le  pays  aura  besoin  pour  ses  dépenses  de 
1  750  millions  de  francs,  au  lieu  de  1  500  millions;  ce  sera  une 
belle  tâche  pour  un  chancelier  de  l'Échiquier,  mais  je  n'ose  espé- 
rer  que  ce  soit  jamais  la  mienne  (1).  » 

Ainsi,  vingt  ans  après  son  rétablissement,  l'impôt  sur  le  re- 
venu excitait  encore  en  Angleterre  une  vive  opposition,  et  si  l'on 
le  maintenait,  ce  n'était  certainement  pas  par  des  considérations 
théoriques  de  justice  et  d'idéal  fiscal  ;  on  ne  trouve  jamais  ces 
motifs  allégués  dans  les  discussions  qui  eurent  lieu  à  ce  sujet; 
ce  n'était  pas  par  une  préférence  réfléchie  que  l'on  accordait  à  cet 

(1)  Voyez  notre  Traité  de  la  Science  des  Finances^  7*  édition,  tome  I",  p.  C50 
536. 

TOJIE  XXXIX.  —  1907.  21 


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322  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

impôt  relativement  à  d'autres  taxes  directes,  c'était  uniquement 
par  la  nécessité  de  se  procurer  des  ressources  et  l'impossibilité 
de  les  trouver  ailleurs. 

La  vérité,  c'est  que  l'Angleterre  n'avait  aucun  système  de 
taxes  directes  nationales  et,  par  une  circonstance  tout  à  fait  par- 
ticulière que  la  plupart  des  hommes  réputés  compétens  ont 
oubliée,  se  trouvait  dans  Timpossibilité  absolue  d'en  établir  un. 
L'Angleterre  n'avait  et  n'a  encore  aucun  impôt  sur  l'exercice  de 
l'industrie  et  du  commerce,  analogue  à  nos  patentes;  en  dehors 
des  revenus  industriels  et  commerciaux,  la  principale  richesse 
dans  la  première  partie  du  xix^  siècle  était  la  terre,  mais  précisé- 
ment le  gouvernement  anglais  ne  pouvait  et  il  ne  peut  encore 
établir  et  percevoir  un  impôt  foncier;  cela  vient  de  ce  que  le 
gouvernement  anglais,  sous  William  Pitt,  en  1798,  pour  pour- 
voir aux  frais  de  la  guerre  contre  la  France,  offrît  aux  proprié- 
taires de  racheter  leur  impôt  foncier  en  en  payant  dix-neuf  ou 
vingt  fois  le  montant;  l'opération  était  ingénieuse,  passagère- 
ment avantageuse  pour  le  Trésor  dont  les  titres  consolidés 
3  pour  100  ne  se  cotaient  alors  qu'aux  environs  de  50  pour  100; 
mais  elle  eut  les  conséquences  durables  les  plus  fâcheuses, 
puisque  ce  rachat  mit  le  gouvernement  britannique  et  le  met 
encore  dans  l'impossibilité  de  percevoir  un  impôt  direct  sur  la 
plus  grande  partie  des  terres;  sur  les  SI  millions  de  francs  du 
montant  primitif  de  l'impôt  foncier,  32  à  33  millions  ont  été 
graduellement  rachetés  (1).  Le  Trésor  s'est  privé  ainsi  non  seu- 
lement d'une  ressource  permanente  déterminée,  mais  de  tout 
l'accroissement  graduel  et  éventuel  de  cette  ressource  avec  le 
développement  de  la  branche  de  richesse  dont  elle  provenait. 
L'État  anglais  ne  pourrait,  sans  manquer  à  sa  parole,  établir 
une  contribution  foncière  générale.  Les  pouvoirs  locaux  seuls 
qui  n'ont  pas  été  partie  à  cette  opération  de  rachat  peuvent  éta- 
blir des  taxes  sur  le  sol  et  ils  ne  se  gênent  pas  pour  le  faire. 

C'est  donc  à  l'absence  de  tout  système  régulier  d'impôts  directs 
et  à  l'impossibilité,  non  seulement  en  fait,  mais  en  droit,  d'en 
constituer  un,  qu'est  dû  le  rétablissement  de  VIncome  tax,  imitât 
sur  le  revenu,  en  Angleterre  et,  malgré  des  résistances  durant 
toute  une  génération,  son  maintien.  La  population  parut  s'y  rési- 
gner, d'autant  que  le  mode  de  perception  évitait  autant  que  pos- 

(1)  Traile  de  la  Science  des  Finances,  7*  édition,  tome  !•',  p.  433-434. 


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LE   PROJET   D*1MPÔT   SUR    LE   REVENU. 

«ible  d'être  inquisitorial  et  que  le  taux  en  était,  pour  Tordii 
excessivement  modique.  Pendant  de  nombreuses  années  à 
de  1874,  létaux  ne  fut  que  de  2  penee  par  livre  sterling  d 
venu,  soit  de  0  fr.  82  pour  100  francs,  ainsi  moins  de  1  poui 
de  1889  à  1893,  il  fut  relevé  h  6  pence  par  livre  sterlir 
2,46  pour  100;  ultérieurement,  pour  faire  face  aux  énc 
dépenses  de  la  guerre  de  l'Afrique  du  Sud  en  1899-1902, 
porté  passagèrement  jusqu'à  1  shilling  3  pence  (soit  15  p 
par  livre  sterling  de  revenu  ou  6,20  pour  100;  il  est  encoi 
tuellement  de  5  pour  100,  avec  l'immunité  complète  poi: 
petits  revenus  au-dessous  de  4  000  franfes  et  des  modéra tio] 
taxes  pour  les  revenus  moyens  entre  4  001  et  17  300  fr 
L'élévation  de  la  taxe  depuis  1899  a  ressuscité  les  griefs 
population  britannique  contre  Ylncome  tax  ;  à  l'heure  prés 
les  contribuables  s'agitent  vivement  contre  cet  impôt  et  le  < 
celier  de  l'Échiquier,  M.  Asquith,  a  dû,  dans  le  budget 
1908,  consentir  des  atténuations  dont  il  sera  parlé  plus  ba 
Il  était  nécessaire  de  dissiper  cette  sorte  de  légende 
l'impôt  général  sur  le  revenu  serait  considéré,  dans  les  pa 
il  est  établi,  comme  une  sorte  d'impôt  idéal,  de  taxe  type 
la  réflexion  aurait  fait  établir,  et  qu'elle  tendrait  à  déveh 
pour  la  substituer  aux  autres  impôts  directs.  Rien  n'est 
contraire  que  cette  conception  au  développement  historiqu 
la  réalité;  c'est  l'impossibilité  ou  la  difficulté  pour  certains 
d'avoir  un  système  de  taxes  directes  rationnelles  qui 
fait  se  résigner  à  un  genre  d'impôts  qui,  bien  loin  de  comf 
UBe  supériorité  quelconque  sur  notre  système  de  contribul 
offre  relativement  à  lui  d'incontestables  infériorités. 

111 

Le  premier  principe  absolument  fondamental  en  matiè 
taxation  et  universellement  reconnu,  sinon  toujours  prat 
c'est  que  l'impôt  n'est  légitime  que  quand  il  est  librement 
senti  par  le  contribuable.  Quelle  que  soit  la  théorie  de  l'i 
à  laquelle  on  se  rallia,  l'impôt  n'est  légitime  que  qua 
contribuable  l'a  consenti.  Satis  doute,  ce  consentement  ne 
être  explicitement  requis  de  chaque  contribuable  en  partiel 
il  peut,  en  effet,  se  rencontrer  tel  esprit  récalcitrant,  obti 
opiniâtre  qui  refuserait  toujours  son  consentement;  mais  î 


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324  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'il  soit  acquis  que  rensemble  des  contribuables  raisonnables 
a  reconnu  la  nécessité  de  l'impôt  et  a  sanctionné  la  nature,  le 
mode  et  le  taux  des  taxes.* 

Or,  ce  consentement,  dans  nos  sociétés  établies  sur  la  base  du 
suffrage  universel,  ne  peut  être  considéré  comme  acquis  que 
quand  Timpôt  est  uniforme  et  proportionnel  au  revenu  des  con- 
tribuables ou  à  leur  avoir.  Les  membres  des  assemblé.es  élec- 
tives, les  anciens  ordres  ayant  été  supprimés,  représentent,  en 
effet,  le  plus  grand  nombre  des  citoyens,  et  ce  n'est  que  par  une 
fiction  qu'ils  sont  censés  en  représenter  la  totalité;  s'ils  font 
entre  les  citoyens  des  catégories,  s'ils  déchargent  les  unes  et  sur- 
chargent les  autres,  s'ils  obéissent  aux  passions  ou  aux  préven- 
tions des  catégories  les  plus  nombreuses  pour  arracher  des  con- 
tributions particulièrement  lourdes  aux  catégories  les  moins 
nombreuses,  s'ils  s'inspirent  plus  ou  moins  de  Tidée  de  la  lutte 
des  classes,  il  est  clair  qu'alors  les  membres  des  assemblées 
électives  ne  peuvent  prétendre  être  les  représentans  et  les  man- 
dataires des  catégories  les  moins  nombreuses  de  citoyens  qu'ils 
sacrifient  et  sur  lesquels  ils  s'acharnent.  L'impôt  qui  frappe  ex- 
ceptionnellement ces  catégories  les  moins  nombreuses  et  dont 
ont  été  déchargées  les  catégories  les  plus  nombreuses  a  été 
voté,  dans  ce  cas,  par  des  gens  sans  mandat  en  ce  qui  concerne 
les  premières  et  qui,  par  conséquent,  ne  pouvaient  lier  celles-ci. 
L'impôt  est  alors  illégitime;  il  n'a  pas  été  consenti  par  le  contri- 
buable; il  n'est  pas  dû. 

Ce  principe  fondamental  est  d'une  évidente  vérité.  11  en  dé- 
coule que,  dans  les  pays  à  assemblées  sortant  du  suffrage  uni- 
versel, lïmpôt  en  équité  et  en  droit  doit  être  strictement  propor- 
tionnel; l'impôt  progressif  sous  ce  régime  ne  peut  être  qu'un 
abus,  une  extorsion.  Dans  les  contrées  comme  l'Angleterre,  les 
pays  allemands,  l'Autriche,  qui  possèdent  une  seconde  Chambre, 
soit  héréditaire,  soit  nommée  à  vie  par  le  souverain  et  recrutée 
dans  les  classes  aisées  et  opulentes  de  la  nation,  si  cette  Chambre 
donne  son  consentement  à  dos  impôts  progressifs,  on  peut  arguer 
que,  dans  une  certaine  mesure  du  moins,  ils  ont  été  approuvés 
par  les  représentans  de  toutes  les  catégories  de  citoyens.  Dans  les 
pays  où  ime  Chambre  haute,  ayant  cette  composition  et  cette 
origine,  ne  se  trouve  pas,  cette  allégation  ne  peut  se  soutenir; 
l'impôt  spécial  ou  à  un  taux  spécial  qui  frappe  uniquement  les 
catégories  aisées  ou  opulentes  de  citoyens  est  alors  mauifeste- 


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LE   PROJETT   D*1MPÔT   SUR   LE    REVENU.  325 

;  les  catégories  indûment  frappées  ne  sont  pas 
ience  de  le  subir. 

\  qui,  dans  Thumanité,  sont  Tincarnation  de  la 
haute  ont  reconnu  ce  principe.  Dans  l'antiquité, 
ihon  cite  à  propos  de  lui  ce  mot  qui,  prononcé 
deux  mille  ans,  est  d'une  actualité  saisissante  : 
itude  dans  les  États  démocratiques  prend  vis-à- 
es  mesures  oppressives,  diras-tu  que  c'est  là  une 
^ponse  est  ceitaine  :  ce  n'est  pas  là  une  loi,  au 
ique  et  moral  du  mot;  par  conséquent,  cela 
conscience  :  on  peut  être  contraint  par  la  forcé  ou 
le  la  subir;  mais  aucune  obligation  morale  ne 
t.  On  est  libre,  si  on  le  peut,  de  s'y  soustraire; 
,  les  scrmens  même,  exigés  à  ce  sujet,  sont  sans 
ibuable  est  dans  ce  cas,  à  Tégard  du  fisc  spolia- 
lême  situation  où  il  se  trouverait  vis-à-vis  d'un 
îlcpnque. 

ts  abusifs  établis  sur  les  riches  n'avaient  ainsi, 
ges  de  l'antiquité,  aucun  des  caractères  que  doit 
>ur  être  moralement  impéralive,,  les  modernes 
utre  opinion  à  cet  égard;  il  suffit  de  rappeler  le 
ries  graduées  »  par  lequel  Stuart  Mill,  non  moins 
ependant,  que  philosophe,  et  assez  enclin  à  cer- 
socialistes,  définissait  le  taux  ascensionnel  de 
>if. 

gressif  est  donc  une  violation  de  l'équité  et  du 
equel  exige,  pour  la  légitimité  de  l'impôt,  le 
consentement  du  contribuable.  On  peut  alléguer  que  certaines 
situations  ou  très  pauvres  ou  très  modiques  comportent,  en 
équité,  soit  l'immunité  complète  de  certains  impôts,  soit  des 
modérations  de  leur  taux.  Il  y  a  d'abord  le  célèbre  adage 
que,  où  il  n'y  a  rien,  le  Roi  pesd'  ses  droits;  mais  on  va  au 
delà  et  l'on  dit  que,  où  il  y  a  peu  il  peut  ôtre  humain  et  sage 
de  renoncer  à  une  perception  à  la  fois  insignifiante  et  très  oné- 
reuse. Soit,  il  est  possible,  par  une  concession,  mais  qui  doit 
être  contenue  dans  des  limites  assez  étroites,  d'admeUre  V impôt 
dégressif.  Nous  avons  montré  maintes  fois  qu'il  y  a  une  diff'é- 
rençe  considérable  et  très  nette  entre  Viynpût  dégressif  e{  Vimpût 

(1)  Œuvres  complètes  de  Xénophon,  traduction  de  Talbot,  tome  1",  p.  12. 


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326  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

progressif;  ce  ne  sont  nullement  là,  comme  on  le  pense  souvent, 
deux  faces  différentes  d'un  même  objet.  Voici  la  déflnition  exacte 
de  ces  deux  modalités  essentiellement  différentes  de  Tirnpôt  : 
quand  c'est  la  minorité  des  contribuables  ou,  tout  au  moins,  la 
minorité  de  la  matière  imposable  qui  profite  de  dégrèvemens 
totaux  ou  partiels  et  que  la  majorité  des  contribuables  ou  de  la 
matière  imposable  est  assujettie  au  taux  maximum  qui  devient 
pour  cette  majorité  un  taux  uniforme,  alors  Timpôtest  dégressif. 
Ainsi,  dans  l'impôt  dégressif,  c'est  la  minorité  seulement  de  la 
matière  imposable  qui  est  dégrevée  et  la  majorité  de  cette  ma- 
tière imposable  paie  un  taux  uniforme.  Quand,  au  contraire,  les 
contribuables  sont  répartis  en  beaucoup  de  catégories,  chacune, 
au  fur  et  à  mesure  qu'on  s'élève,  de  moins  en  moins  nombreuse, 
et  se  trouvent  assujettis  à  des  taux  divers  et  graduels  progres- 
sant au  fur  et  à  mesure  que  l'on  monte  sur  l'échelle  sociale, 
scindant  ainsi  la  matière  imposable  en  tranches  de  plus  en  plus 
étroites,  de  façon  que  la  minorité  de  la  matière  imposable  paie 
la  plus  grande  partie  de  l'impôt,  alors  l'impôt  est  progressif.  Si 
l'impôt  dégressif  accordant  une  immunité  aux  échelons  tout  à 
fait  inférieurs  et  des  modérations  aux  échelons  moindres  que 
moyens,  peut  être  admis,  tout  en  exigeant  beaucoup  de  pru- 
dence et  de  circonspection,  l'impôt  progressif,  qui  surcharge 
notablement  la  minorité  de  la  matière  imposable,  doit  4tre 
absolument  proscrit.  Un  exemple  d'impôt  dégressif,  c'était  la 
contribution  mobilière  dans  les  villes,  notamment  à  Paris, 
avant  1900;  les  loyers  soit  complètement,  soit  partiellement  dé- 
grevés, ne  représentaient,  en  effet,  que  la  moindre  partie  de 
l'ensemble  des  valeurs  locatives;  en  1896  notamment,  sur 
30  76586S  francs,  montant  de  la  contribution  mobilière  à  Paris 
si  tous  les  loyers  y  avaient  été  assujettis  au  taux  uniforme  sup- 
porté par  les  loyers  moyens  ou  élevés,  4  543  373  francs  seule- 
ment, moins  du  sixième,  représentaient  les  loyers  dégrevés  et 
un  taux  strictement  uniforme  de  taxe  frappait  tous  les  loyers 
au-dessus  d'un  niveau  modique  (1). 

Le  principe  fondamental  en  matière  d'impôt,  qui  admet  donc 
en  certains  cas,  quoique  à  titre  exceptionnel,  la  dégressiyité, 
condamne  absolument  la  progressivité. 

Un  autre  principe  également  doit  être  rappelé  à  propos  de 

;,1)  Voyez  nutro  TraUê  de  la  Science  des  Finances^  tome  !•',  p*  203-204* 


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LE    PROJETT    d'impôt   SUR    LE   BEVENU.  327 

proposo  en  France  sur  le  revenu.  Les  seuls  biens  qu'un 
le  droit  de  frapper,  ce  sont  ceux  qui  3ont  situés  sur  son 
e  ou,  du  moins,  dans  ses  possessions,  c'est-à-dire  dans 
nies.  Ce  sont  les  seuls,  en  effet,  pour  lesquels  il  rende 
ce  au  contribuable.  Les  biens  situés  à  l'étranger  ne  le 
ent  pas  ;  ils  échappent  à  ses  bienfaits,  à  ses  services,  par 
ent,  ils  doivent,  en  équité,  échapper  à  ses  charges.  Cette 
t  uniformément  admise  en  ce  qui  concerne  les  immeubles, 
rançais  possède  une  maison  ou  une  terre  en  Belgique, 
iison  ou  celte  terre  subissent  tous  les  impôts  belges,  et 
de  toute  justice  :  c'est  l'État  belge,  en  effet,  qui  la  pro- 
li  l'avantage  par  des  routes  ou  chemins  et  par  des  ser- 
e  différentes  natures.  Mais  à  quel  titre  l'État  français 
rait-il  quoi  que  ce  soit  du  chef  de  cette  maison  ou  de 
're  située  en  Belgique?  Il  n'a  manifestement  aucun  droit 
jet.  Ce  qui  est  ainsi  universellement  admis  pour  les 
des,  on  le  conteste  pour  les  valeurs  mobilières;  cette 
tion  n'a  aucune  base.  Si  un  Français  possède  une  action 
3  belge  ou  de  banque  belge,  TÉtat  français  ne  rend 
3rvice  à  cette  mine  ou  à  cette  banque  et,  par  conséquent, 
ut  rien  réclamer  de  ce  chef;  il  est  sans  t.itre  et  sans  droit. 
3nt',  d'ailleurs,  il  y  aurait  un  cumul  déraisonnable  et 
'impôts  sur  un  môme  objet-  Il  doit  en  être  des  valeurs 
pes  étrangères,  comme  des  immeubles  situés  à  l'étranger; 
doivent  pas  être  soumises  à  l'impôt,  à  moins  qu'elles  ne 
otées  à  une  des  bourses  de  l'Ktat  taxateur,  parce  que 
ors  rend  un  service  en  procurant  à  la  valeur  étrangère 
ge  de  son  marché  et  d'un  certain  genre  de  protection. 

IV 

préliminaires  établis  en  ce  qui  concerne  la  philosophie 
ôt,  nous  abordons  le  projet  soumis  à  la  Chambre  pour 
sèment  d'un  impôt  général  personnel  et  progressif  sur  le 
C'est  le  dixième  ou  quinzième  projet  de  cette  nature  qui 
jour  en  France  depuis  1871.  Entre  cette  multitude  de 
vers  ayant  pour  objet  d'abord  le  remplacement  de  la 
ition  personnelle  et  mobilière,  puis  celui  de  toutes  les 
liions  directes,  on  peut  en  citer  trois  principaux  :  celui 
oumer  en  1890,  celui  de  M.  Peytral  en  1898,  et  celui  de 


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328  Rf:vuE  DES  deux  mondes. 

M.  Bouvier  en,  1903.  Il  est  bon  d'en  rappeler  les  traits  dislinc- 
tii's.  Le  projet  de  M.  Doumer  exemptait  les  revenus  ou  parties 
de  revenu  au-dessous  de  2500  francs,  puis  établissait  des  taux 
de  1,2,  3,  4  ou  îJ  pour  100  sur  les  tranches  successives  de  re- 
venu de  2:;00  à  5  000,  de  5  001  à  10  000,  de  10  001  à  20  000,  de 
20001  à  30  000,  et  le  droit  plein  de  3  pour  100  se  fût  uniformé- 
ment appliqué  au-dessus  de  30  000  francs  de  revenu.  L'impôt 
devait  reposer  sur  la  déclaration  du  contribuable  pour  les  re- 
venus supérieurs  à  10  000  francs,  les  revenus  moindres  étaient 
taxés  d'office,  avec  faculté  pour  les  contribuables  de  prendre 
l'initiative  de  la  déclaration.  Les  commissions  d'évaluation  se 
composaient,  au  premier  degré,  du  maire,  de  conseillers  munici- 
paux, du  contrôleur  et  du  percepteur  des  contributions  directes; 
au  second  degré,  si  la  revision  était  demandée,  de  conseillers 
généraux  et  d'arrondissement.  Ce  projet,  dont  on  attendait 
137  millions,  souleva  les  clameurs  universelles  et  fut  abandonné. 
Deux  ans  plus  tard,  en  1898,  M.  Peytral,  alors  ministre  des 
Finances,  déposa  un  autre  projet  d'impôt  général  sur  le  revenu 
pour  remplacer  cette  fois  non  seulement  la  contribution  person- 
nelle et  mobilière,  mais  celle  des  portes  et  fenêtres.  Ce  projet 
faisait  appel  aux  signes  extérieurs  :  le  revenu  devait  être  calculé 
sur  la  valeur  locative  des  diverses  habitations  du  contribuable 
et  leurs  dépendances,  ainsi  que  le  nombre  de  domestiques,  de 
chevaux,  de  voitures  et  d'automobiles.  La  valeur  locative  des 
habitations  de  chaque  contribuable  devait  être  multipliée  par 
un  coefficient  d'autant  plus  élevé  que  la  population  de  la  com- 
mune serait  plus  forte.  En  outre,  dans  la  même  commune,  ce 
coefficient  eût  varié  suivant  l'importance  du  loyer;  au  delà  de 
4  000  francs  de  loyer  à  Paris,  par  exemple,  le  coefficient  eût  été 
dix  ;  le  revenu  tiré  de  la  valeur  locative  pût  été  relevé  à  Paris 
oe  800  francs  pour  la  première  domestique  femme,  et  de  I  600 
pour  chaque  domestique  femme,  au  delà;  de  2  400  francs  pour 
chaque  domestique  homme;  de  1  200  à  3  000  francs  pour  chaque 
automobile  suivant  le  nombre  de  places;  de  1000  francs  pour 
chaque  voiture  à  deux  roues  et  de  2  000  francs  pour  chaque 
voiture  à  quatre  roues;  de  2000  francs  par  cheval;  de  300 francs 
r  vélocipède  avec  moteur,  de  100  francs  pour  chaque  chien  au- 
ssus  de  deux  ans,  et  d'une  somme  égale  à  20  pour  100  de  la 
leur  de  chaque  yacht.  Ce  système  évitait  la  déclaration  et  la 
jcation  d'office  d'après  la  rumeur  publique  ou  des  évaluations 


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LE   PROJET    d'impôt    SUR    LE    REVENU. 

incertaines;  c'était  un  mérite.  Avec  ses  coefficiens  variabli 
se  rapprochait  du  régime  primitif  de  la  contribution  mob 
établi  par  la  Révolution  française.  On  peut  mettre  à  son 
qu'il  écartait  Tinquisition. 

Le  projet  de  M.  Rouvier  prétendait  aussi  éviter  Tinquii 

et  l'arbitraire;   également  il  se  déclarait  dégressif  et  non 

gressif,  avec  quelque  inexactitude,  toutefois,  si  l'on  s'en  rap 

à  la  définition  que  nous  avons  donnée  plus  haut  (voir  p. 

il  s'efforçait  de  proscrire  la  déclaration,  sans  y  arriver  coi 

tement.  L'impôt,  dans  son  plan,  comme  dans  celui  de  M.  Pe; 

devait  se  superposer  à  tous  les  impôts  particuliers  existans 

impôts^  fonciers,  des  patentes,  sur  le  revenu  des  valeurs  i 

lières,  etc.  Les  revenus  au-dessous  de  certains  minima  va 

suivant  l'importance  de  la  commune,  de  500  francs  à  2  000  fi 

devaient  rester  complètement  indemnes  et,  en  outre,  ce  qu 

bien  large  et  eût  compromis  le  rendement,  des  modératio 

taxes  eussent  été  accordées,  dans  des  proportions  variables 

revenus  au-dessous  de  20  000  francs.  M.  Rouvier  s'en  renc 

au  système  de  la  taxation  d'office  par  le  contrôleur  des  c 

'  butions  directes,  d'après  les  renseignemens  fournis  par  le  n 

les  répartiteurs  et  les  différens  services  fiscaux.  Les  réc 

tions  contre  cette  taxation  d'office  devaient  s'appuyer  sur  l 

sentation  des  documens  et,  au  besoin,  des  livres  du  contribi 

Dans  les  communes  ayan(  plus  de   5  000  âmes  de  popu 

agglomérée,  le  contrôleur,  s'il  jugeait  que  ses  moyens  d' 

mation  étaient  itisuffisans,   pouvait  évaluer   le  revenu  d 

certains  multiples  du  loyer  d'habitation  :  ces  multiples  é 

de  10  fois  le  loyer  dans  lés  communes  de  S  001  à  10  000 

de  9  fois  dans  celles  de  10001  à  30  000,  de  8  fois  dans  cel 

30  001  et  au-dessus,  sauf  à  Paris,  où  ce  multiple  eût  été  de 

le  loyer.  L'impôt  projeté  eût  été  divisé  en  deux  taxes  distir 

une  taxe  dite  personnelle,   fixée  provisoirement  à  1  et 

pour  100  du  revenu  ainsi  calculé,  avec  des  déductions  di 

pour  les  contribuables  des  catégories  inférieures  oumoyenn 

nombre  des  catégories  établies  pour  cette  taxe  personnelle 

pas  moindre  de  35,  allant  de  501  franco  à  3  millions  de  rêve 

devait,  s'augmenter,  d'ailleurs,  d'autant  de  catégories    q 

aurait  de  500000  francs  de  revenu  en  plus  de  ce  dernier  cl 

La  seconde  taxe  entrant  dans  la  composition  du  projet  d' 

sur  le  revenu  de  M.  Rouvier  était  une  taxe  sur  le  loyer  d 


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330  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tation  fixée  à  i  pour  100  du  loyer  en  ce  qui  conçertie  la  part  de 
TEtat.  De  nombreuses  exemptions  et  réductions  étaient  accor- 
dées aux  petits  et  aux  moyens  loyers;  on  tenait  aussi -quelque 
compte  du  nombre  des  enfans  à  la  charge  du  contribuable.  Tel 
était  ce  plan  assez  compliqué.  M.  Rouvier  se  flattait  que  le 
contrôleur,  impuissant  à  recueillir  des  renscignemens  suffisans 
pour  la  taxation  d'office  dans  les  agglomérations  de  plus  de 
iJOOO  âmes,  s'en  remettrait  simplement,  pour  rétablissement 
du  revenu  imposable,  aux  multiples  fixés  par  la  loi,  à  titre  facul- 
tatif, en  ce  qui  concernait  les  loyers. 

Dans  ces  deux  plans  de  M.  Peytral  et  de  M.  Rouvier  on  sent 
le  désir  très  net  d'éviter  l'inquisition  et  l'arbitraire  :  le  premier 
projet  y  réussissait;  le  second  n'y  fût  parvenu  que  pour  les 
agglomérations  de  plus  de  5  000  âmes  et  si  les  contrôleurs,  aux- 
quels on  laissait  une  latitude  excessive,  s'y  fussent  prêtés. 

Rien  plus  vaste  et  plus  audacieux  est  le  projet  de  M.  Cail- 
laux  :  d'abord,  il  ne  s'agit  plus  de  remplacer  simplement  la  con- 
tribution personnelle  et  mobilière  avec  celle  des  portes  et  fenêtres, 
comme  dans  les  trois  plans  qui  précèdent  :  M.  Caillaux  vise  à  la 
suppression  des  quatre  contributions  directes  en  ce  qui  concerne 
la  part  de  l'État  et  il  y  joint  certaines  modifications  des  taxes 
frappant  actuellement  le  revenu  des  valeurs  mobilières.  Le 
projet  de  M.  Caillaux  est  essentiellement  progressif,  comme  celui 
de  M.  Doumer,  et  même  à  un  plus  haut  degré. 


Il  y  a  dans  le  monde  actuel  deux  types  d'impôts  généraux 
sur  le  revenu  :  le  type  anglais,  celui  de  Vlncome  lax,  et  le  type 
allemand,  celui  de  VEinkommensleue?*  prussien.  Le  projet  de 
M.  Doumer  ^tait  inspiré  de  ce  dernier;  le  projet  de  M.  Caillaux 
prétend  fondre  l'un  et  l'autre  dans  un  type  plus  compréhensif  et 
supérieur. 

Vlncome  tax,  ou  impôt  sur  le  revenu  britannique  est,  en  réa- 
lité, la  juxtaposition  de  cinq  impôts  directs  dilférens,  qui  n'ont 
entre  eux  que  ce  lien  éventuel  qu'une  personne,  prétendant  avoir 
un  revenu  lui  permettant  de  réclamer  soit  Timmunité  absolue 
de  l'impôt,  soit  une  modération,  est  admise  à  faire  la  preuve  que 
Teji semble  de  ses  revenus  de  toute  origine  reste  au-dessous  des 
chiffres  légaux  donnant  droit  à  l'exemption  ou  à  la  réduction. 


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LE   PROJET   D*1MPÔT   SUR    LE    REVENU.  \ 

Sauf  ce  cas,  que  le  contribuable  seul  peut  invoquer,  VIncome 
ne  donne  jamais  lieu  à  une  totalisation  des  divers  revenus 
contribuable  et  par  conséquent  à  la  connaissance  de  Tensem 
du  revenu  de  celui-ci.  Uimpôt  est  divisé  en  cinq  cédules  qui  s 
désignées  par  les  cinq  premières  lettres  de  Talphabet:  la  cédule 
qui  frappe  les  revenus  fouciors;  la  cédule  B,  qui  atteint  les 
venus  de  Texploitation  du  sol,  c'est-à-dire  les  bénéfices  des  1 
miers,  le  fermage  étant  le  mode  de  tenure  ou  d'exploitation 
sol  quasi  universel  dans  la  .Grande-Bretagne;  la  cédule  G, 
grève  les  intérêts  des  fonds  publics  divers,  nationaux,  colonif 
et  étrangers;  la  cédule  D,  qui  atteint  les  revenus  commercia 
industriels,  professionnels  (y  compris  les  traitemensd'emplo 
privés  et  les  salaires  suffisamment  élevés),  ainsi  que  les  intéi 
ou  dividendes  des  sociétés  anonymes;  la  cédule  E,  qui  s'applic 
aux  traitemens  ou  salaires  des  fonctionnaires  du  gouvernemc 
des  municipalités  et  des  divers  services  publics.  La  cause 
morcellement  de  VInco7ne  tax  en  ces  cinq  cédules  a  été  parfai 
ment  décrite  dans  une  publication  officielle  contemporaine 
rétablissement  de  cette  taxe  en  1803:  «  Tandis  que  l'ancien  di 
(celui  de  Vliicome  tax  de  1798),  y  est-il  dit,  était  assis  sur  1' 
semble  du  revenu  du  contribuable,  de  quelques  sources  divei 
que  ce  revenu  provînt,  le  droit  actuel  est  établi  à  la  sou 
même  de  chaque  revenu.  Au  lieu  des  comptes  compliqués  qu'c 
gérait  la  constatation  exacte  des  revenus  individuels  dont 
sources  sont  multiples,  l'impôt  va  à  la  source  elle-même, 
fisc  atteint  ainsi  le  but  avec  plus  de  facilité  et  de  sûreté,  mo 
d'embarras  et  de  publicité,  diminuant  par  le  mode  de  perc 
tion  les  occasions  de  fraude.  Les  tfansactions  privées  s 
soustraites  h  l'investigation  des  pouvoirs  publics  vi  les  înléi 
du  Trésor  sont  plus  efficacement  gardés  que  par  tout  autre  s 
tème.  »  Les  avantages  de  la  méthode  cédulairjB  sont  très  b 
décrits  dans  cet  exposé  officiel;  le  revenu  total  du  contribua 
n'est  jamais  recherché  ni  connu,  sauf  quand  celui-ci  récla 
l'immunité  ou  prétend  avoir  droit  à  des  déductions.  L'impôt 
peut  pas  être  progressif,  puisque  le  revenu  total  de  la  généra' 
des  contribuables  reste  inconnu;  il  peut  seulement  être  degrés 
c'est-à-dire  admettre  certaines  réductions  ou  déductions  jusq 
un  chiff're  de  revenu  déterminé  qui  ne  peiit  être  placé  bien  ha 
VIncome  tax  britannique  est  donc  un  système  relativem 
discret,  » 


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33.2  REVL'E  DES  DEUX  MONDES. 

UEinkominensteuer  prussien  na  aucunement  cette  qualité; 
revenu  du  contribuable,  après  avoir,  pendant  presque  tout 
cours  du  XIX®  siècle,  été,  en  Prusse,  taxé  d'office  d'après  les  re 
seignemens  plus  ou  moins  sûrs  que  les  agens  du  fisc  pouvais 
se  procurer,  est  depuis  1891  assis  sur  la  déclaration  que  le  c( 
tribuable  doit  faire  obligatoirement  de  ses  revenus,  déclarati 
qui  donne  souvent  lieu  à  une  discussion  entre  lui  et  les  agens 
fisc  ou  les  commissions  d'assiette.  C'est  donc  sur  le  revenu  g 
bal  que  l'impôt  prussien  est  établi;  il  autorise  des  investigatic 
minutieuses  ;  le  taux  en  est,  d'ailleurs,  modéré,  quoique  légè 
ment  progressif;  il  est  de  3  p.  100  approximativement  pour 
revenus  moyens  et  de  4  p.  100  uniformément  pour  tous  les 
venus  dépassant  100000  marks  ou  125000  francs.  Le  taux 
est  très  stable  et  ne  s'est  aucunement  modifié  depuis  une  qu 
zaine  d'années.  On  sait  quel  est  l'esprit  de  discipline  et  de  do 
lité  qui  règne  en  Prusse:  «  Ici,  disait  Bismarck,  nous  naisse 
tous  avec  une  tunique  »;  c'est-à-dire,  nous  avons  tous  l'esprit 
le  caractère  d'employés,- sinon  de  soldats.  Ces  habitudes  de  s( 
mission  qui  caractérisent  la  population  prussienne,  se  joignî 
à  lancienneté,  à  la  modération  et  à  la  stabilité  de  la  taxe,  f( 
que,  tout  en  soulevant  des  contestations  assez  nombreuses  dî 
les  cas  particuliers,  cet  impôt  se  perçoit  dans  ce  pays  avec  ré 
gnation. 

M.  Caillaux,  dans  son  projet  de  loi,  a  voulu  fondre  Ylnco 
tax  cédulaire  britannique   et  VEinliommenslener  global  de 
Prusse  ;  il  n'est  guère  arrivé  qu'à  cumuler,  comme  on  le  ver 
les  défauts  graves  de  l'un  et  de  l'autre  système,   au  point 
rendre  son  projet  absolument  inacceptable. 

VI 

D'après  l'énoncé  du  projet,  le  nouvel  impôt  sur  le  rêve 
supprimerait  et  remplacerait  nos  cinq  contributions  direc 
ainsi  que  les  taxes  sur  le  revenu  et  sur  la  transmission  des  ^ 
leurs  mobilières.  Mais  il  y  a  là  une  équivoque  qui  induit 
erreur  un  grand  nombre  de  personnes:  ce  n'est  pas  intégra 
ment  les  cinq  contributions  directes  que  le  nouvel  impôt  rei 
placerait,  mais  seulement  la  part  de  l'État  dans  ces  cinq  cont 
butions;  il  laisserait  subsister  celles-ci  pour  la  part  des  localit 
Or,  il  ne  faut  pas  oublier  que  les  centimes  additionnels  loca 


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LE    PROJET   d'impôt   SUR    LE   REVENU.  333 

ibutions  directes  '  atteignent  presque,  dans  l'en- 
itant  de  la  part  de  l'État  :  celle-ci  est  de  SOI  mil- 
ntimes  locaux  montent,  en  1907,  à  466  millions. 
>ur  lune   des    contribution?    directes,    celle   qui 

le  gros  de  la  population,  à  savoir  la  con tribu- 
ur  la  propriété  non  bâtie,  la  part  des  centimes 
t8 124  500  francs,  excède  sensiblement  la  part  de 
t  que  de  105  millions  de  francs.  Quand  donc  on 
B  à  la  population  que,  à  l'établissement  de  l'impôt 
,  les  cinq  contributions  directes  seront  suppri- 
)mpe  et  de  la  façon  la  plus  grave  ;  on  prépare  des 
stables.  Le  projet  ne  laisse  pas  même  entrevoir  le 
ntributions  directes  existantes  seront  supprimées 
erne  les  localités  :  reconnaissant  que  le  problème 
les  est  particulièrement  délicat,  l'exposé  des  mo- 
)  la  réforme  sine  die;  autant  dire  qu'il  la  renvoie 
recques. 

lant  même  à  la  part  de  TÉtat,  le  résultat  à  obte- 
placer  les  cinq  contributions  directes  actuelles 
e,  puisqu'il  faut  avec  le  nouvel  impôt  se  procu- 
if,  501  millions  auxquels  il  convient  de  joindre 
)  produit  actuel  de  la  taxe  sur  le  revenu  des  va- 
res  et  109  millions  de  produit  des  droits  de 
ît  de  timbre  sur  les  mômes  valeurs;  c'est  donc 
[ue  Ton  doit  demander  au  nouvel  impôt.  M.  Cail- 
)per  d'abord  à  leur  source  tous  les  revenus,  sauf 
lunités  ou  réductions,  par  un  impôt  cédulaire, 
Income  tax  britannique,  les  divers  revenus  étant 
pt  catégories  ou  cédules;  puis  il  établit,  par  sur- 
revenus  supérieurs  à  5000  francs  et  déjà  atteints 
mpôt  dit  complémentaire;  enfin  il  y  joint  de  non- 
le  timbre  et  de  transmission.  La  partie  de  l'impôt 
5  catégories  ou  cédules  est  censée  devoir  fournir 

l'impôt  dit  complémentaire  120  millions  et  les 
ils  de  timbre  et  de  transmission  131  millions,  en- 
lillions  contre  690  millions  de  taxes  supprimées; 

les  erreurs  et  les  mécomptes  n'est  que  de  4  mil- 
lus  de  1/2  p.  100,  c'est-à-dire  insignifiante, 
re  catégorie  ou  cédule  concerne  l'impôt  sur  le  rc- 
)riétés  bâties  ;  elle  n'appelle  guère  d'observations  ; 


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331  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tienne  serait  changé,  en  effet,  à  la  situation  existant  depuis  1890, 
soit  pour  Tassiette,  soit  pour  la  perception  ;  le  produit  de  cette 
catégorie  est  porté  pour  96  millions,  ce  qui  correspond  au  ren- 
dement actuel,  grossi  de  Taccroissement  que  doit  procurer  le 
développement  annuel  des  constructions. 

Tout  autre  est  la  situation  pour  la  seconde  catégorie  ou  cé- 
dule,  celle  qui  concerne  la  propriété  non  bâtie;  c'est  ici  que  le 
projet  prétend  avoir  introduit  des  dégrèvemens  considérables 
pour  [es  petits  contribuables;  les  chiffres  apparens  semblent 
justifier  cette  prétention:  en  effet,  au  lieu  de  103  millions  de 
francs,  on  ne  réclamerait  à  cette  cédule  que  30  millions;  ce 
serait  donc  une  réduction  de  50  p.  100;  mais  quand  on  exa- 
mine  les  choses  de  près,  on  voit  que  la  plus  grande  partie  de 
cette  réduction  s'évapore  et  qu'il  en  reste  peu  de  chose.  Il 
faut  d'abord  tenir  compte  de  ce  que  le  projet  crée  un  impôt 
nouveau,  celui  sur  les  bénéfices  de  lexploitation  agricole  (5® cé- 
dule ou  catégorie),  duquel  on  attend  21  millions;  ainsi  la  terre 
paierait  à  l'Etat  71  millions,  au  lieu  de  103  actuellement;  le  dé- 
grèvement serait  encore  sensible,  mais,  aii  lieu  d'être  de  30  p.  100, 
il  né  serait  que  d'un  tiers;  en  outre,  il  ne  porterait,  en  général, 
que  sur  des  sommes  tout  à  fait  minimes  et  il  serait  subordonné 
k  des  conditions  qui,  dans  la  plupart  des  cas,  le  rendraient  illu- 
soire. 

D'après  le  projet,  «  les  propriétaires  fonciers  qui  exploitent 
pour  leur  compte  et  qui  n'ont  pas  d'autres  ressources  que  celles 
qu'ils  tirent  de  cette  exploitation,  »  ont  droit  à  un  dégrèvement 
des  trois  cinquièmes  de  la  cotisation  (pour  l'État)  quand  leur 
revenu  n'excède  pas  300  francs,  à  un  dégrèvement  das  deux  cin- 
quièmes de  301  francs  à  400  francs  de  revenu  et  à  un  dégrève- 
ment de  un  cinquième  entre  401  et  500-  francs.  Ne  s'appliquant 
qu'à  la  part  de  l'État,  laquelle  ne  forme  que  41  p.  100  du  total 
de  rimpôt  foncier  sur  la  propriété  non  bâtie,  ces  dégrèvemens 
sont  infinitésimaux;  Texemption  des  trois  cinquièmes  de  la  pçirt 
de  l'État,  pour  les  revenus  fonciers  n'excédant  pas  300  francs, 
ne  représente  qu'une  réduction  réelle  du  quart  du  montant  de 
rimpôt  ;  celle  des  deux  cinquièmes  ne  représente  qu'une  réduc- 
tion du  sixième  de  la  cote  intégrale,  et  celle  d'un  cinquième  pour 
les  revenus  fonciers  de  401  à  300  francs  n'atteint,  en  réalité,  que 
8  1/2  p.  100  du  total  de  la  cote;  comme  en  outre,  dans  nombre 
de  cas,  le  petit  ou  moyen  contribuable  de  ces  catégories,  possède 


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LE   PROJET   D*1MPÔT    SDR   LE    REVENU.  335 

attenant  à  son  bien  une  maison  d'habitation  dont  la  cote  n'est 
nullement  dégrevée,  la  réduction  qu'on  lui  accorde  est  tout  à  fait 
•  minuscule;  elle  tombe,  en  ce  qui  concerne  les  revenus  fonciers 
ruraux  de  300  francs  ou  au-dessous,  à  12  ou  15  p.  100  de  la  cote 
foncière  totale  actuelle,  pour  les  revenus  de  301  à  400  francs  à 
7  ou  8  p.  100  et  pour  ceux  de  401  à  500  francs  à  4  ou  5  p.  100. 
Encore  faut-il,  pour  bénéficier  de  ces  maigres  réductions,  que  le 
contribuable  fasse  la  preuve  qu'il  ne  possède  pas  d'autres  res- 
sources que  celles  de  l'exploitation  de  sa  petite  propriété  ^  si,  par 
conséquent,  ce  qui  est  le  cas  d'un  très  grand  nombre,  ce  petit 
propriétaire  fait  quelques  journées  chez  autrui,  s'il  se  livre  à  un 
petit  commerce  quelconque,  s'il  a  donné  en  location  quelque 
lopin  de  terre  ou  quelque  masure,  ou  bien  s'il  possède  une 
obligation,  une  action  ou  une  rente  ou  une  retraite  quelconque, 
il  perd  le  bénéfice  de  ces  réductions  minuscules. 

On  a  fait  quelque  bruit  autour  d'une  expérience  tentée  de- 
vant le  ministre  et  les  membres  de  la  Commission  des  réformes 
fiscales  dans  une  petite  commune  du  département  de  l'Oise, 
Rochy-Condé.  Tous  les  fonctionnaires  locaux  de  l'administration 
des  finances  s'y  étaient  réunis,  et  avaient  à  l'avance  préparé  le  ter- 
rain; ils  s'étaient  livrés  à  une  nouvelle  évaluation  des  parcelles  : 
il  en  résulta,  nous  dit-on,  une  réduction  sensible  pour  la  géné- 
ralité des  petits  propriétaires  :  cette  réduction  fait  assez  bonne 
figure  parce  qu'on  ne  la  rapporte  qu'au  principal  de  l'impôt 
perçu  par  l'État,  mais  en  la  comparant  à  la  cote  totale  (part  de 
l'État  et  centimes  locaux  réunis),  elle  tombe  aux  proportions 
insignifiantes  que  nous. venons  d'indiquer.  Aussi,  les  petits  et 
moyens  propriétaires  de  Rochy-Condé  paraissent-ils  avoir  accueilli 
sans  enthousiasme  la  réduction  qu'on  faisait  luire  à  leurs  yeux  de 
quelques  dizaines  de  centimes  ou,  au  grand  maximum,  de  2  ou 
3  francs  de  jeurs  cotes,  et  s'être  plus  alarmés  des  intrusions 
qu'ils  ont  pressenties  pour  la  constatation  de  leurs  ressources 
diverses;  ils  se  sont  donc  tenus  sur  une  réserve  fort  explicable. 
Si  l'on  juge  qu'il  y  a  lieu  d'accorder  quelque  allégement  aux  pro- 
priétaires de  ces  catégories,  on  pourrait  le  leur  allouer  sans 
bouleverser  tout  notre  système  fiscal. 

Il  est  remarquable  que,  dans  cette  expérience  de  Rochy- 
Condé,  on  ait  laissé  de  côté  la  cinquième  cédule  ou  catégorie, 
celle  des  bénéfices  de  l'exploitation  agricole;  c'est  là  une  inno- 
vation singulièrement  délicate  et  aventureuse  dans  un  pays  de 


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336  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

petite  et  moyenne  propriété  comme  la  France;  cet  impôt  nou- 
veau frapperait,  indépendamment  de  la  valeur  locative  du  sol,  les 
bénéfices  présumés  de  l'exploitant;  que  celui-ci  soit  un  fermier 
ou  un  propriétaire  faisant  valoir.  On  exempte  bien  tous  les  béné- 
fices de  cette  nature  qui  n'excèdent  pas  4  230  francs;  il  faut  noter, 
toutefois,  qu'il  ne  s'agit  pas,  en  ce  qui  concerne  cette  exemp- 
tion, des  bénéfices  réalisés  en  argent,  mais  tout  aussi  bien  de  ce 
que  l'exploitant  tire  de  la  terre  pour  son  propre  entretien  et  celui 
de   sa    famille,  denrées   alimentaires,   bois  de    chauffage,  etc. 
Désespérant  d'arriver  directement  à  la  conaèatation  de  ces  béné- 
fices agricoles,  le  projet  de  loi  admet  un  forfait  :  les  bénéfices  de 
l'exploitant  seront  considérés  comme  égaux  au  revenu  net  du  sol, 
c'est-à-dire  à  sa  valeur  locative  ou  à  la  rente  de  la  terre.  Or, 
cette  supposition  est  manifestement  inexacte.  Les  Anglais  qui, 
dans  leur  Income  tax,  ont  une  cédule  sur  les  bénéfices  agricoles, 
évaluent  ceux-ci  sur  la  base  de  la  moitié  du  fermage;  pourquoi 
en  France,  pays  de  culture  moins  perfectionnée,  prendrait-on 
-  pour  base  le  fermage  entier?  Si  Ton  consulte  la  dernière  grande 
enquête  agricole,  celle  de  1892,  on  y  voit  (pages  440  et  441)  que 
le  loyer  de  la  terre  en  France  est  évalué  à  2368  millions  de 
francs;  le  capital  d'exploitation  (animaux,  matériel,  semences) 
est  estimé  à  8017  millions,  donnant  lieu  à  un  rendement  de 
400  millions  au  taux  de  5  p.  100  d'intérêts;  si  Ton  en  porte  la 
rémunération  à  10  pour  100,  ce  qui  paraît  largement  suffisant, 
sinon  exagéré,  les  bénéfices  de  l'exploitation  agricole  en  France 
monteraient  à  800  millions  de  francs,  soit  le  tiers  environ  de  la 
rente  de  la  terre.  On  voit  combien  on  e§t  loin  de  l'évaluation  du 
projet  de  loi.    Comment    se   fait-il   que,  dans  l'expérience  de 
Rochy-Condé,  on  ait  domplètement  laissé  de  côté  cet  impôt  nou- 
veau sur  les  bénéfices  agricoles?  Dans   le   cas   de  métayage, 
l'impôt  sur  les   bénéfices  agricoles  rencontrera  des  difficultés 
inextricables,  et  le  projet  de  loi  se  borne   à  cette   mention  : 
«  En  ce  qui  concerne  les  terres  exploitées  à  portion  de  fruits, 
il  est  ouvert  dans  le  rôle  des  articles  au  nom  collectif  du  pro- 
priétaire et  de  l'exploitant.  »  Si  le  législateur,  par  la  substitu- 
tion des  combinaisons  compliquées  du  projet  de  loi  au  régime 
actuel  des  impôts  sur  la  terre,  se  flatte  de  se  concilier  les  classes 
rurales,  il  s'attirera  les  plus  grands  mécomptes. 

Ces  mêmes  mécomptes,  il  les  trouvera  aussi  dans  la  nouvelle 
taxation  des  bénéfices  industriels,  commerciaux  et  professionnels. 


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LE   PROJET   d'impôt   SUR    LE   REVENU.  33 

Le  régime  actuel  des  taxes  sur  ces  catégories  de  revenus  pei 
avoir  divers  inconvéniens,  mais  il  a  le  grand  mérite  de  ne  faii 
aucune  part  à  Tarbitraire  et  à  Tinquisition.  Tout  autre  serait  I 
régime  nouveau  :  on  supprime  tous  les  indices  d'après  lesquel 
la  taxe  est  aujourd'hui  établie,  et  on  laisse  le  champ  absolumer 
libre  à  la  fantaisie  des  commissions  de  taxation.  Or,  commer 
sont  composées  ces  commissions?  Du  percepteur,  agent  tech 
nique,  du  maire  et  de  quatre  personnes  désignées  par  le  préfel 
Ainsi,  c'est  la  politique  qui  déterminera  la  cote  que  Ton  devr 
payer;  le  préfet,  chacun  le  sait,  est  par-dessus  tout  un  agent  pc 
litique  auquel  on  demande  de  faire  triompher  dans  les  élection 
le  parti  gouvernemental  ;  le  maire  est  souvent  aussi  un  homm 
de  parti;  les  infortunés  contribuables  seront  livrés,  pieds  e 
poings  liés,  à  des  politiciens;  il  y  aura,  suivant  un  classemer 
qui  fit  beaucoup  de  bruit  il  y  a  deux  ou  trois  ans,  le  côté  d 
Corinthe,  c'est-à-dire,  de  ceux  du  «  bon  parti,  »  et  le  côté  d 
Garthage,  ceux  du  «  mauvais  parti;  »  on  abaissera  la  cote  de 
Corinthiens,  on  élèvera  celle  des  Carthaginois.  Les  imposable 
seront  .tenus,  si  on  les  en  requiert,  de  fournir  par  écrit  tous  le 
renseignemens  de  nature  à  faire  connaître  les  conditions  mat^ 
rielles  d'exercice  de  leur  profession  ;  mais  rien  ne  dit  dan^  1 
projet  que  la  Commission  soit  obligée  de  requérir  ces  renseigne 
mens;  il  lui  est  loisible  de  taxer  «  au  jugé,  »  comme  on  dit 
d'après  la  «  commune  renommée,  »  comme  on  dit  encore 
«  Dans  le  cas  de  réclamation  contentieuse  (article  37),  les  récla 
mans  sont  tenus  de  justifier  leurs  prétentions  par  la  présenta 
tion  d'actes  authentiques,  de  livres  de  commerce  régulièremen 
tenus  ou  de  tous  autres  documens  susceptibles  de  faire  preuve. 
Ainsi,  l'on  aboutit  quasi  fatalement  à  la  communication  de 
livres.  Notons  à  ce  sujet  que,  à  Rochy-Condé,  un  contrôleu 
déclara  courageusement  et  ingénieusement  à  la  Commission  de 
réformes  fiscales  que  cette  communication  des  livres  qui  offr 
beaucoup  d'inconvéniens  pour  certains  contribuables  peut  n'offri 
que  'des  bases  très  inexactes  pour  l'assiette  de  l'impôt  ;  prenant  1< 
cas  d'un  meunier  d'une  petite  commune  de  son  district,  qu 
traitait  80  sacs  de  blé  par  jour,  il  lui  suffirait,  disait-il,  de  porte 
sur  ses  livres  l'achat  de  ces  sacs  régulièrement  à  0  fr.  50  au 
dessous  du  prix  réel,  ce  que  permettent  les  fluctuations  des  mar 
chés,  pour  réduire  de  12  000  francs  par  an  son  bénéfice  appa 
rent.  Le  projet  d'assiette  de  l'impôt  sur  les  industriels  et  le 
TOME  xixix.  —  '1907.  22 


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338  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

commerçans  par  des  Commissions  en  grande  partie  politiciennes, 
en  dehors  de  toute  base  fixe  et  uniforme,  a  soulevé  une  répulsion 
générale  parmi  les  assujettis  (1). 

Le  mode  de  taxation  des  professions  libérales  et  autres  non 
patentées  (7«  catégorie)  n'a  pas  excité  moins  de  réprobation  : 
«  Toute  personne  jouissant  de  revenus  imposables  au  titre  de 
la  septième  catégorie  est  tenue  de  remettre  chaque  année,  dans  le 
courant  du  mois  de  janvier,  au  contrôleur  des  contributions  di- 
rectes une  déclaration  détaillée  de  ses  revenus  accompagnée  de 
toutes  les  justifications  nécessaires  pour  en  établir  l'exactitude.  » 
Quelles  seront  ces  justifications  qu'auront  ainsi  à  produire  les 
médecins,  avocats,  architectes,  artistes,  écrivains,  ingénieurs, 
dont  beaucoup  ont  des  émolumens  singulièrement  variables  et, 
d'ailleurs,  infiniment  morcelés  ? 

L'intrusion,  l'inquisition,  l'arbitraire  s'étalent  dans  chaque 
catégorie  du  projet  de  loi;  mais  c'est  surtout  en  ce  qui  concerne 
les  valeurs  mobilières  que  ces  vices  arrivent  à  un  complet  épa- 
nouissement. On  exige  que  toute  personne  ayant  des  valeurs 
mol)ilières  étrangères  souscrive  «  dans  les  trois  premiers  mois 
de  l'année,  au  bureau  de  l'enregistrement  la  déclaration  du 
montant  total  de  ses  dividendes,  intérêts,  arrérages  ou  produits 
encaissés  au  cours  de  l'année  précédente.  »  Puis,  comme  on  tient 
ces  déclarations  pour  suspectes,  on  établit  l'exercice  permanent 
chez  les  banquiers  de  toute  catégorie,  ainsi  que  chez  tous  les 
intermédiaires  quelconques  s'occupant  de  la  gestion  de  fortunes 
ou  de  placemens.  Voici  d'abord  l'édifiant  article  81  :  «  Les  so- 
ciétés de  crédit  françaises  qui  possèdent  des  établissemens  à 
l'étranger,  et  les  sociétés  étrangères  établies  en  France  devront 
tenir,  au  siège  principal  de  la  société  en  France,  des  répertoires 
où  seront  mentionnés  dans  le  premier  mois  de  chaque  semestre, 
pour  le  semestre  échu,  soit  les  dépôts  de  titres  ou  dépôts  de 
sommes  à  vue  effectués  au  nom  de  personnes  domiciliées  en 
France,  soit  les  comptes  courans  de  chèques  ou  comptes  cou- 
rans  de  toute  nature  ouverts,  au  nom  de  personnes  domiciliées 
en  France,  dans  leurs  établissemens  à  l'étranger.  Ces  répertoires 
doivent  indiquer  le  nom  et  le  domicile  des  titulaires  des  dépôts 

(1)  Mentionnons  qu'une  enquête  locale,  faite  par  le  journal  Le  Matin  (voyez  son 
numéro  du  21  avril  1907),  parmi  les  petits  commerçans  des  dernières  classes  de 
patentés  a  prouvé  que  ceux-ci  seraient,  en  général,  sensiblement  plus  grevés  par 
le  nouvel  impôt  sur  le  revenu  que  par  le  régime  actuel. 


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LE   PROJET  d'impôt   SUR    LE    REVENU.  339 

OU  comptes,  et  la  nature  des  dépôts  ou  comptes.  Les  préposés  de 
l'enregistrement  sont  autorisés  à  prendre  connaissance  de  ces 
répertoires,  et  sur  leur  réquisition  les  sociétés  seront  tenues  de 
leur  fournir,  dans  un  délai  d'un  mois,  une  copie  certifiée  conforme 
desdits  comptes  de  dépôts  ou  comptes  courans,  »  Qu'on  médite 
cet  article  81  ;  la  conséquence  en  est  évidente  :  c'est  que  les 
sociétés  de  crédit  françaises  ou  étrangères,  aussi  bien  pour  leurs 
agences  à  l'étranger  que  pour  leurs  établissemens  en  France, 
en  même  temps  qu'elles  enverront  en  janvier  et  juillet  à  leurs 
cliens  le  relevé  de  leur  compte  semestriel,  seront  tenues  d'en 
fournir  une  «  copie  certifiée  conforme  »  aux  préposés  de  Tenre- 
gistremcnf.  Ainsi,  ce  n'est  pas  seulement  de  toutes  les  recettes, 
c'est  aussi  de  toutes  les  dépenses  des  contribuables  que  l'État 
sera  minutieusement  informé;  rien  quasi  de  leur  vie  ne  lui 
échappera.  Voilà  à  quel  régime,  cent  et  quelques  années  après  la 
Révolution  française,  on  assujettit  les  citoyens  français.  Non 
moins  vexatoire  et  inquisitorial  est  l'article  82  :  il  ne  s'agit  plus 
ici,  comme  dans  le  précédent,  des  seules  sociétés  de  crédit,  mais 
de  tous  les  banquiers  en  général  :  «  Tous  banquiers  et  sociétés  de 
crédit  françaises,  ainsi  que  tous  banquiers  et  sociétés  de  crédit 
étrangères  établies  en  France  devront  tenir,  dans  chacun  de 
leurs  établissemens,  un  répertoire  sur  lequel  ils  enregistreront, 
jour  par  jour,  tous  envois  soit  de  fonds,  soit  de  titres  ou  cou- 
pons de  valeurs  mobilières  adressés  à  l'étranger  par  des  per- 
sonnes résidant  en  France  pour  y  être  déposés  ou  encaissés  chez 
un  banquier  ou  dans  un  établissement  de  crédit.  Le  répertoire 
indiquera  le  nom  et  le  domicile  du  propriétaire  des  fonds  ou  va- 
leurs, le  montant  des  fonds,  la  désignation  du  banquier  et  de 
l'établissement  dépositaires.  Les  préposés  de  l'enregistrement 
sont  autorisés  à  prendre  connaissance  de  ce  répertoire.  »  Suit  la 
mention  des  pénalités.  Ainsi  aucun  mouvement  soit  d'espèces, 
soit  de  titres,  ne  pourra  avoir  lieu  entre  la  France  et  l'étranger, 
sans  qu'on  en  donne,  jour  par  jour  y  connaissance  au  fisc.  Les 
étrangers  résidant  ou  passant  en  France,  tout  aussi  bien  que  les 
Français,  seront  soumis  à  cette  surveillance  constante.  L'ar- 
ticle 83  étend  cet  exercice  des  agcns  du  fisc  à  «  quiconque  fait 
profession  ou  commerce  habituel  de  recueillir,  encaisser,  payer 
ou  acheter  des  coupons,  chèques,  ou  tous  autres  instrumens 
de  crédit  créés  pour  le  paiement  des  dividendes,  intérêts, 
arrérages,  etc.,  »  et  s'applique  notamment  aux  «  banquiers, 


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340  UEVXMi:   DES    DEUX    MONDES. 

escompteurs,  changeurs,  agens  de  change,  notaires,  huissiers, 
receveurs  de  rentes,  »  tous  spécialement  désignés  dans  ledit 
article. 

Jamais,  croyons-nous,  la  fiscalité  n'a  poussé  aussi  loin  l'in- 
quisition et  n'a  assujetti  à  une  surveillance  aussi  minutieuse  et 
aussi  constante  tous  les  banquiers  et  agens  d'affaires  quelconques. 
Pour  découvrir  les  infractions,  TEtat  déclare  qu'il  recourra  à 
tous  les  moyens  et  à  tous  les  procédés  d'investigation;  voici,  en 
effet,  l'article  30  :  «  Les  contraventions  aux  prescriptions  con- 
tenues dans  l'article  25  pourront  être  constatées,  en  toute  circon- 
stance, au  moyen  de  procès-verbaux  dressés  par  les  agens  de 
l'enregistrement,  les  officiers'de  police  judiciaire,  les  agens  de  la 
force  publique,  ceux  des  contributions  directes,  des  contribu- 
tions indirectes,  des  douanes  et  des  postes.  »  C'est  le  cas  de  dire  :  m 
cauda  v€nenum;\eL  mention  des  agens  des  postes  indique  nette- 
ment que  le  gouvernement  se  propose  de  violer  le  secret  des 
correspondances;  la  mention  des  agens  des  douanes  fait  sup- 
poser que  ceux-ci  seront  chargés  de  vérifier  si,  dans  les  bagages 
et  peut-être  même  sur  la  personne  des  voyageurs,  il  n'y  a  pas  de 
litres  qui  sortent  de  France  ou  de  l'argent,  dont  on  exigera 
l'indication  d'origine,  qui  entre  en  France.  Voilà  à  quelles  vilenies 
s'abaisse  l'État  dans  son  dessein  de  traquer  le  contribuable.  Sans 
doute,  il  ne  s'en  tiendra  pas  là;  Tarticle  29  le  suggère:  »  Lorsque 
l'administration,  par  un  moyen  quelconque ^  aura  eu  connais- 
sance d'une  infraction  etc.  ;  »  ces  mots  «  par  un  moyen  quel- 
conque »  lai